Révolution silencieuse sous la mer : l’arrivée des sous-marins privés

Thierry Duchesne, commissaire général de 1ère classe (2S – Marine), directeur du département maritime de l’institut FMES.

Résumé :

La navigation sous-marine de plaisance connait actuellement un essor significatif grâce à une importante offre de sous-marins privés mis en œuvre par le monde de la grande plaisance. Si la France a été pionnière dès 2016 en permettant le développement de cette activité dans ses eaux sous souveraineté, elle ne doit pas pour autant ignorer les enjeux de sécurité et les menaces que peut représenter cette activité au-delà de la mer territoriale. Dans ces conditions, il apparait nécessaire de réfléchir rapidement à certaines mesures urgentes pour assurer la sécurité des personnes et la protection des intérêts de l’Etat.

© AFP/ Mark Thiessen/ National Geographic

La fulgurance des évolutions technologiques est une vraie caractéristique de notre monde contemporain. La mer n’échappe pas à ce phénomène qui touche tous les domaines d’activités.

Parmi ces évolutions, il y a celle qui impacte le monde sous-marin. En effet, depuis une dizaine d’années, grâce à l’arrivée de nouvelles technologies souvent duales, nous assistons à une croissance rapide des engins sous-marins qui sont en train de bouleverser notre connaissance du milieu marin mais aussi les pratiques exploratoires, touristiques, militaires ou commerciales de la mer.

Une offre de sous-marins privés en fort développement

Il y a, bien sûr, les engins sous-marins inhabités qui appartiennent à la catégorie des drones maritimes, mais un nouveau marché apparait de manière très discrète, celui des sous-marins privés. Cette industrie s’est développée à la fin des années 1990 et le début des années 2000. C’est à cet époque que des précurseurs comme SEAmagine (USA), U-Boat Worx (Pays-Bas) et Triton Submarines (USA) ont commencé à développer leur offre de sous-marins privés.

Porté par des précurseurs comme le cinéaste James Cameron et l’investisseur milliardaire Ray Dalio, ce marché a connu un engouement considérable que même l’accident du Titan sur le Titanic ne semble pas pouvoir faire faiblir.

Désormais, cette activité se développe très vite grâce à des technologies de plus en plus matures et grâce à la baisse des coûts de nombreux produits stratégiques comme les sonars et les systèmes de navigation. Cette nouvelle pratique de l’exploration sous-marine s’est ouverte à des clients privés et fortunés. Si leur achat est encore assez onéreux, la demande des propriétaires de grands yachts porte désormais sur la détention d’un sous-marin personnel complétant une panoplie déjà riche en hélicoptères, scooters de mer et autres « toys ». Comme le dit Ofer Ketter, propriétaire de la société SubMerge : « Vous avez un méga-yacht, un super yacht… le sous-marin est devenu la prochaine chose à avoir ».

                                            © Ned Ship Group

Aujourd’hui, le temps des prototypes incertains est révolu et la vitesse de développement est impressionnante. De grands industriels du naval, comme le constructeur néerlandais U-Boat Worx, disposent désormais d’une gamme de sous-marins étendus qui permettent de plonger jusqu’à 3000 mètres (U-Boat Worx C-Researcher series) et qui peuvent emporter de deux à une dizaine de passagers. Un sous-marin prévu pour transporter 120 passagers et plonger à 100 mètres de profondeur est même en cours de développement (modèle UWEP).

La course aux performances est aussi enclenchée. U-Boat Worx présente actuellement son « Super Sub » qui a pour ambition de devenir le sous-marin privé le plus rapide. Avec un design très futuriste, ce sous-marin, présenté à Monaco lors du dernier Monaco Yacht Show, est annoncé comme pouvant atteindre la vitesse de 10 nœuds soit 7 nœuds plus rapide que les sous-marins traditionnels.

© U-Boat Worx

Mais, les projets de U-Boat Worx ne s’arrête pas là car un autre sous-marin privé est en cours de développement, le Nautilus. Ce dernier combine le yacht privé avec le sous-marin autonome. D’un très grand luxe, ce « yacht-plongeur » devrait être en mesure de se transformer en sous-marin à la demande. D’une longueur de 37 mètres de long, il pourra descendre jusqu’à 150 mètres de profondeur, naviguer plus de 3200 milles marins et rester immergé jusqu’à quatre jours. Son prix devrait être aux alentours de 25 millions d’euros.

© U-Boat Worx

Cette activité va continuer à se développer fortement en raison aussi d’une forte réduction des prix de ces engins. Ainsi, grâce à l’augmentation de la production, U Boat Worx vient d’annoncer une réduction de moitié du prix de son sous-marin Nemo, lancé en 2020, vendu désormais environ 500 000 euros. Déjà, près de 200 sous-marins de plaisance seraient en activité dans le monde. On n’est qu’au début de cette dynamique. En effet, si on prend la seule société U- Boat Worx son objectif est d’atteindre 1000 submersibles en opération à l’horizon 2030.

