RELIRE « DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE » D’ALEXIS DE TOCQUEVILLE. POURQUOI LE MODÈLE OCCIDENTAL EST-IL TANT DÉTESTÉ AUJOURD’HUI ?

Pascal AUSSEUR, directeur général de l’institut FMES

Le modèle occidental remis en question

Un des points essentiels qui structurent les relations internationales aujourd’hui, lorsqu’on s’intéresse à la question des représentations, c’est-à-dire à la question des clés de compréhension du monde, est celui de la désoccidentalisation. En effet, contrairement à nos attentes, une partie croissante de la population mondiale rejette les valeurs qui ont structuré la pensée occidentale depuis deux cents ans et qui semblaient, il y a encore quelques années, appelées à être adoptées par l’humanité. Au cœur de ces valeurs occidentales réside l’idée « d’égalité fondamentale entre les individus » qui est apparue à la fin du XVIIIème siècle. Ce concept d’égalité, moteur de la révolution sociale, économique et politique a fécondé l’essor de l’Europe puis des Etats-Unis, puis de l’Occident. La domination conceptuelle de l’Occident qui en a découlé a connu une forme d’apogée à la suite de la chute de l’URSS, suscitant l’hubris américaine qui a précipité son déclin. Elle est aujourd’hui questionnée, autant en Occident que par l’essentiel du « Sud global ».

Le modèle occidental fondé sur la primauté de l’individu, l’état de droit et la libre entreprise, aboutissant au progrès et à la démocratie, est ainsi confronté à une remise en cause brutale et même à une hostilité croissante. Celle-ci se manifeste dans les pays organisés autour d’un autre modèle mais également au sein même des sociétés démocratiques. Décadent pour Vladimir Poutine, individualiste pour Xi Jinping, matérialiste pour Narendra Modi, immoral pour Ali Khamenei, ce modèle est rejeté également en son sein en raison des déséquilibres sociaux et environnementaux qu’il est accusé de créer.

Le modèle occidental est-il condamné ? La primauté de l’individu qui le fonde conduit-il inexorablement à l’échec ? Le développement technologique, scientifique et économique qu’il a apporté pourrait-il s’appuyer sur un autre modèle ? Les êtres humains peuvent-ils véritablement aspirer à autre chose qu’à leur bien-être personnel ? Existe-t-il une alternative au conflit de primauté entre l’intérêt collectif imposé et l’intérêt individuel égoïste ? Toutes ces questions sont sous-tendues par les débats qui se font jour dans le conflit ukrainien, dans les révolutions arabes, les mouvements sociaux en Iran, la question de Taiwan, la question néocoloniale en Afrique, la cancel culture américaine ou les « gilets jaunes » en France.

Pour leur répondre, il faut repartir à la source du concept de la démocratie moderne. Lorsque les ruptures historiques apparaissent, certains contemporains ont, dès leur phase initiale, l’intuition de leur impact et la prescience du nouveau monde qu’elles ouvrent. C’est le cas d’Alexis de Tocqueville qui a identifié et conceptualisé à ses prémices le moteur intellectuel qui a mis en branle les sociétés occidentales. En analysant la jeune démocratie américaine au début des années 1830, il a identifié au sein de ce qui s’apparentait à un laboratoire social et politique presque parfait, le phénomène « d’égalisation des conditions » comme fondement du phénomène de développement social, économique et politique qui a permis l’occidentalisation du monde durant deux siècles. Son analyse est stupéfiante de préscience. Le deuxième tome de « De la démocratie en Amérique » publié en 1840 a réussi, à travers l’étude de l’impact de la démocratie sur la société américaine, à en percevoir la substantifique moelle et à en déterminer son influence sur les mœurs, la culture et les idées. Alexis de Tocqueville a ainsi mis en évidence dès 1840 les ressorts de la polémique qui anime le débat stratégique actuel : le modèle occidental, aussi performant et séduisant qu’il semble être, est-il souhaitable et exportable compte-tenu de ses limites et ses dangers ?

