Un article de Mustapha Benchenane, docteur d’Etat en science politique, conférencier au Collège de l’OTAN et éditorialiste à l’institut FMES.
La Tunisie, depuis son indépendance – 20 mars 1956 – et l’arrivée au pouvoir de Habib Bourguiba, a toujours marqué sa différence par rapport au “Monde arabe” et encore plus avec le “Monde musulman”. En effet, tant au plan interne que pour ce qui concerne la politique étrangère, Tunis s’est engagée d’une part dans le système économique libéral et dans une politique modérée durant la “Guerre froide”. Ce pays reste profondément marqué par les choix stratégiques décidés par H. Bourguiba, dans tous les domaines. Cependant, il a aussi évolué depuis une trentaine d’années et il n’a pas été à l’abri de la dictature, de la montée de l’”islamisme”, du terrorisme, des déséquilibres régionaux, du chômage, de la corruption.… C’est à l’aune de cette complexité qu’il faut comprendre la révolte de 2011 et ce que l’on a appelé le “printemps arabe” qui va, par la suite, atteindre plusieurs États de la région Maghreb-Machrek.
Les événements de ces derniers mois illustrent la singularité tunisienne : le décès du Président Beji Caïd Essebssi le 25 juillet 2019 a bouleversé le calendrier électoral et cela a représenté une mise à l’épreuve : le peuple tunisien sera-t-il capable de surmonter pacifiquement, sinon démocratiquement, cette nouvelle séquence ? La réponse à cette question se trouve, en amont, dans la Constitution du 27 janvier 2014, et dans la pratique politique concrète, à travers les élections législatives et présidentielles, tout en gardant à l’esprit la situation économique et sociale qui fragilise l’ensemble de l’édifice.
Une étape dans l’apprentissage de la culture démocratique.
La Constitution tunisienne est entrée en vigueur le 7 février 2014. Elle mêle modernisme et références à la religion.
La dimension démocratique est quasiment un plagiat des constitutions des pays occidentaux démocratiques et, en particulier, de la constitution française de la cinquième République. Dans le texte en vigueur, tous les principes qui fondent un régime démocratique sont évoqués : le pluralisme, la séparation des pouvoirs, la souveraineté du peuple, le suffrage universel direct, la suprématie de la loi, le recours au référendum, la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée des Représentants du Peuple, le droit de dissolution de cette même assemblée, l’indépendance de la justice, l’État garant de la liberté de croyance et de conscience et le libre exercice des cultes, la défense des droits des femmes, la garantie des droits de l’opposition à laquelle sont accordés “obligatoirement” la présidence de la commission des finances et le poste de rapporteur de la commission des relations extérieures, la limitation à deux mandats pour le président de la République, la mise en place d’une Cour constitutionnelle, etc…Y est même inscrit l’équivalent de l’article 16 de la Constitution française de 1958, c’est-à-dire la concentration des pouvoirs entre les mains du chef de l’État en période exceptionnelle..
On y trouve aussi de nombreuses références à la religion musulmane. Le texte commence par la phrase rituelle : “Au nom de Dieu clément et miséricordieux…”
L’article 1 décrète : “La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime”. Il est précisé : “Il n’est pas permis d’amender cet article”. Il est rappelé l’”attachement de notre peuple aux enseignements de l’islam”. Ailleurs est précisé : “notre identité arabo-musulmane”, quant à l’article 6, il établit “L’État est le gardien de la religion”… Il ajoute que l’État tunisien “garantit la liberté de croyance et le libre exercice des cultes” ainsi que la “neutralité des Mosquées”… Mais si l’islam est la religion de la Tunisie, comment articuler cette affirmation avec la liberté de conscience et des cultes qui signifie pluralité des religions ? Ces passages consacrés à la religion sont l’expression des rapports de force en Tunisie et sont autant de concessions faites au parti islamiste “Ennahda” qui était sorti vainqueur des premières élections libres après 2011..