La France, Nation pionnière dans l’organisation de cette activité

Si, en droit, l’activité de ces sous-marins est très encadrée, la réalité est sans doute très différente vu l’absence de réglementation des Etats sur le sujet et le faible suivi dont elle fait l’objet, pour le moment.

Le principe veut que, suivant la règle édictée par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), les sous-marins ont l’obligation de naviguer en surface dans la mer territoriale des Etats côtiers, sous peine de porter atteinte à la règle du passage inoffensif. Mais cette règle ancienne et reprise en 1982 par la CNUDM n’était envisagée que pour les seuls sous-marins militaires ou scientifiques.

C’est la France qui a sans doute a été la plus innovante sur le sujet. Sentant le caractère inéluctable de cette nouvelle forme de navigation, elle a fait le choix d’accompagner pour mieux canaliser le phénomène plutôt que s’y opposer dans un combat désespéré et contraire à ses intérêts économiques. Dès 2016, elle a décidé de modifier son code des transports (article L5211-2) en permettant au représentant de l’Etat en mer de donner des dérogations à l’interdiction de plonger dans les eaux intérieures et la mer territoriale des sous-marins privés.

C’est sur cette base que le préfet maritime de la Méditerranée a pu définir, par arrêté en 2017, le régime juridique des sous-marins privés dans les eaux françaises de la Méditerranée en fixant les conditions d’éventuelles dérogations et les sites autorisés à de telles plongées. La France a ainsi mis au point la première réglementation mondiale relative à la navigation sous-marine d’engins privés. Mais, si la situation est maitrisée, au moins d’un point de vue juridique, dans ses eaux sous souveraineté, ce n’est pas le cas dans les autres espaces, notamment dans la zone économique exclusive qui, pour la navigation notamment, demeure un espace de liberté.  

   © Ministère de la transition écologique

Or, ces espaces représentent des enjeux pour les personnes, les biens et les intérêts de l’Etat.

La navigation sous-marine privée : un enjeu pour la sécurité des personnes

Le premier enjeu est celui de la sécurité des personnes. Pour les navires de surface, la navigation en haute mer ne pose pas de difficulté particulière. Le « bon sens marin » et la réglementation internationale de l’Organisation Maritime Internationale (OMI) prévoit une liberté de navigation dont la seule limite est la sécurité des autres personnes. C’est pour cette raison que, en mer, les navires de surface sont soumis aux règles du Règlement international de prévention des abordages (RIPAM) qui impose, notamment, des conditions de vitesse, de veille et de comportement en fonction de la visibilité ou d’eaux resserrées. Sous l’eau aucune de ces règles ne s’applique sauf des règles propres à chaque pays comme celle édictée par la France dans sa réglementation relative aux sous-marins (division 233 des affaires maritimes).

C’est donc du côté des militaires qu’il faut aller pour trouver des règles d’organisation de la navigation. Les sous-mariniers français sont d’autant plus sensibilisés à ces règles qu’ils ont encore en mémoire l’incroyable collision entre deux sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, le britannique HMS Vanguard et le français Le Triomphant en février 2009 en Atlantique. Par miracle, cette collision n’aura que des conséquences matérielles.

Pour prévenir ce risque, les sous-mariniers ont su organiser la navigation de leurs engins. Elle fonctionne grâce à la réservation d’un secteur dans lequel le sous-marin pourra évoluer en toute sécurité et être certain, en cas de contact, que le sous-marin détecté n’est pas « ami » Entre marines de l’OTAN par exemple, un secteur d’opération ou d’exercice est réservé pour un sous-marin afin d’éviter toute présence autre, sauf celle d’un « compétiteur » éventuel.

L’autre question posée par les sous-marins de plaisance est celle des secours à apporter à un sous-marin en détresse, comme la situation du Titan l’a douloureusement montré.

En mer, l’organisation des secours a été définie par une grande Convention internationale, celle sur la recherche et le sauvetage maritime qui a été signée à Hambourg le 27 avril 1979. Cette Convention internationale confie à certains Etats côtiers, dont la France, la responsabilité de coordonner les secours sur tous les océans du monde. Mais rien n’est prévu sur ce sujet concernant un accident de sous-marin. Néanmoins, dans le cas de l’accident du Titan ce sont bien les garde-côtes américains qui ont conduit toutes les opérations de secours dans la zone de recherche et de sauvetage américaine.

© via Reuters / Oceangate Expeditions

En ce qui concerne le secours d’un sous-marin, si on s’en réfère au texte de référence français, la division 233, certaines règles sont prévues et ont été reprises dans l’arrêté du préfet maritime de la Méditerranée, pour les eaux territoriales. Elles précisent que le navire support doit être en mesure de conserver le contact avec son sous-marin, qu’il soit en mesure d’intervenir à tout moment avec ses propres moyens (plan d’assistance) et que le sous-marin ne plonge pas dans des eaux d’une profondeur plus grande que sa profondeur maximale d’immersion.