La force de l’Occident : l’égalité

Pourquoi le modèle démocratique a-t-il connu autant de succès ? d’abord parce qu’il fonctionne mieux que les autres, souligne Tocqueville. Et cette performance est lié au concept d’égalité. Après deux cents ans de digestion intellectuelle et culturelle, il est difficile de mesurer aujourd’hui dans nos pays occidentaux l’impact de la rupture intellectuelle qu’a représenté le concept d’égalité des conditions, initié par les Lumières et qui s’est matérialisé dans la Révolution française et la démocratie américaine. Cette rupture a émancipé les individus de leur classe sociale héréditaire qui jouait depuis des siècles, à tout point de vue, à la fois un rôle de protection et d’enfermement. Il est ainsi progressivement devenu presqu’impossible pour un Européen d’envisager l’Autre, qu’il soit concitoyen ou étranger, homme ou femme, comme différent par essence. Pourtant, il suffit d’observer les rejets de cette représentation du monde en Russie, en Chine, en Inde, dans les pays musulmans ou africains pour réaliser que cette norme est réellement spécifique, tout particulièrement s’agissant les relations hommes-femmes.

En quoi l’égalité favorise-t-elle l’efficacité d’une société ? L’organisation sociale classique des groupes humains est fondée sur ce que Tocqueville appelle le modèle « aristocratique », qui reste en vigueur aujourd’hui dans les sociétés autocratiques ou traditionnelles. Elle privilégie l’inégalité structurelle entre les personnes et les groupes, porte naturellement vers le respect des traditions et des opinions de classes qui à la fois enserre l’esprit mais également facilite la vie, rassure et sécurise. Elle favorise en cela la stabilité. L’avènement de la démocratie, qu’apporte l’égalité des conditions, fait que le citoyen « n’en appelle qu’à l’effort individuel de sa raison » pour déterminer son attitude dans la société, au risque d’une insécurité personnelle qui l’oblige à une remise en cause permanente. C’est cette mise en danger qui génère une mobilité intellectuelle, sociale et économique qui à son tour favorise le progrès – toujours orienté vers les améliorations concrètes de la situation des individus – des idées, des sciences et de l’économie. Le membre d’une société démocratique est donc dans l’obligation d’être en continuel mouvement intellectuel, social et professionnel, à la fois pour s’adapter et pour profiter des opportunités qui s’offrent à lui dans un univers sans borne théorique. Ce mouvement tourne naturellement le citoyen vers une activité professionnelle plus importante, plus innovante et plus rémunératrice favorisant les secteurs du commerce et de l’industrie (aujourd’hui on ajouterait de la technologie et des services). « Aux Etats-Unis, les plus grandes entreprises industrielles s’effectuent sans peine, parce que la population toute entière se mêle d’industrie et que le plus pauvre aussi bien que le plus opulent des citoyens unissent volontiers en ceci leurs efforts. […] Ce qui me frappe le plus aux Etats-Unis, ce n’est pas la grandeur extraordinaire de quelques entreprises industrielles, c’est la multitude innombrable des petites entreprises [1]». Force est de constater que la domination technologique, industrielle et économique de l’Occident a validé l’analyse de Tocqueville. Aujourd’hui, à l’heure de la bascule stratégique entre les Etats-Unis et la Chine, une des questions fondamentales qui se pose est la possibilité pour l’économie chinoise de continuer à prospérer dans une structure autocratique, stabilisante mais étouffante, sans pouvoir profiter comme elle l’a fait depuis quarante ans du pillage des innovations occidentales. Tocqueville répondrait probablement par la négative.

Mais le modèle démocratique possède un autre atout : il est particulièrement séduisant au risque même de devenir obsessionnel. Tocqueville identifie un phénomène qui aujourd’hui ne nous surprend plus : la passion de l’égalité induit une recherche effrénée du bien-être individuel qui devient l’objet principal de l’activité humaine. Ainsi note-t-il que « le goût du bien-être forme comme le trait saillant et indélébile des âges démocratiques[2]» et qu’aux Etats-Unis « le soin de satisfaire les moindres besoins du corps et de pourvoir aux petites commodités de la vie y préoccupe universellement les esprits [3]». Le risque de perdre, l’opportunité de gagner et le développement d’une classe moyenne (« la passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de classe moyenne [4]») qui sont caractéristiques des sociétés démocratiques orientent, à travers une forme d’égoïsme intelligent, toute l’énergie des individus et l’efficacité du système vers l’amélioration des conditions de vie.

Aujourd’hui, même les plus hostiles contempteurs de l’Occident reconnaissent, sans en admettre les raisons, que les conditions de vie y sont meilleures que partout ailleurs. La fuite en avant des sociétés occidentales dans la recherche des plaisirs insatiables et les migrations irrésistibles vers les pays occidentaux sont des illustrations de l’attractivité inouïe d’un système orienté vers le bien-être qui semble répondre à une attente universelle. Si Tocqueville a raison, la désoccidentalisation du monde qui s’amorce pourrait s’accompagner d’une dégradation des conditions de vie, en raison de la moindre implication individuelle qui y sera associée.

