Le monde change et les guerres reviennent. Ce constat est fait par tous les acteurs et les observateurs de la sécurité internationale depuis trente ans. Pourquoi et comment ? Pourquoi la fin de la guerre froide n’a-t-elle pas apporté la fin de l’Histoire annoncée par Fukuyama ? Vivons-nous un retour aux rivalités nationalistes du XIXème siècle ? La mondialisation a-t-elle au contraire rendu totalement transnationaux les enjeux et les tensions ? La question de la nature de la conflictualité dans le monde qui vient est essentielle tant les risques sont importants et les conséquences considérables.
Dans ce contexte, la lecture d’« Achever Clausewitz » de René Girard [simple_tooltip content = ‘Achever Clausewitz, René Girard, Flammarion, Coll. Champs essais, 2005′][1][/simple_tooltip], dont le titre doit se lire comme « prolonger la réflexion de Clausewitz », présente un intérêt singulier. Le regard qu’il porte, en tant qu’anthropologue et philosophe spécialiste de la violence, sur l’œuvre de Clausewitz, probablement la plus haute figure de la pensée militaire, nous aide à décrypter les enjeux stratégiques de notre époque. Revenir au cœur de l’analyse de la guerre et replacer celle-ci dans l’évolution de l’humanité oblige à la réflexion et incite à l’action urgente.
Urgence imposée par la possibilité de la fin de l’Europe et de l’Occident, et même de celle du Monde en cas de guerre nucléaire. Le renforcement du poids du politique et de la rationalité d’une part, l’abandon d’un universalisme dévoyé qui tente de nier les différences entre les communautés humaines d’autre part sont deux pistes que suscite la réflexion de Girard.
René Girard : la Rivalité mimétique et le bouc émissaire au cœur de la violence de l’humanité.
Anthropologue spécialisé dans le processus d’hominisation, c’est-à-dire le passage il y a des dizaines de milliers d’années de l’animalité à l’humanité, René Girard a élaboré une théorie fondée sur l’analyse des groupes humains depuis la période archaïque, qui part d’un constat : les hommes s’imitent plus que les animaux. Cette propension à l’imitation, qui est la base de l’apprentissage, renforce l’homogénéité du groupe en même temps qu’elle y exacerbe les rivalités.
Chez les hommes, le désir est toujours imitation du désir d’un autre (c’est le désir mimétique). En ce sens, il se distingue du simple besoin par son caractère insatiable. La concurrence infinie des désirs nourrit une violence qui s’intensifie jusqu’à menacer l’intégrité du groupe.
Si les animaux connaissent également la violence (liée à la prédation pour la survie ou à la rivalité génétique pour les femelles), l’agression est strictement délimitée, à l’abri des risques d’escalade. Leur violence est en effet contenue dans des réseaux de domination.
Les hommes ne parviennent pas à contenir leur violence réciproque parce qu’ils s’imitent beaucoup trop et se ressemblent toujours plus. Cette idée est au cœur de la thèse de René Girard : on agresse plus volontiers ce qui nous est proche car la jalousie, la concurrence et les opportunités d’agressions réciproques sont d’autant plus fortes. La violence qui en résulte ne peut pas être réglée comme chez l’animal par la dissuasion du rapport de force car l’être humain n’accepte pas durablement la domination : il se souvient, il se rebelle et il se venge. Cette vengeance en entraîne une autre et le mécanisme proprement humain d’une violence croissante, contagieuse, et déconnectée des nécessités se met en marche. Pour canaliser cette violence, les sociétés humaines ont mis en place des meurtres sacrificiels, exutoires visant à réintroduire de la différence et à pacifier le groupe par l’identification et l’immolation d’une victime émissaire, souvent divinisée par la suite. C’est ainsi que sont nées la notion de Sacré et les premières religions qui, en ritualisant une violence cathartique, ont permis aux sociétés de ne pas s’autodétruire.
Au fur et à mesure de l’évolution, les mythes qui « habillaient » cette réalité en chargeant le bouc émissaire de toutes les fautes, ont de moins en moins bien dissimulé son innocence et la culpabilité collective de chacun. Le judaïsme puis le christianisme ont marqué, pour René Girard, un tournant majeur : ils ont démystifié explicitement le religieux et le sacré en affirmant clairement l’innocence de l’immolé. Jésus, en s’offrant librement comme victime innocente, dévoile le rôle du bouc émissaire et entraine l’humanité dans une nouvelle phase de son évolution, censée remplacer l’escalade de la violence et le sacrifice par l’amour du prochain et le pardon. Cette promesse ne vient pas sans un effet pervers : en rendant caduque un mode immémorial de régulation de la violence, elle prend le risque, au lieu d’établir la paix universelle, de déclencher une violence croissante qu’aucun sacrifice expiatoire ne pourra plus juguler. Pour René Girard la sortie du religieux archaïque engendrée par le christianisme rend possible deux scénarios eschatologiques : une humanité progressivement rassemblée par le respect et l’amour du prochain ou une violence croissante, généralisée et sans limite.
