VERS LE DURCISSEMENT ACCÉLÉRÉ DES RELATIONS TURCO-ÉGYPTIENNES EN MÉDITERRANÉE ?

Le Président égyptien a officiellement déclaré en juin 2020 que toute nouvelle offensive des forces libyennes pro-turques du Gouvernement d’Accord National (GAN) constituerait une « ligne rouge », pouvant déclencher l’intervention armée des forces égyptiennes en Libye, par simple « légitime défense ». Cette escalade verbale représente dès lors une nouvelle phase dans des relations turco-égyptiennes déjà passablement compliquées. En effet, et outre une histoire commune parfois tumultueuse, le régime égyptien voit dans l’Islam politique incarné aujourd’hui par la Turquie une menace consubstantielle à sa sécurité. Les velléités géopolitiques turques en Méditerranée comme au Moyen-Orient ont également suscité l’ire de la capitale égyptienne qui y voit tant des atteintes insoutenables aux « nations arabes » qu’une remise en cause de sa prétendue « centralité » moyen-orientale. De fait, une sérieuse compétition géopolitique turco-égyptienne se met désormais en place dans l’Est méditerranéen, illustrée par le conflit libyen. Cette concurrence attise toutefois aussi les intérêts des nouvelles puissances « décomplexées » du Moyen-Orient (Russie et Émirats Arabes Unis) qui semblent vouloir profiter de cette instabilité actuelle pour progresser davantage dans cette région.

Quels sont donc les fondements de cette compétition géopolitique turco-égyptienne et quels sont les possibilités de réaction de l’Égypte ? La Russie et les EAU pourraient-ils être finalement les grands gagnants de cette concurrence régionale débridée ?

Des relations turco-égyptiennes traditionnellement compliquées

L’Égypte a été intégrée à l’Empire ottoman en 1517, après la prise du Caire et la Bataille de Ridaniya. L’Égypte est restée alors sous influence ottomane pendant plus de trois siècles. En 1805, Méhémet Ali s’installe au pouvoir avec l’aval des Ottomans et réforme en profondeur le pays. Mais il le dote également d’une large autonomie, entraînant finalement une guerre contre l’Empire ottoman en 1831, qu’il remporta, avant de passer peu à peu sous influence britannique. Cette première séquence compliquée dans les relations entre les deux pays se poursuit, l’Égypte devenant la base arrière des affrontements entre les armées britanniques et ottomanes au cours de la 1ère guerre mondiale. L’entre-deux guerres ayant été plus apaisé, la guerre froide ravive les tensions, en fonction des différentes « allégeances » effectuées par les deux pays (la Turquie, membre de l’OTAN étant proche des États-Unis et l’Égypte de Nasser puis Sadate optant pour le camp soviétique). Le rapprochement égyptien vis-à-vis du camp occidental en 1979 conduit un temps à un réchauffement des relations turco-égyptiennes avec notamment la conclusion de plusieurs accords dans le domaine énergétique à la fin des années 90. En 2012, un représentant des Frères Musulmans, Mohammed Morsi, est élu à la tête de l’Égypte… ce qui ne manque pas d’être vécu par l’armée égyptienne et une partie « laïque » du pays comme un véritable traumatisme. Le renversement de Mohammed Morsi en 2013 par l’armée égyptienne, ennemi jurée des Frères Musulmans, et l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fatah Al Sissi provoque dès lors de fortes divergences entre les deux pays qui s’opposent depuis dans la plupart des conflits régionaux.

Des ambitions turques démesurées en Libye ?     

Le GAN pro-turc souhaite le retrait de ses adversaires de l’ANL (Armée Nationale Libyenne du maréchal Haftar) des localités de Sirte et d’Al-Juffa ainsi que du Fezzan conformément à des accords conclus en décembre 2015, ce que l’ANL refuse obstinément. Or, appuyé indirectement par l’aide militaire turque, le GAN a gagné au printemps 2020 des espaces de manœuvre vers l’Est et semble persister à vouloir continuer son offensive, malgré les menaces égyptiennes. Ce « pari » turc pour la poursuite d’une offensive du GAN vers l’Est est essentiellement mû par les intérêts d’Ankara qui voit tout le potentiel du croissant pétrolier libyen pour ses besoins domestiques et pour sa politique régionale. La conquête du littoral libyen vers l’Est permettrait en outre d’étendre aussi géographiquement l’accord de délimitation maritime conclu en 2019 entre la Turquie et le GAN, augmentant de facto vers l’Est les espaces maritimes pouvant être soumis à des activités de prospection offshore exclusivement turques. L’ensemble du croissant pétrolier libyen et la majeure partie de la Méditerranée centrale tomberaient alors dans l’escarcelle turque.