Les limites du modèle

A la fois plus efficace et plus séduisante que les autres formes d’organisation sociale, la démocratie occidentale devrait, selon toute logique, s’étendre progressivement au monde entier, soit par la supériorité de son modèle dans la compétition internationale, soit par l’attraction qu’elle suscite sur les individus. C’était, assez paresseusement, la logique des adeptes de la fin de l’Histoire promue par Francis Fukuyama : le système occidental, porté par le concept d’égalité des conditions et menant inéluctablement à la démocratie et au marché libre, était mécaniquement condamné à s’imposer de lui-même. Nous devons constater qu’il n’en a rien été et que les maladresses brutales et les échecs militaires des présidents américains dans la gestion de leur période de supériorité stratégique ne sont pas les seules raisons du rejet du modèle occidental par une grande partie des populations et des gouvernants du monde.

Plusieurs motifs de rejet peuvent être identifiés. Le premier est lié au choc que représente la rupture culturelle créée par l’égalité des conditions. Une de ces ruptures est lié au phénomène religieux, car nombreux sont ceux qui, observant l’évolution européenne, identifient « sociétés démocratiques » et « rejet des religions ». Ce lien existe, Tocqueville lui-même soulignait que « dans les temps de lumières et d’égalités, l’esprit humain ne consent[ait] qu’avec peine à recevoir des croyances dogmatiques [5]». Pourtant, il considère que la culture démocratique n’est pas incompatible avec la religion et peut même avoir un effet positif, parce que cette dernière représente un contrepoids face à l’individualisme et au matérialisme et qu’elle canalise le désir d’absolu dans le domaine spirituel, loin du politique. Pour autant, le dogme religieux ne doit pas être incompatible avec la notion d’égalité de principe entre les êtres humains et doit se confiner au domaine spirituel, ce qui explique l’apparition de la démocratie dans des sociétés chrétiennes en voie de sécularisation et rend plus complexe l’adaptation de l’Islam à ce modèle, ce que Tocqueville avait identifié : « Mahomet a fait descendre du ciel, et a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques. L’Evangile ne parle, au contraire, que de rapports généraux des Hommes avec Dieu et entre eux. Hors de là il n’enseigne rien et n’oblige rien à croire.[6]».

Un deuxième frein est lié à la difficulté des sociétés aristocratiques à intégrer le principe même d’égalité qui est au cœur du logiciel démocratique. De façon contre-intuitive, ce rejet n’est pas seulement lié aux classes dominantes qui répugnent à perdre leur ascendant héréditaire. Il peut être également suscité par l’angoisse générée par l’incertitude, la mobilité et la remise en cause continuelle des règles, des situations et des hommes. Associée à une solitude croissante des individus sortis de leur classe ou de leur caste protectrice, cette inquiétude permanente peut être plus aliénante que libératrice pour qui n’a pas été préparé par une maturation intellectuelle collective comme celle qu’a connue l’Europe du XVIème au XVIIIème siècle. Les difficultés observées lors du changement rapide de système qui a été celui des pays de l’Est de l’Europe, pourtant issus de la même matrice intellectuelle que leurs voisins de l’Ouest, après 45 ans de communisme, illustrent cette rupture difficile à accepter pour les classes populaires.

Mais la principale difficulté à laquelle a été confronté la démocratie c’est elle-même. Tocqueville avait parfaitement identifié les travers de ce modèle, souvent inséparables de ses atouts. C’est probablement le domaine où l’analyse tocquevillienne est la plus intéressante ; discréditée au XXème siècle, du temps de l’Occident conquérant, au motif que l’aristocrate éclairé qu’il était n’arrivait pas à embrasser totalement le modèle égalitaire, il prend aujourd’hui toute sa pertinence car l’essentiel des reproches qui sont faits à l’Occident y sont liés. Tocqueville avait anticipé les critiques concernant l’état d’esprit des sociétés démocratiques, aujourd’hui affublé du qualificatif « décadent » par Vladimir Poutine, Hugo Chavez ou Xi Jinping : le rôle dominant de l’argent, l’obsession du bien-être, la marchandisation du monde (« toute méthode nouvelle qui mène par un chemin plus court à la richesse, toute machine qui abrège le travail, tout instrument qui diminue les frais de production, toute découverte qui facilite les plaisirs et les augmente, semble le plus magnifique effort de l’intelligence humaine[7]»), le matérialisme (« la démocratie favorise le goût des jouissances matérielles »[8]), le court-termisme (en démocratie « […] le présent grandit ; il cache l’avenir qui s’efface et les hommes ne veulent changer qu’au lendemain. »[9]).