Cette analyse de la violence à partir du regard de l’anthropologue et du philosophe trouve une étonnante résonnance dans l’œuvre inégalée d’un expert militaire du XIXème siècle, Carl Von Clausewitz.
Carl Von Clausewitz : la Guerre sous contrôle ou la montée aux extrêmes ?
Le chef-d’œuvre de Carl Von Clausewitz est son traité inachevé « De la guerre » qui a fasciné des générations de militaires, d’hommes politiques et de philosophes. Cet essai, rédigé après les guerres napoléoniennes, s’articule autour de deux conceptions contradictoires. La première décrit la guerre comme un outil sous le contrôle du politique, qui l’utilise à ses fins et la délimite entièrement : cette vision est synthétisée dans la formule « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Dans la seconde, qui fait écho aux théories de Girard, la guerre apparaît au contraire comme un duel qui tend, sous l’effet des passions humaines, à échapper à tout contrôle dans une ascension aux extrêmes aboutissant à « la guerre absolue ».
Entre ces deux conceptions, Carl Von Clausewitz semble identifier une rupture autour de la révolution française : on est alors passé d’un état de guerre ritualisé, codifié, maitrisé, ne concernant que des experts, à une succession de guerres populaires, portées par le nationalisme et l’idéologie, qui de défaites en revanches ont gagnées en intensité et en violence (jusque-là inédite depuis les guerres de religions) et se sont étendues à toute l’Europe.
L’Histoire a confirmé les intuitions de Clausewitz. Il subsiste en effet des guerres de choix, soit parce que leur enjeu est faible pour au moins un des belligérants, soit parce que l’inégalité de la force permet à un des acteurs de toujours maitriser la balance des fins et des moyens. Cela a été le cas des guerres menées par les pays du Nord au sein des pays du Sud, en Indochine, à Suez, en Algérie, aux Malouines, en Irak, en Afghanistan ou au Sahel par exemple. Mais la tendance de la guerre à devenir totale s’est aussi renforcée depuis deux siècles. L’implication croissante des peuples, par la démocratie, le nationalisme, l’idéologie ou le religieux a déséquilibré le triangle des pouvoirs que Clausewitz surnomme « l’étonnante trinité » : le politique qui détermine les buts de la guerre, le général qui en gère les difficultés et le peuple qui lui fournit l’énergie instinctive. Le poids des peuples tend à émanciper la guerre de ses initiateurs. Les sanglantes guerres nationales ou civiles de la fin du XIXème siècle, les deux guerres mondiales, les guerres entre chiites et sunnites au sein du monde arabe ou les guerres communautaires du Moyen-Orient en sont des illustrations. Les passions, les ressentiments, les haines, le désir de revanche et la surenchère armée provoquent des agressions réciproques qui permettent à chacun – c’est une spécificité humaine – de se considérer dans la position de l’agressé et de libérer sans retenue sa violence.
Cette spirale de la violence recoupe pour René Girard l’effet pervers évoqué plus haut : en l’absence de régulation par le sacré archaïque et face à l’échec de la diffusion du message évangélique, ne sommes-nous pas confrontés à une tendance anthropologique majeure qui risque de mener l’humanité à sa perte ?
Le monde nouveau peut-il mener au cataclysme ?
Le croisement de la perspective de René Girard et de l’analyse de Clausewitz offre de nombreuses clés de compréhension sur l’évolution stratégique que nous observons en ce début de XXIème siècle.
Un renforcement du désir mimétique et de la violence qui en résulte
La mondialisation généralise la rivalité mimétique. Elle donne en effet une ampleur nouvelle aux processus qui ont stimulé la violence des sociétés humaines. La diffusion des moyens de communication a entrainé une homogénéisation inédite des désirs des êtres humains. Le phénomène mimétique que l’anthropologue limitait au groupe de chasseur-cueilleurs il y a plusieurs milliers d’années, se retrouve aujourd’hui reproduit à l’échelle du village global. La ressemblance croissante suscite des jalousies, des ressentiments et une survalorisation des différences identitaires qui génèrent des tensions croissantes palpables, à la fois au sein des sociétés atomisées et entre les pays. Cette indifférenciation croissante crée en effet paradoxalement une exacerbation des différences, perçues comme irréductibles et génératrices d’antagonisme. Cette contradiction apparente réunit en quelque sorte les analyses de Fukuyama, prédisant la fin de l’Histoire d’une humanité qui s’homogénéise, et celles d’Huntington, pronostiquant le clash de civilisations irréductiblement différentes. Elle est illustrée par la guerre inexpugnable lancée par les djihadistes de Daesh pourtant parfaitement intégrés dans les codes culturels et médiatiques internationaux ou par le conflit civilisationnel qui s’exacerbe entre la Chine et les Etats-Unis alors que ces deux pays n’ont paradoxalement jamais été aussi proches.