Cependant, les groupes pro-turcs n’ont pas la supériorité aérienne suffisante pour mener une offensive d’ampleur, surtout vu les moyens actuellement déployés en réaction par Moscou à Al-Juffa, en soutien à l’ANL. De fait, seule une opération aérienne turque à partir d’une base projetée (potentiellement à Al-Watiya) permettrait de rééquilibrer les choses et d’appuyer efficacement les actions des troupes au sol, ce qui signifierait alors une nouvelle escalade dans le conflit. D’ailleurs, les frappes « anonymes » de début juillet sur du matériel sol-air turc stationné sur cette même base d’Al-Watiya ont été sans doute conduites pour démontrer aux forces pro-turques leur grande vulnérabilité et pour donner un « ultime avertissement » à Ankara.  Il est donc possible que le GAN et la Turquie cherchent à combler cette faiblesse opérationnelle via le déploiement de chasseurs en Libye ou, plus probablement, via la création d’une No Flight Zone sur le littoral et l’Ouest libyen, qui seraient alors les étapes préalables à une offensive terrestre d’ampleur. La création d’une telle zone permettrait également in fine à la Turquie de parachever à moindre coût sa stratégie de déni d’accès au large de la Libye.

Une volonté égyptienne d’endiguement du pan-ottomanisme turc

La volonté de domination régionale turque est mal vue au Caire qui doit déjà faire avec les conséquences de l’implication turque tant en Syrie que dans la bande de Gaza (soutien turc au Hamas, lié aux Frères Musulmans) et qui observe sa « centralité traditionnelle régionale » (positionnement géographique particulier entre Méditerranée et Mer rouge, siège de la Ligue Arabe) être remise en cause par l’activisme d’Erdogan. La crise libyenne a dès lors ravivé les craintes égyptiennes quant à une « contagion de l’Islam politique » à sa frontière et le Caire a donc logiquement soutenu depuis 2015 l’ANL du Maréchal Haftar[1]. Cette situation s’est aggravée au cours du printemps 2020, suite aux victoires militaires du camp pro-turc, la région libyenne de Sirte et la base d’Al-Juffa devenant des « lignes rouges » pour l’Egypte qui a menacé d’intervenir militairement si jamais les forces du GAN libyen décidaient de passer à l’offensive dans ces secteurs. Sirte est en effet névralgique tant pour ses terminaux pétroliers que pour son rôle de point de passage obligé sur la côte libyenne entre Tripoli et Benghazi. La base d’Al-Juffra pourrait quant à elle permettre une domination aérienne des cieux libyens et reste un plot logistique indispensable entre le Sud isolé et le littoral[2].

Cette éventuelle « intervention » pour protéger « les frontières occidentales »[3] de l’Égypte ne pourrait toutefois s’effectuer que si l’ANL demandait formellement de l’aide[4]. Les régions tenues par l’ANL sont ainsi essentiellement vues par le Caire comme des « zones tampon »  permettant d’écarter durablement l’Islam radical et l’Islam politique pro-turc des frontières égyptiennes. Dans ce contexte, l’Égypte semble vouloir prendre appui sur les tribus locales de l’Est libyen pour que celles-ci constituent « le » rempart armé contre les velléités pro-turques du GAN. D’ailleurs, un des conseils tribaux a annoncé dès le 20 juin son soutien plein et entier au plan égyptien. La « solution tribale » permettrait à l’Egypte d’obtenir le soutien local à ses actions, de bénéficier de troupes aguerries connaissant le terrain et également d’éviter à avoir intervenir directement dans la crise libyenne…La proxysation du conflit libyen se poursuivrait donc de plus belle, à l’instar du modèle syrien. En effet, l’Egypte faisant déjà face à d’importantes difficultés (crise économique et sanitaire, tensions avec l’Ethiopie, persistance de la menace terroriste intérieure), ce choix du conflit indirect et asymétrique serait le plus logique, le Caire cherchant d’ailleurs parallèlement le soutien accru du camp arabe[5] voire russe à sa cause.

Un rapprochement égyptien délibéré avec les autres puissances régionales

L’accession au pouvoir d’Abdel Fatah Al Sissi avait déjà amorcé un nouveau rapprochement entre l’Égypte et la Russie, tous deux isolés sur la scène internationale (l’Égypte à cause de la répression exercée contre l’opposition, la Russie depuis l’annexion de la Crimée), et ce alors que la relation égypto-américaine s’était tendue (l’aide militaire américaine à l’Égypte avait été en partie suspendue en 2013, en réaction à la répression exercée contre les partisans de l’ex-président Mohamed Morsi, les tensions revenant ensuite en 2017/2018, toujours en raison de questions sur les droits de l’homme). De nombreux contrats d’armement ont été conclus entre les deux pays en 2015 (pour 3,5 milliards de dollars dont un système anti-accès de type Bastion et des S-300, des appareils de type Su-30 et Mig-29) et, tout comme en 2017 un accord pour la construction par la Russie d’une centrale nucléaire en Égypte. Cette « proximité » avec la Russie ne s’est pas démentie même si celle-ci reste discrète. En 2018, un contrat sur l’acquisition d’une vingtaine d’avions de type Su-35 aurait été conclu avec la Russie, malgré les menaces américaines. En 2020, c’est un accord pour la production de 500 chars de combat de type T-90MS qui a été signé. De fait, la Russie s’est de nouveau placée, grâce à la crise libyenne, comme un interlocuteur d’importance pour l’Égypte, les deux pays ayant finalement des intérêts stratégiques quasi-alignés.

