Préface :
Ce premier semestre 2024 a été marqué par l’impact politique croissant au sein des sociétés européennes des recompositions brutales de l’ordre international qui se concentrent à nos portes. Nous vivons en effet une rupture qui, à la différence des crises passagères qui ont secoué le système international depuis quatre décennies, ne nous permettra pas de retrouver les équilibres qui prévalaient encore il y a une
dizaine d’années ; les rapports de puissance, l’organisation économique, la définition des règles internationales et même les valeurs qui les inspirent sont en train d’être métamorphosés sous nos yeux. Ces changements brutaux qui modifient de façon irréversible le cadre stratégique qui nous entoure, apportent leur lot de tensions et de violences mais également d’opportunités pour les pays qui savent en tirer profit. Les champs de forces Est-Ouest et Sud-Nord que nous avions décrits dans notre préface de janvier se sont accrus et placent l’Europe à l’épicentre des tensions qui animent les Etats et les populations. Les rivalités géopolitiques qui opposent d’un côté les puissances eurasiatiques, autocratiques et continentales et de l’autre les Etats-Unis, associés aux démocraties maritimes se sont accrues et
placent l’Europe en première ligne face à la Russie, sur le front ukrainien et sur le front indirect que représente désormais l’Afrique. Les ressentiments des populations du Sud à l’égard de leur voisins riches perçus comme indifférents et matérialistes se sont également renforcés sous l’action d’une guerre informationnelle de plus en plus efficace et en raison de l’aspect paradigmatique du conflit israélo-palestinien. Ces champs de forces Est-Ouest et Sud-Nord placent l’Europe en position de vulnérabilité que ses populations commencent à percevoir. Cette porosité entre les enjeux extérieurs et intérieurs est un signe des temps qui résulte des flux de populations, d’informations et d’intérêts économiques. Elle est aussi la marque de la guerre informationnelle qui fait rage et qui fragilise les sociétés ouvertes et démocratiques. Il n’est donc pas surprenant que les citoyens européens et français ressentent
de plus en plus les impacts des ruptures brutales à Est vs Ouest, Sud vs Nord :
l’Europe à l’Epicentre des tensions l’œuvre. L’absence de stratégie politique claire face à ces bouleversements favorisent les réactions épidermiques qui s’attaquent plus aux conséquences qu’aux causes et qui sans surprise sont portées par les partis les plus radicaux. Les élections européennes de juin et législatives françaises de juillet ont illustré cette tendance. La poussée populiste qui se poursuit dans l’Union Européenne se construit sur la crainte de la progression d’une migration incontrôlée qui importerait dans nos sociétés les ressentiments des populations du Sud. Ce sujet devient de plus en plus clivant et les deux principaux blocs politiques se construisent autour de cette thématique : l’extrême droite dénonce le risque d’importer les antagonismes et leurs conséquences, tandis que l’extrême gauche élabore au contraire un référentiel idéologique d’ouverture vers le Sud qui s’exprime particulièrement à l’égard du conflit israélo-palestinien, archétype du combat d’émancipation des populations opprimées par l’Occident. La menace à l’est de l’Europe clive différemment : le centre est plutôt favorable à la résistance à l’expansionnisme russe quand les deux principaux partis issus de l’élection législative française, placés aux extrêmes, revendiquent un apaisement avec la Russie. La nouvelle commission d’Ursula Von Der Layen qui se met en place navigue entre ces tensions. Si le soutien à l’Ukraine est
maintenu dans son principe, la création d’un commissaire dédié à la coopération avec les pays méditerranéens, dissocié des processus d’élargissement tente de prendre en compte la complexité croissante des relations avec notre Sud. Cette clarification a le mérite du réalisme : elle prend acte de la divergence entre les rives et permet d’espérer une relation plus équilibrée entre des modèles qui n’ont pas vocation à se ressembler. Cette radicalisation des électeurs européens, empreinte de passion, exprime une inquiétude assez légitime au regard de la dégradation sécuritaire qui les cerne, à l’est comme au sud.
A l’est de l’Europe, les tensions s’accumulent le long du nouveau rideau de fer qui traverse l’est du continent depuis la Finlande jusqu’à la mer Noire et la Turquie. La guerre en Ukraine piétine et les Russes poursuivent leur grignotage. Le combat se déplace sur le champ diplomatique car tous anticipent, en cas d’élection de Donald Trump en novembre, un désengagement américain que le choix de James David Vance comme colistier semble confirmer. Volodymyr Zelensky essaie d’élargir la base internationale
de ses soutiens. Le sommet sur la paix de juin en Suisse a donné des résultats mitigés : aucun pays des « BRICS plus » n’a accepté de se joindre à la déclaration finale pourtant très allégée. De la même façon, le sommet du 75ème anniversaire de l’OTAN en juillet n’a validé qu’un soutien défensif (missiles Patriot, chasseurs F16, 40 milliards d’Euros mais pas de décision sur les capacités de frappes dans la profondeur), marquant ainsi une sorte de lassitude aux Etats-Unis comme en Europe. Le Président ukrainien, conscient que le temps ne travaille plus pour lui, envisage une nouvelle réunion, avec la Russie cette fois, et évoque désormais une option diplomatique. De son côté, Vladimir Poutine renforce son partenariat militaire avec la Corée du Nord et durcit sa stratégie de communication vers « la majorité mondiale » qu’il oppose à l’Occident. La fin de l’année devrait être dure pour l’Ukraine et indirectement pour les Européens qui
auront démontré leur incapacité à tenir une ligne ferme en l’absence du soutien des Etats-Unis.