Cette tension globale croissante est aggravée par le regain des nationalismes, des religions ou des phénomènes de masse. La mondialisation renforce la pression populaire qui tend, comme l’avait noté Clausewitz, à transformer la guerre en croisade redoutable. Les rhétoriques de George W. Bush, de Xi Jinping, d’Erdogan ou d’Al Bagdhadi illustrent cette évolution. Cette théologisation de la guerre, déjà identifiée par Carl Schmitt, s’appuie paradoxalement sur le pacifisme européen qui en mettant la guerre hors la loi la laisse se répandre partout. La guerre, note Girard, atteint ainsi une autonomie que le Politique va de moins en moins pouvoir contenir, à moins de surenchérir et de devenir totalitaire.
La vision chrétienne édulcorée favorise le repli sur soi et le matérialisme : en l’absence de Bouc émissaire, la violence en Occident passe du niveau politique au niveau social.
L’Occident est en déséquilibre. En son sein le principe de violence réciproque n’est plus maitrisé par le mythe du sacrifice. Si la recherche du coupable « idéal » reste un outil pour calmer les passions populaires, nul occidental ne dirait aujourd’hui qu’il est possible de pacifier les relations internationales par la destruction d’un peuple coupable. La compréhension moderne du concept de Bouc émissaire est trop bien ancrée dans ces sociétés.
Le corollaire de cette absence d’échappatoire est que la tension grandissante ne peut plus être évacuée et que le sentiment d’agression ressentie s’accumule et peut dégénérer en représailles croissantes immaitrisables. Cette tension qui s’accumule est aujourd’hui contrainte par un reliquat de culture chrétienne marquée par le rejet de la violence, mais René Girard souligne avec justesse qu’en l’absence de compréhension profonde du principe évangélique de relation à l’Autre, la sécularisation des sociétés occidentales mène, au nom d’une uniformisation et d’une individualisation fondées sur le matérialisme (« nous sommes tous les mêmes et tous seuls »), à l’explosion des tensions mimétiques. L’agressivité et les divisions croissantes qu’on peut observer au sein des sociétés européennes et américaines en attestent. La guerre civile guette les sociétés marquées par une « chrétienté zombie », pour reprendre un concept d’Emmanuel Todd.
Le retour de la violence archaïque et des Boucs émissaires
La désoccidentalisation croissante du monde, qui s’est amorcée au cours de la première décennie du siècle, apporte un élément nouveau. D’abord par la remise en cause des idéaux d’universalisme et de paix (mal) portés par la culture occidentale, ce qui tend à généraliser l’emploi désinhibé de la force par les puissances émergentes, qu’elles soient globales comme la Chine ou la Russie ou régionales comme la Turquie ou l’Iran.
Elle semble ensuite, dans une logique plus girardienne, apporter un renouveau aux approches sacrificielles archaïques. La notion de « peuple coupable » dont la disparition apaiserait les tensions est ainsi reprise vis-à-vis d’Israël, de l’Arménie ou du Kurdistan. L’Europe pourrait rejoindre la liste tant elle présente toutes les caractéristiques de la proie idéale : à la fois riche, convoitée, méprisée, doutant d’elle-même, elle ne fait peur à personne tout en suscitant un ressentiment qui autoriserait à la désigner comme le bouc émissaire des tensions régionales, coupable de tous les dysfonctionnements internationaux.
Dans ce domaine la Chine occupe une place particulière. Pays aux capacités hors norme, elle est animée par une soif de revanche et un ressentiment anti-occidental entretenu par un pouvoir omnipotent. Elle a théorisé la guerre « hors limite » qui intègre tous les moyens d’action permettant d’atteindre les objectifs politiques : économie, culture, social, information, santé, cyber, … et militaire. Cette nouvelle forme de « guerre politique » clausewitzienne qui manipule les masses mais les garde sous son contrôle et est donc en mesure de résister à leur pression pourrait être une alternative rationaliste à la montée aux extrêmes redoutée par René Girard, sauf bien entendu si l’adversaire américain soumis à la pression populaire l’entraine dans l’escalade mimétique. Il faut ainsi noter que le risque de montée aux extrêmes est paradoxalement plus fort chez les démocraties que dans les dictatures.
La technologie facteur aggravant, à l’exception du nucléaire ?
