PERSPECTIVES STRATÉGIQUES 2022-2 : CONSÉQUENCES DE LA GUERRE EN UKRAINE

Préface

Par Pascal Ausseur, directeur général de l’institut FMES

LA GUERRE EN UKRAINE : UN TEST POUR L’EUROPE ET LA FRANCE

Le conflit en Ukraine se prolonge, de plus en plus éloigné du scénario de guerre éclair imaginé par Vladimir Poutine. Ce second semestre 2022 a été marqué par la contre-offensive surprise des forces ukrainiennes, à l’est dans le Donbass, mais également au sud avec la reprise de Kherson. Le renseignement américain, les équipements occidentaux, mais surtout le courage, la volonté de vaincre et l’implication totale de la société ukrainienne dans ce combat existentiel pour cette jeune nation font la différence et posent la question d’une désormais possible défaite russe. Cette possibilité, certes moins probable qu’un enlisement, mérite qu’on s’y arrête.

Si tel était le cas, qu’elles en seraient les conséquences ? Plusieurs hypothèses circulent qui s’appuient sur l’histoire russe. Elles vont d’une fissure de plus dans un système vermoulu, à l’image de la défaite face au Japon en 1905, au changement de régime comme ceux provoqués par les déroutes de 1917 face à l’Allemagne et de 1989 face aux Talibans. Les possibilités d’une dérive du type nord-coréenne du régime qui se bunkeriserait autour d’un clan, d’une vassalisation par la Chine ou bien d’une évolution anarchique à la somalienne sont également évoquées. Tous ces scénarios doivent être analysés en tenant compte de la caractéristique majeure de la puissance russe : elle dispose d’une capacité de frappe nucléaire sans égale avec plus de 4000 têtes nucléaires opérationnelles. Si rien n’indique que Vladimir Poutine ou ses généraux seraient prêts à entrer dans un scénario d’escalade aux conséquences incalculables, l’hypothèse d’une situation, même transitoire, de chaos interne fait froid dans le dos à cet égard.

En tout état de cause, quelle qu’en soit l’issue, cette guerre de haute intensité qui dure et se durcit confirme notre entrée dans un monde qui, s’il n’est pas un simple retour en arrière historique, clôt pour de bon la période d’apesanteur stratégique qui était la nôtre depuis une trentaine d’années. Le rapport de force entre grandes puissances est de retour et le jeu sera dominé par le duopole constitué des États-Unis, enterrés un peu vite après la débâcle afghane, et de la Chine qui a perdu de sa superbe mais certainement pas de ses ambitions.

Cette guerre froide d’un nouveau genre (puisque les interdépendances sont extrêmement fortes entre les deux rivaux) suscite un réflexe d’alignement chez les pays vulnérables à la recherche d’un protecteur. C’est le cas, au profit des États-Unis, des cibles potentielles de la Russie à l’est de l’Europe (pays baltes, Pologne, Finlande, Suède) et des cibles potentielles de la Chine en Asie (Japon, Corée, Australie, Philippines). Elle ouvre au contraire des opportunités pour les puissances moyennes ambitieuses qui voient de nouvelles options se dessiner qui permettent de multiplier les soutiens, de faire jouer les concurrences et d’exploiter les espaces laissés vacants par les deux grands. C’est le cas de la Turquie, des monarchies du Golfe, de l’Iran, d’Israël ou de l’Inde. Elle impose enfin au plus grand nombre, trop faibles pour soutenir une stratégie autonome, de courber le dos et de ménager les deux maîtres du monde en espérant de ne pas trop faire les frais de leurs tensions. Les pays africains, asiatiques et d’Amérique latine, de même que certains États du Moyen-Orient tentent ainsi coûte que coûte de préserver leurs relations stratégiques avec les deux grands. Leurs abstentions à l’ONU en témoignent.

Dans ce nouveau jeu, la France et l’Europe n’ont pas encore fait leur choix. D’un côté, la solidarité avec l’Ukraine, la rupture assumée avec Vladimir Poutine, la référence à l’électrochoc et au sursaut face au « retour du tragique » pour reprendre l’expression du président de la République Emmanuel Macron, pourraient indiquer que l’heure est à la lucidité, à l’effort et au combat. De l’autre, la recherche du parapluie américain, le désengagement européen du flanc sud (Afrique, Méditerranée, Proche-Orient, Caucase) et les priorités politiques accordées aux sujets intérieurs (sociaux et sociétaux) donnent l’impression d’un retrait des affaires du monde. Si tel était le cas les conséquences seraient désastreuses tant la posture des pays européens est structurellement instable.