Ce qu’il y a néanmoins de positif dans la pratique politique des Tunisiens, c’est la façon pacifique dont se sont déroulées les élections législatives et présidentielles après la mort du Président Beji Caïd Essebssi. Les élections législatives du 6 octobre 2019 ont été pluralistes et elles n’ont pas été entachées de fraudes comme c’était le cas systématiquement sous la présidence de Ben Ali. Le système électoral à la proportionnelle n’a pas permis la victoire majoritaire de l’un des partis en compétition. C’est le parti “islamiste” qui arrive en tête avec un quart des sièges. En second rang arrive le parti “Au Cœur de la Tunisie” de Nabil Karoui, et en troisième position le “Parti Destourien libre” qui représente les nostalgiques de l’époque Ben Ali.
Les partis politiques avaient l’obligation de respecter la parité hommes-femmes. Maintenant que cette Assemblée des Représentants du Peuple est en place, la difficulté réside dans la possibilité ou non de former une coalition capable de gouverner le pays pour la durée de la législature, c’est à dire cinq ans…
Quant à l’élection présidentielle, elle s’est aussi passée dans le calme. Le Président élu avec 72,71% des suffrages exprimés est le professeur de droit constitutionnel Kaïs Saïeb.
Une réserve cependant : la Constitution avait prévu la mise en place d’une Cour constitutionnelle qui n’a jamais vu le jour à cause des querelles des acteurs politiques quant à sa composition. Or c’est cette Cour qui aurait dû jouer un rôle très important dans la gestion de l’empêchement à la suite du décès du Président Essebssi, et c’est aussi à elle que revient le contrôle du respect de la Constitution en particulier en cette circonstance. Mais globalement, le peuple tunisien s’est montré à la hauteur du défi auquel il était confronté. Le vaincu, Nabil Karoui, n’a pas contesté le résultat sorti des urnes mais, de surcroît, il a félicité le vainqueur, attitude très rare dans le “monde arabe”.
Pour toutes ces raisons, il serait souhaitable que les voisins de la Tunisie fassent les efforts nécessaires pour parvenir à ce degré de maturité politique.
En même temps, il convient d’être prudent car ces avancées qualitatives dans le domaine politique, pourraient se trouver menacées d’une régression à cause de la situation économique et sociale du pays…
Une situation économique et sociale explosive.
Les causes de nature économique et sociale qui ont provoqué le soulèvement en 2011 n’ont pas été traitées et certaines se sont même aggravées.
Le chômage atteint en moyenne 15,3% de la population dite “active”. Mais dans certaines régions comme Metlaoui, ville minière, il est de 40%. A Gafsa, il atteint 25%. Dans cette région, à la suite de la restructuration du grand bassin de phosphate, les effectifs ont baissé de 75% en 25 ans. Quant aux jeunes diplômés, 39% d’entre eux ne trouvent pas de travail. Entre 2008 et 2010, 75 000 étudiants diplômés de l’enseignement supérieur sont arrivés sur le marché du travail, alors qu’ils étaient 8 000 dans les années 80. Ces chiffres n’ont pas sensiblement évolué depuis le déclenchement de la “révolution” en 2011. Le système éducatif, qui était le plus performant du Maghreb, s’est dégradé et la valeur des diplômes devient relative. Il n’y a pas eu et il n’y a toujours pas de stratégie de développement correspondant à la réalité tunisienne et les études supérieures ne correspondent que très rarement au marché de l’emploi.
Le déséquilibre régional s’est accentué alors que, déjà sous le “règne” de Ben Ali, 14 régions sur 24 étaient déclarées “nécessiteuses”…Dans le gouvernorat de Sidi Bouzid – là où tout a commencé en 2011 – le taux d’illettrisme était de 60%.
Les régions du nord-ouest et du centre-ouest sont sévèrement affectées par la pauvreté dont le taux est de 28% pour la première et 31% pour la seconde. A l’échelle du pays, la pauvreté concerne 1,7 million de personnes sur une population totale de 11,5 millions. Au premier semestre 2019, la croissance a été de 1,1%. C’est nettement insuffisant, car il faudrait un taux de croissance de 8% pendant de nombreuses années pour venir à bout du problème de l’emploi. Ceci est vrai aussi pour les autres pays du Maghreb.