Cette situation contraste fortement avec l’organisation des secours des sous-marins militaires. En effet, des sous-marins de sauvetage existent dans les marines militaires (Deep Submergence Rescue Vehicle – DSRV). Ce sont de petits sous-marins de plongée profonde conçus pour recueillir l’équipage du sous-marin en détresse posé sur le fond marin. Conçu en coopération avec le Royaume-Uni et la Norvège, la France dispose, dans le cadre de l’OTAN, du Nato submarine rescue system (NSRS) pour ses opérations de sauvetage en eaux profondes. La Marine possède aussi une unité de plongée profonde, le CEPHISMER, dont une des vocations est d’assurer ces opérations de secours sur des sous-marins en perdition.

La navigation sous-marine privée : un enjeu pour la sécurité des biens, l’environnement marin et la sureté de l’Etat

Les sous-marins privés, en plongeant librement au large de la mer territoriale, peuvent aussi faire peser des menaces pour l’Etat côtier.

© U-Boat Worx

La première concerne les épaves archéologiques. Actuellement L’UNESCO estime que le nombre d’épaves disséminées dans les mers du globe avoisine les trois millions et que les trois-quarts de ces dernières seraient en Méditerranée. Le département français des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM) a connaissance d’un grand nombre d’épaves qui sont actuellement protégées par une importante colonne d’eau. La possibilité désormais pour des pilleurs ou des touristes mal avisés, de pouvoir procéder à une investigation exhaustive du fond avec un drone puis de pouvoir ensuite aller plonger sur les sites identifiés avec des sous-marins à bras articulés ou avec des drones ne doit pas être exclus. Si ce n’est pas le cas actuellement, la rapidité de développement de ces technologies fait que cette situation arrivera vite, d’autant plus que les publicités des sous-marins plongeant sur des épaves historiques ne font pas mystère de cette possibilité attrayante.

L’autre menace potentielle concerne l’environnement. Des plongées répétées sur des hotspots de biodiversité ou le prélèvement d’espèces rares comme les coraux peuvent avoir un impact sur le milieu. Déjà, dans certaines zones de Méditerranée des soupçons existent quant au repérage préalable du corail rouge avec des drones. Avec ces technologies, cette espèce risque de devenir, avec d’autres, une espèce menacée.   

© U-Boat Worx

Enfin, la présence de ces sous-marins pourrait faire peser une menace sur la sécurité et les intérêts de défense de l’Etat. Sous couvert de drones ou de sous-marin privés, de réelles menaces existent pour la sécurité des installations sensibles comme les câbles sous-marins, les bases navales, les installations militaires sous-marines et demain pour les parcs éoliens notamment off-shore. Une capacité d’action militaire, composée de sous-marins suicides, espions ou capables de déposer des charges explosives est désormais à la disposition de pays ou d’organisations hostiles, même si leur territoire est situé loin de la mer.

Des propositions de mesures urgentes pour sécuriser cette nouvelle activité dans l’intérêt de tous les acteurs

Le plus frappant pour cette activité de loisir sous-marine est de voir qu’elle avance dans un «angle mort» des pouvoirs publics qui ont peu pris conscience de ses enjeux. Autant le tourisme spatial est médiatique autant celui des fonds marins est ignoré, alors que le nombre de pratiquants et les enjeux sont bien supérieurs. Une première mesure consisterait dans la mise en place d’une veille de ces technologies au profit du secrétariat général de la mer et des préfets maritimes à l’occasion du salon nautique de Düsseldorf (Boot Dusseldorf). Cette action a déjà fait l’objet d’une recommandation de la FMES[1].

Avant que cette activité de navigation ne fasse l’objet d’une réglementation internationale par l’OMI, il serait souhaitable que la France émette des recommandations pour toute plongée dans ses eaux de coordination de sauvetage. Le plus urgent semble être la prévention d’un risque de collision ou d’accident en haute mer. De ce point de vue la diffusion d’une information nautique pour toute plongée de ce type d’engin parait être un préalable. Mais, il serait aussi judicieux que le sous-marin de tourisme soit parfaitement identifiable par les autres sous-marins grâce à l’émission d’un son à intervalles réguliers (pinger) pour éviter toute collision.

Enfin, il semble indispensable que la France interdise toute plongée dans sa zone économique des sous-marins disposant d’un bras articulé. En effet, si l’Etat ne peut pas réglementer la navigation de ces engins dans sa ZEE, il serait en revanche bien en droit d’interdire cet outil dont la simple présence démontre bien la matérialité d’une intention de porter atteinte au fond de la mer qui lui relève de la politique souveraine de l’Etat.


[1] Recommandation 6 du Rapport d’études de la FMES sur « Quelle politique de la France pour les fonds marins en Méditerranée ». https://fmes-france.org/wp-content/uploads/2023/07/rapport-detudes-1ere-s2m_quelle-politique-de-la-france-sur-les-fonds-marins-en-mediterranee_version-finale-imprimerie.docx.pdf

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