La région du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient qui compose notre voisinage sud est en effet une illustration de ces évolutions radicales qui renforcent les tensions et les initiatives agressives à notre égard. L’impact des guerres régionales, de la pandémie de Covid, de la guerre d’Ukraine, de la crise économique globale et de l’inflation structurelle fragilisent une grande partie des pays du sud. C’est le cas dans notre région de prédilection de la Tunisie, de la Libye, de la Syrie, du Liban, de l’Irak et du Yémen. La fragilité de ces États, la déstabilisation de leur société travaillée par des forces antagonistes souvent manipulées de l’extérieur et l’impact des flux migratoires, notamment subsahariens pour les Africains et afghans pour les Levantins, créent une situation explosive à notre voisinage. La Russie, en difficulté au Nord, utilise le Sud pour fragiliser l’Europe en soufflant sur les braises anti-occidentales déjà attisées par une propagande turque et chinoise.

La Turquie de son côté exploite au mieux sa situation de pivot en se rendant indispensable, à la fois à l’OTAN en tant que gardien du Bosphore et à la Russie en tant que sas économique vers l’Occident. Cette double dépendance laisse à Recep Tayip Erdogan les mains libres pour achever le travail de prise d’ascendant sur son voisinage. Il peut désormais mettre sous tutelle le Haut-Karabakh avec son allié azerbaïdjanais Ilham Alliyev au détriment des Arméniens, contrôler le nord de la Syrie aux dépens des Kurdes et renforcer la pression en Méditerranée orientale à l’encontre des Grecs et des Chypriotes. Les élections de mai 2023 en ligne de mire, le président turc espère que cette politique de puissance, très populaire dans sa population, éclipsera les difficultés économiques.

L’Iran a de son côté définitivement renoncé à relancer l’accord du JCPOA sur le nucléaire : trop d’avancées techniques sur lesquelles il était difficile de renoncer, trop d’incertitudes sur la stabilité de la position de Washington et trop de volatilité stratégique pour s’engager fermement dans un accord avec une puissance américaine devenue moins fiable et par là même moins incontournable. Le partenariat économique de 25 ans avec la Chine ayant été mis sur les rails en début d’année, c’est vers la Russie que s’est retourné Téhéran depuis l’été, en particulier dans le domaine militaire en échangeant des drones immédiatement disponibles sur le front ukrainien avec des chasseurs de dernière génération susceptibles à moyen terme de s’opposer à ses rivaux régionaux.

Les monarchies du Golfe profitent quant à elles de l’autonomie retrouvée et du délice de picorer entre les puissances en recherche d’influence : l’Arabie saoudite n’a pas augmenté sa production de pétrole malgré la demande de Joe Biden, pourtant venu à Riyad comme à Canossa pour se réconcilier avec Mohammed Ben Salmane et assurer que les États-Unis ne laisseraient pas de vide dans la région susceptible d’être comblé par la Chine, la Russie ou l’Iran. L’invitation officielle du prince émirien Mohammed Ben Zayed à Washington n’a pas empêché ce dernier d’aller au contraire à Moscou échanger sur les sujets régionaux et d’inviter Bachar el Assad à Abou Dabi pour son premier déplacement hors de Syrie depuis 2011. La visite officielle de Xi Jinping à Riyad, invité au Conseil de Coopération du Golfe et au premier sommet sino-arabe est une autre forme de pied de nez à un Occident perçu comme velléitaire et faible.

Ainsi dans la contestation géopolitique qui s’amorce, les Américains et surtout les Européens semblent fragiles, en dépit de l’heureuse surprise qu’a représenté leur réaction face à l’agression russe. Pour autant, leurs opposants autoritaires ont montré de leur côté leur vulnérabilité interne. Si les populations africaines et arabo-musulmanes ont confirmé leur anti-occidentalisme croissant en prenant fait et cause pour Vladimir Poutine, il est intéressant d’observer les protestations populaires contre les régimes bien établis en Iran et en Chine. Malgré un contrôle social particulièrement sévère, et peut-être à cause de celui-ci, ces mouvements s’appuient sur des références occidentales explicites pour revendiquer la liberté et l’égalité des conditions, bases du modèle démocratique[1].

C’est donc un combat global qui est entamé. Il se situe d’abord sur le plan du rapport de force entre États, dans lequel les États européens doivent répondre coup pour coup et montrer leur détermination à relever le défi de la prise d’ascendant, qu’il soit économique, militaire ou politique. Il se situe également dans le domaine des idées et des représentations. Dans ce domaine nous avons un modèle à défendre et à promouvoir, celui de la liberté, de l’égalité et de la générosité. C’est en cela que la guerre d’Ukraine a valeur de test : elle nous confronte à notre capacité à nous défendre, économiquement, socialement et militairement mais également intellectuellement et philosophiquement. Si nous laissons le Kremlin l’emporter, tous ceux qui rêvent de revanche face aux Européens seront tentés de s’engouffrer dans la brèche et nous en paierions le prix.


[1] Relire « De la démocratie en Amérique » d’Alexis de Tocqueville. Pourquoi le modèle occidental est-il tant détesté aujourd’hui ? »

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