C’est dans ce contexte que l’un des candidats à la présidence de la République, Nabil Karoui, patron de la chaîne “Nessma”, et agissant sous le couvert de sa fondation caritative “Khalil Tounes” du nom de son fils décédé, a sillonné ces régions, distribuant de l’argent, des appareils électroménagers, et autres cadeaux, afin de se constituer une clientèle dont il attendait en retour qu’elle vote pour lui.
La dette publique représente 77% du PIB et la valeur du dinar a perdu 65% par rapport à l’euro. Entre 2011 et 2014, le nombre de fonctionnaires a augmenté de 35%. La masse salariale de la fonction publique est passée de 2,35 milliards d’Euros en 2010, à 15 milliards en 2018..
Selon le think tank américain “Pew Research Center”, 77% des Tunisiens interrogés déclarent que les inégalités entre les pauvres et les riches constituent un problème d’une “priorité absolue”. Sur un total de 46 pays, la Tunisie se situe au troisième rang de perception des inégalités économiques juste derrière la Grèce et le Liban.
Le FMI faisait remarquer en 2016 « l’activité est faible, l’emploi est bas, les tensions sociales persistent, la composition des dépenses s’est détériorée ». Les investissements directs étrangers (IDI) ont reculé de 40% depuis 2012.
Dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen décidé lors de la conférence de Barcelone en novembre 1995, il était prévu une “mise à niveau” des économies du Sud afin qu’elles puissent être compétitives. En effet, l’espace euro-méditerranéen devait constituer une “vaste zone de libre échange” à l’horizon 2012. Il était prévu que la réalisation de ce projet entraînerait la disparition d’un tiers des entreprises tunisiennes, d’où les mesures de soutien et d’accompagnement afin d’éviter la dégradation de la situation économique, des troubles sociaux et la montée de l’extrémisme. Une partie de cet argent venant de l’Union européenne a été détournée..
A cet égard et depuis 2011, la corruption s’est répandue. On assiste à une “démocratisation” de la corruption.. Cela signifie qu’à l’époque de la dictature, quelques dizaines de personnes – le clan du Président et surtout la famille de sa femme les Trabelsi – avaient fait main basse sur les secteurs économiques les plus rentables. Aucun contrat ne pouvait être signé sans l’assentiment et l’intéressement de ces individus. Depuis 2011, la corruption s’est étendue à tous ceux qui sont en position de s’enrichir ou simplement pour survivre, et elle concerne des milliers de personnes. Le mal est donc profond car des habitudes ont été prises et cela concerne même les embauches dans un contexte de chômage endémique..
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La Tunisie s’est donc engagée dans un processus long et difficile: l’apprentissage de la culture démocratique. En ce domaine, il n’y pas d’”acquis” car la démocratie est toujours perfectible et vulnérable. Ce qui est fait depuis 2011 pourrait être remis en question à cause d’une situation économique et sociale particulièrement préoccupante. Il faut avoir à l’esprit que l’extrémisme que l’on appelle “islamisme”, prospère sur la détresse et le désespoir des peuples. A cet égard, il convient de noter que le contingent “djihadiste” tunisien en Syrie est le plus nombreux du “Monde arabe”.
L’ONU estime que 3000 à 5000 tunisiens ont réussi à rejoindre la Syrie pour y faire la guerre contre le régime de Bachar al Assad et ses alliés. Il y aurait eu 30000 tentatives pour participer à cette guerre civile…
La réalité régionale est, elle aussi, inquiétante pour la stabilité du pays. La Libye où il n’y a plus d’autorité centrale depuis la chute de Kadhafi, est un foyer de déstabilisation. Pour les mêmes raisons, c’est tout le Sahel qui est devenu le champ de parcours des terroristes et cela a forcément des conséquences négatives en Tunisie.
La “communauté internationale” – en particulier l’Europe – devrait apporter son aide aux nouveaux dirigeants arrivés au pouvoir pacifiquement. Il ne peut s’agir de déverser des milliards de dollars ou d’euros qui seraient détournés dans les circuits de la corruption mais de réaliser, avec les Tunisiens, des projets s’inscrivant dans une stratégie de développement tenant compte des réalités, des besoins, du tempérament, de l’histoire de ce pays..