L’explosion de la technique depuis deux siècles qui, pour reprendre la formule d’Heidegger, arraisonne le monde comme une nécessité qui échappe au contrôle des hommes, renforce le risque d’emballement. Les progrès technologiques jouent en effet un double rôle, en terme de représentation cognitive et de capacité de destruction. D’une part les moyens de communication et d’information qui transforment la planète en village global recréent à une échelle nouvelle les phénomènes de masse et d’identification qui favorisent les violences incontrôlées. Les capacités de manipulation inédites qu’ils offrent aux dirigeants permettent de renforcer cette violence et de l’orienter sur des objectifs définis. La guerre des représentations est déjà en cours dans les séries, les chaines d’information et les réseaux sociaux et elle hystérise les populations. D’autre part, la technologie favorise le « passage à l’acte » en ouvrant le spectre des moyens de destruction massive (nucléaire, bactériologique, chimique, cyber, etc.) désormais à la portée de nombreux acteurs.
Dans ce domaine l’arme nucléaire a une place particulière qu’avait identifié Raymond Aron dans son étude sur Clausewitz. Sa puissance, sa soudaineté, la centralisation de ses dispositifs tendent à marquer une ligne claire dans le processus d’escalade de la violence qui favorise une forme de rationalité et peut permettre d’éviter l’hystérie apocalyptique. C’est la logique de la dissuasion nucléaire, qui a fait ses preuves jusqu’à présent, même si René Girard le conteste.
Que faire ?
Ainsi la fin de l’Histoire n’est pas advenue car l’Homme est fondamentalement violent, en particulier à l’égard de celui qui lui ressemble. La mondialisation a accéléré les possibilités de violence mimétiques, en réduisant les garde-fous politiques, moraux et intellectuels par l’affaiblissement des acteurs étatiques, sociétaux et spirituels. On assiste donc à la fois aux retour de puissances autocratiques revanchardes, à la montée des tensions au sein des sociétés ouvertes, à l’apparition de menaces et de risques transnationaux, au renouveau du Sacré archaïque et à la généralisation d’un ressentiment victimaire.
Nul besoin d’être croyant pour tirer profit de l’éclairage de René Girard sur ces évolutions stratégiques, fruits de ruptures anthropologiques majeures. Le monde occidental, porté par les idéaux chrétiens d’universalité et de paix et par la rationalité grecque, a manqué sa cible en n’arrivant pas à articuler la mort du sacré et la relation à l’Autre. Il suscite donc désarroi et haine de soi en son sein, déception et ressentiment à l’extérieur. Or le ressentiment, dans la réciprocité qu’il implique, est le moteur ultime de la montée aux extrêmes par des populations ou des Etats qui se prétendront tous en position d’agressés. Tous baignent dans un environnement informationnel qui favorise l’indifférenciation et la manipulation, environnement propre à multiplier les rivalités mimétiques de tous contre tous. Enfin les outils de la violence n’ont jamais été aussi nombreux, aussi répandus et aussi destructeurs. Les conditions d’une réaction en chaine de violences et de guerres sont donc réunies.
Deux tendances apparaissent : d’un côté le retour du sacré archaïque, déjà à l’œuvre dans le monde musulman, mais également en Russie et en occident même (le fondamentalisme chrétien américain ou l’écologisme en ont les caractéristiques) qui tente de juguler la violence en identifiant des boucs émissaires. De l’autre le développement d’un rationalisme dictatorial en recherche de suprématie organisant une guerre « hors limite » mais sous contrôle, comme le prépare la Chine.
Ce constat n’est donc pas réjouissant, en particulier pour l’Europe en position de doute, de faiblesse et d’accusée. Pour éviter le scénario apocalyptique qu’annonce René Girard, il semble possible d’agir dans deux directions :
La première en renforçant le poids du politique et donc de la rationalité dans les relations internationales : définir nos intérêts, nommer les adversaires et les respecter, s’entendre sur des règles avec eux tout en acceptant l’adversité et le rapport de force. Redonner son pouvoir au Politique au sein de « l’étonnante trinité » de Clausewitz est essentiel pour calmer les passions populaires, et donner du sens à l’action militaire et rationaliser les rapports de force.
La seconde est plus spirituelle. Elle vise à tenter de retrouver l’objectif initial occidental en articulant un rapport à l’Autre qui ne soit pas indifférenciant mais qui accepte au contraire l’altérité et remplace la rivalité et la surenchère victimaire par la comparaison et l’admiration mutuelle. La population de notre planète n’a pas vocation à se transformer en Européen et René Girard nous apprend que ce serait la voie vers une violence généralisée. Acceptons donc l’idée que nos voisins ne sont pas comme nous et ne partagent pas les mêmes objectifs, réservons la recherche d’homogénéité à des entités d’échelle praticable (l’état-nation par exemple) et recherchons un mode de relations fondée sur la recherche d’un bien commun dans le respect des différences.