Tocqueville avait également mentionné les relations complexes que pouvaient entretenir les démocraties avec les autres pays, tant reprochées aux Etats-Unis par les pays du Sud, en soulignant leur sentiment de supériorité sur les autres systèmes et « la vanité inquiète et insatiable » et même « querelleuse » des peuples démocratiques[10]. Il a pointé l’inégalité sociale qui accompagne l’égalité des conditions, la perte de contrôle dans la recherche effrénée de l’égalité, y compris au détriment de la liberté (« ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage[11]». Il a alerté sur l’individualisme qui risque de détruire la société de l’intérieur (« non seulement la démocratie fait oublier aux hommes ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur[12]»), qui résonne particulièrement après l’assaut du Capitole américain de janvier 2021.

Réformer le modèle pour le sauver

A la lecture de « De la démocratie en Amérique » il n’est donc pas surprenant que les pays démocratiques aient si bien réussi et soient, pourtant, dans une si mauvaise posture ; leurs excès étaient en quelque sorte inscrits dans leurs gènes et, emportés par le triomphe de leur modèle à la fin du XXème siècle, ils n’ont pas su garder la juste mesure, pourtant essentielle à sa survie. Le modèle démocratique est-il pour autant condamné ? Peut-être pas. Mais son sauvetage nécessite que les populations qui en profitent réalisent la fragilité de leur système : la démocratie est attaquée par des puissances autocratiques qui craignent la contagion (Russie, Chine, Turquie, Iran…), elle est discréditée par des peuples mal à l’aise avec la rupture culturelle qu’il entraîne (Afrique, monde musulman…) et elle est sapée en interne par ses excès – pourtant prévisibles – qui déstructurent les sociétés (inégalités, fragmentation, cancel culture, culte des minorités, apathie, soumission aux opinions publiques).

L’attrait que suscite encore ce modèle à l’extérieur devrait nous motiver. L’égalité des conditions est en effet une sorte de virus auquel il est difficile de résister lorsqu’on a été contaminé. La chute de l’URSS hier, la résistance des Ukrainiens pour sauver leur modèle aujourd’hui, les mouvements pour l’émancipation des femmes en Iran et pour plus de liberté individuelle en Chine en sont des illustrations. Poutine, Raïssi et Xi Jinping ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils crient au complot de l’Occident. Si les évolutions sociétales dans ces pays prendront du temps et ne peuvent qu’être le fruit d’une lente maturation intellectuelle au sein des sociétés, il est intéressant de noter que, dans le combat des idées qui se déroule aujourd’hui, les défenseurs les plus acharnés du modèle démocratique se trouvent parmi ceux qui en sont privés.

La survie du modèle démocratique dépend donc en final des démocraties elles-mêmes ; elles doivent démontrer que leur système est non seulement efficace mais vertueux et créateur d’harmonie soutenable en interne et avec leurs partenaires. Les sociétés démocratiques doivent donc renouer avec leur histoire, leur culture et leur spécificité, elles doivent recréer en leur sein un horizon spirituel partagé, elles doivent réarticuler une organisation qui favorise le lien social, la responsabilité individuelle et le sentiment d’une destinée commune. On pourrait résumer ce programme en la revivification du concept d’Etat-nation, creuset du modèle démocratique, permettant d’articuler l’universel et le particulier, de profiter des bienfaits d’une société basée sur « l’égalité des conditions » entre ses citoyens, tout en maîtrisant les dérives mortifères qui peuvent en découler. Un Etat-nation ainsi revigoré, peut préserver une organisation démocratique, s’intégrer dans une communauté politique qui partage ses valeurs comme l’Union européenne et coopérer avec des Etats d’une autre nature sans souhaiter les transformer, ce processus ne pouvant être qu’interne. La démocratie libérale, « pire des systèmes à l’exception de tous les autres » d’après Winston Churchill, mérite qu’on la défende contre ses agresseurs et qu’on la préserve de ses propres perversions.


[1] Tocqueville « De la démocratie en Amérique » Tome II GF-Flammarion 1981

[2] Ibid page 35

[3] Ibid page 161

[4] Ibid page 162

[5] Ibid page 32

[6] Ibid page 32 

[7] Ibid page 57 

[8] Ibid page 181

[9] Ibid page 188

[10] Ibid page 278

[11] Ibid page 123

[12] Ibid page 127 

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