Jacques Frémeaux est professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne. Membre de l’Académie des Sciences d’outre-mer
Chers amis,
Benjamin Stora a toute mon amitié, ne serait-ce que pour avoir partagé le destin de tous les Français d’Algérie et cherché, comme il le pouvait, à trouver une solution à une situation difficile pour eux tous, sinon insupportable.
On n’est évidemment pas forcé de partager toutes ses positions, et moins encore celles du Président de la République, lui-même tout à fait étranger, non par son âge, mais par sa culture, à l’Afrique du Nord et au Maghreb, descendant de Pharamond plus que de Jugurtha ou de Marius.
J’avoue que j’aurais tendance à négliger l’ensemble des débats qui se déchaînent à ce propos, tant j’ai confiance dans le fait que les acquis de la science historique finissent toujours par s’imposer, même si la brièveté de nos existences fait que nous souhaiterions que la vérité triomphe de notre vivant.
Malgré tout, il est difficile d’être indifférent à tout ce qui se passe et qui touche tant de sensibilités.
C’est donc avec distance, mais non sans passion, que je m’exprime, ce qui peut expliquer la sévérité apparente de certaines de mes remarques.
Il est déjà difficile de vouloir réconcilier des mémoires.
Par définition la mémoire constitue une donnée intangible, sinon elle ne serait pas mémoire, c’est-à-dire accumulation de souvenirs plus ou moins précis, colorés par une sensibilité dont Marcel Proust a montré combien elle était précieuse à chacun. Il est vrai qu’elle charrie avec elle bien des préjugés et des déformations par rapport aux réalités historiques. Mais on ne peut la modifier, à moins d’opérer un véritable « lavage de cerveau », ce qui suppose plus que les effets à répétition de la correction politique qui s’efforce trop souvent de faire prévaloir à travers le discours officiel et les médias, un véritable régime totalitaire. En réalité, il n’y a que le savoir désintéressé et impartial qui puisse espérer vaincre les préjugés que véhicule la mémoire. Encore sait-on depuis longtemps que les préjugés, comme les vieilles théories, disparaissent moins parce que ceux qui les soutenaient modifient leur façon de voir que parce qu’ils meurent.
Il est vrai qu’il existe cependant des mémoires opposées, celles que portent les gouvernements des deux États, mais il y a là bien plus qu’une opposition de sensibilités. Aucun des deux, en effet, ne peut vraiment transiger sur sa vision de l’histoire. Ce serait remettre en cause, du côté français, la légitimité de la Cinquième république et l’image même du général de Gaulle, et, du côté algérien, celle du FLN et de ses successeurs. Un tel changement supposerait, pour s’imposer, une révolution de chaque côté, dont évidemment aucun pouvoir ne veut.
Benjamin Stora se trouve donc amené à proposer des modifications qui ne peuvent que difficilement atteindre le fond des choses.
Certaines touchent moins à la mémoire qu’au travail historique : accès aux archives, et facilités données aux chercheurs. Ces mesures peuvent effectivement avoir des effets positifs. Notons cependant qu’il n’y a pas à attendre de miracle de l’ouverture de ces archives.
Une plus grande place donnée à l’enseignement de l’histoire de l’Algérie, très souhaitable, supposerait globalement une place plus grande de l’histoire dans la formation des élèves, et aussi une vision moins instrumentale et moins polémique de l’argumentation historique dans les débats qui agitent la Cité.
Je note cependant, avec regret, qu’il n’est pas question d’éditer des documents sur la guerre d’Algérie, à la suite des deux volumes dirigés par Jean-Charles Jauffret, et moins encore d’engager une publication sur le modèle des Documents diplomatiques français édités par les Affaires Étrangères par des commissions d’historiens.
Pour le reste, c’est une politique d’actions surtout symboliques qui est proposée par le rapport. Il faut reconnaître que, si l’on estime qu’il faut distribuer avec équité les gestes de cet ordre, une part trop grande est faite à l’action de la Révolution algérienne et de ses partisans. Il n’est pas question d’une cérémonie du souvenir le 26 mars 1962 ; la « panthéonisation » concerne une avocate du FLN (qui n’est pas née en Algérie). Bien d’autres noms pourraient être suggérés, par exemple ceux de José Aboulker, Fanny Colonna, Nafissa Sid Cara, le colonel Chérif Cadi, Jules Roy … liste évidemment non exhaustive.
Le souvenir d’Abd el-Kader dépasse largement celui d’un héros de l’indépendance. Il sut en effet, en faisant litière du passé, admirer les valeurs humanistes, spirituelles et religieuses représentées par la France de son temps. De plus, tous les Français dont l’histoire s’enracine en Algérie ont le droit de le tenir, avec respect, pour l’un des leurs.
Je me dois aussi de remarquer qu’aucune place n’est accordée à la Fondation pour la Mémoire de la Guerre d’Algérie, sur laquelle est portée une accusation qui n’est guère étayée par la référence à « différents historiens ». Qu’on me permette de le déplorer.
Au total, ce texte formule, à partir de la sensibilité de son auteur, et de demandes gouvernementales issues de préoccupations diverses, un discours qui exprime une indéniable bonne volonté et la perpétuation de la pensée d’une certaine gauche française à laquelle on est libre d’adhérer ou non.
Cela n’empêche pas, évidemment, de le reprendre sur des points précis ou de faire d’autres propositions. Il fournira ainsi une occasion de s’exprimer à des points de vue différents et tout aussi respectables. On doit naturellement en exclure les interventions de ceux qui, sans aucun lien avec l’histoire du passé colonial et les souffrances qu’il a engendrées, s’attribuent une autorité morale et un savoir scientifique dans un domaine qui les dépasse.