Au Sud, la guerre à Gaza se prolonge, alimentée par le refus du Hamas d’accepter le plan de trêve américain et par la tentation de Benjamin Netanyahou de prolonger le conflit le plus longtemps possible pour retarder la commission d’enquête qui le menacera dès la fin des hostilités. Tsahal s’est engagé dans une opération de « nettoyage » dans la zone de Rafah mais frappe également les résurgences dans le nord de la bande de Gaza. Cette opération d’ampleur plus réduite pourrait durer plusieurs mois et permettre aux Israéliens de reporter leur attention sur leur frontière nord. Car outre le Hamas, Israël doit gérer sa confrontation avec le Hezbollah perçu comme une menace encore plus grande et dont les stratèges israéliens savent qu’ils devront l’affronter un jour ou l’autre. Israël se place également dans le cadre de l’évolution du rapport de force avec Téhéran qu’a démontré l’attaque iranienne massive du 13 avril, inédite dans l’histoire des deux pays. Les élites sécuritaires israéliennes ont intégré le fait qu’Israël pouvait désormais disparaître, ce qui explique leur relative indifférence aux injonctions américaines et européennes. La victoire de Massoud Pezeshkian à l’élection Présidentielle iranienne de juillet, représentant de l’aile « réformatrice » de l’establishment politique et clérical de la République islamique, n’est pas nécessairement un gage de sécurité pour Israël car elle pourrait, en ouvrant un espace de dialogue entre Téhéran et Washington, affaiblir encore un peu plus le soutien américain dont Tel-Aviv bénéficie. Là encore, l’élection américaine en fin d’année sera déterminante. La signature à Pékin d’un accord de réconciliation interpalestinienne impliquant le Hamas et le Fatah et le quatrième discours le
lendemain de Benjamin Netanyahou au congrès américain (record dans l’histoire des Etats-Unis), s’ils ne seront pas nécessairement déterminants, illustrent que ce conflit Nord-Sud s’intègre de plus en plus dans le champ des rivalités Est-Ouest. En Afrique la situation sécuritaire se dégrade et il est significatif que ce continent héberge les deux pays qui ont augmenté le plus fortement au monde leur budget de Défense : la République démocratique du Congo (plus 105%) et le Soudan du sud (plus 78%). La guerre oubliée au Soudan continue de faire rage et menace désormais de déborder en République centrafricaine. Au Sahel, les attaques djihadistes imposent l’intervention de mercenaires russes au côté des troupes régulières qui
semblent se soutenir mutuellement. Une telle configuration serait la matérialisation du pacte de l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Le souverainisme voire le nationalisme revendiqué par le courant panafricaniste au Sahel est également porté par les nouvelles autorités sénégalaises : le discours virulent envers la France prononcé par le Premier ministre Ousmane Sonko en mai augure d’une ferme volonté de redéfinir les relations avec la France. Enfin, la présence croissante sur le continent d’acteurs non occidentaux se poursuit, avec l’arrivée remarquée sur le continent de la compagnie militaire privée Sadat, proche du Président turc R.T. Erdogan, qui pourrait jouer à l’avenir un rôle croissant, dans la foulée de celui qu’elle
a joué en Libye et en Azerbaïdjan. Cette dégradation sécuritaire à nos portes va croitre. Son impact sur les sociétés européennes également. Il semble important que les politiques français et européens s’emparent de ce sujet majeur et proposent aux citoyens une grille d’analyse et une stratégie qui puissent donner un
cap et qui permettent de quitter une posture étroitement réactive qui donne l’impression d’être condamné à subir. Cette prise en compte représente un défi intellectuel pour les Européens : le monde qui advient n’est pas celui que nous attendions, sa brutalité nous surprend et nous pensions avoir dépassé les concepts qu’il véhicule : le phénomène religieux, le nationalisme assumé et l’imposition du rapport de force. L’objectif de la FMES est de participer à cette prise de conscience collective et citoyenne car le temps est revenu d’être lucide, imaginatif, courageux et également généreux.
Bonne lecture.
Pascal Ausseur
Directeur général de la FMES
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