Les Émirats Arabes Unis se sont aussi particulièrement engagés (frappes aériennes non revendiquées, livraisons de matériels) depuis 2014 auprès de l’ANL, voyant en elle le meilleur rempart à l’influence des Frères musulmans et de leurs parrains régionaux, la Turquie et, derrière elle, le Qatar. De fait, l’Égypte et les EAU partagent les mêmes intérêts et devraient intensifier leur partenariat au prétexte de la crise libyenne, sans doute au travers d’un renforcement du soutien logistique et militaire à l’ANL et aux groupes tribaux de l’Est libyen. Cette « intervention » prolongée d’un État du golfe arabo-persique sur la rive Sud de la Méditerranée, pourtant déjà constatée en 2011 lors du renversement de Muammar Kadhafi, reste une rupture géopolitique inédite, illustrant l’extension à l’ouest d’un « arc arabe sunnite traditionnel » qui a pour principal objectif de lutter contre les puissances non arabes de la région (dont la Turquie et l’Iran en premier lieu). Cet axe, conforté par la crise libyenne et les velléités pan-ottomanes turques, permet également à l’Égypte d’être replacée par son camp dans sa propre « centralité » orientale. Il est donc hautement probable, géopolitiquement parlant, que Le Caire cherche à accentuer et prolonger l’implication émirienne à ses côtés dans la crise libyenne.

***

La crise libyenne et l’interventionnisme turc sur le territoire nord-africain ont ravivé les tensions opposant l’Égypte et la Turquie. Celles-ci, déjà sous-jacentes compte-tenu des frictions politiques liées aux actions régionales des Frères Musulmans et des ambitions maritimes turques en Méditerranée, incitent l’Égypte à durcir le ton afin de ne pas être marginalisée sur la scène régionale. En effet, Le Caire se perçoit toujours géographiquement et diplomatiquement comme un centre de gravité au Moyen-Orient et peine à accepter l’entrisme turc sur la scène régionale, parfois vu comme une sorte d’impérialisme néo-ottoman contraire aux intérêts arabes. L’Égypte cherche alors à asseoir une position de fermeté vis-à-vis de la Turquie tout en privilégiant l’affrontement indirect, par proxies interposés. Le Caire souhaite également bénéficier de l’appui, parfois très intéressé, d’autres puissances régionales (Russie et EAU) qui pénètrent finalement durablement cette région, tirant complètement profit du vide sécuritaire laissé sciemment ou pas par les occidentaux.

[1]Voulant maintenir la stabilité à ses frontières, l’Égypte avait naturellement soutenu le maréchal Haftar lors de l’opération « Dignité » contre les groupes djihadistes installés dans l’est de la Libye.

[2]La base d’Al-Juffra est par ailleurs, et ce n’est pas un hasard, l’épicentre de la présence russe en Libye (groupe Wagner, aéronefs Mig-29 et Su-24, systèmes de défense aérienne) et un centre d’entraînement/équipement des forces pro-Haftar.

[3]L’accord du Parlement égyptien pour une potentielle opération militaire égyptienne en Libye ayant en outre été obtenu le 20 juillet.

[4]Une première étape étant déjà franchie puisque mi-juillet le Parlement de Tobrouk a donné son accord pour « permettre aux forces armées égyptiennes d’intervenir pour protéger la sécurité nationale libyenne et égyptienne, si elles voient une menace imminente pour la sécurité des deux pays ».

[5] Les Émirats arabes unis ont affirmé se tenir « au côté de l’Égypte pour toutes les mesures qu’elle prend pour assurer la sécurité et la stabilité » face au conflit en Libye. » L’Arabie Saoudite a affiché son « soutien à l’Égypte quant à son droit à défendre ses frontières et son peuple contre l’extrémisme, les milices terroristes et leurs soutiens dans la région ».

Partager sur les réseaux sociaux

Rejoignez-nous

La newsletter FMES

Déposez votre mail pour vous abonner à notre newsletter mensuelle
et autres mailings (conférences, formations, etc.)

La newsletter FMES

Déposez votre mail pour vous abonner à notre newsletter mensuelle
et autres mailings (conférences, formations, etc.)