Directeur général de l’Institut de la Fondation Méditerranéenne d’études stratégiques (FMES). Entretien initialement publié dans le numéro 55 de la Revue Moyen-Orient (juillet-septembre 2022).
Espace d’union entre l’Europe, l’Afrique et le Levant, la Méditerranée présente toutefois de nombreuses divisions. Pouvez-vous dresser les grandes lignes de ces points communs et des différences ?
L’espoir d’un bassin méditerranéen unifié par l’intégration économique qui entrainerait inexorablement une convergence sociétale, culturelle et politique est derrière nous. C’était le dessein de toutes les initiatives des années 1990, marquées par l’idéologie de la Fin de l’Histoire : le processus de Barcelone de l’Union Européenne, le Dialogue méditerranéen de l’OTAN et le Partenariat Méditerranéen pour la coopération de l’OSCE pronostiquaient une convergence des deux rives vers le modèle européen.
Aujourd’hui nous observons le phénomène inverse : les deux rives divergent dans tous les domaines : économique, social, démographique, culturel, politique … et cette tendance se renforce avec la crise pandémique, le réchauffement climatique et les bouleversement géopolitiques. Ce fossé entre deux mondes qui sont à la fois si différents et si proches géographiquement entraine des frustrations, génère des tensions et alimente un ressentiment croissant à l’égard de l’Europe, entretenu par des pouvoirs fragiles, des idéologues islamistes et des puissances revanchardes qui identifient celle-ci comme un bouc émissaire commode.
Cette région est donc un concentré de tensions : au sein des sociétés, entre les deux rives, entre les puissances régionales et entre les puissances globales qui l’utilisent comme terrain de jeu dans un monde où les rapports de forces deviennent la norme, comme la guerre en Ukraine nous le démontre.
Comment analysez-vous les politiques migratoires des riverains occidentaux de la Méditerranée, espace de passage important entre l’Afrique et l’Europe et au cœur des actions de Frontex ?
La migration des populations du sud de la Méditerranée vers l’Europe est un phénomène structurel qui découle de la divergence que j’ai décrite. C’est en cela qu’il pose un problème aux pays européens qui savent que le flux est potentiellement très important et déstructurant par son impact sur les sociétés d’accueil. Le renforcement de Frontex est la conséquence de cette prise de conscience, mais il me semble que la mise en place d’un meilleur contrôle migratoire, s’il est indispensable, ne suffira pas à réduire le nombre de jeunes Africains prêts à risquer leur vie pour vivre mieux.
C’est donc les causes qu’il faut traiter. Il ne s’agit plus de tenter de transformer les pays de la rive sud en « néo-européens », ce serait illusoire au moins à moyen terme. Il me semble nécessaire d’élaborer un nouveau mode d’aide au développement de ces pays, qui tienne mieux compte des spécificités culturelles, sans nécessairement leur imposer toutes les règles de gouvernance appliquées en Occident. Cela impliquera certainement un transfert massif de richesse et donc une baisse de niveau de vie des Européens qui ne sera acceptable qu’avec une réduction forte des inégalités dans leurs pays et un véritable leadership pour faire adhérer les populations. Ce sera certainement difficile, mais nul ne peut croire que le statu quo est tenable et que les barrières, si elles sont indispensables, seront suffisantes.
Quelles sont les priorités stratégiques de la France en Méditerranée, notamment pour sa partie orientale ? Quels sont les défis du nouveau président français ?
Pour la France, cette région est stratégique à plusieurs titres.
Elle représente d’abord son interface avec l’Afrique, continent sous tension croissante, travaillé par des puissances (notamment la Russie et la Chine) qui cherchent à dégrader la relation complexe que ce continent entretien avec l’Europe et en particulier avec la France. Dans ce domaine, les enjeux de développement et de représentations intellectuelles liées à la période coloniale sont clés.
La Méditerranée place également notre pays en contact direct avec le Moyen-Orient et le monde musulman, soumis à des tensions internes (chiites-sunnites, salafisme-Islam politique, Israël-Palestine, Liban, Irak, Syrie, Kurdistan) et des rivalités fortes (Iran-monarchies du Golfe-Israël, Turquie-Chypre-Egypte). Ici, Israël et le Liban tiennent une place particulière compte-tenu des diasporas françaises dans ces pays.
Enfin cette région est le lieu de compétition des puissances pour le contrôle du flanc sud de l’Eurasie. Etats-Unis, Russie et Chine s’y affrontent à fleuret de moins en moins moucheté. Des puissances régionales comme l’Iran et la Turquie s’associent à cette course à la puissance. Tous ont en commun un désintérêt ou même une hostilité à l’égard de l’Europe. Pour la France, l’intégration du facteur européen dans ce jeu de puissance est déterminant. C’est une question de survie.
Le volet économique, souvent cité, n’est pas le plus important. Si 10% du trafic commercial mondial traverse la Méditerranée entre Suez et Gibraltar, pour la France et pour l’Europe en général, le contournement de l’Afrique n’aurait pas un impact majeur. Ce n’est bien entendu pas la même chose pour l’Italie, la Grèce, et surtout la Turquie, la Russie ou l’Egypte qui perdrait un accès direct à l’économie mondiale. C’est le gaz, en particulier celui qui git sous la mer dans la partie orientale du bassin, qui représente l’enjeu économique le plus important. Il est source de coopération entre la Grèce, Israël, Chypre, l’Egypte, mais également de tension avec la Turquie.
On voit donc que la partie orientale de la Méditerranée est un concentré des tensions de cette région. Le nouveau président – ou la présidente – de la République devra prendre en compte ce nouvel environnement, beaucoup moins favorable à la France et à l’Europe. Il faudra favoriser l’émergence d’une stratégie européenne vis-à-vis de la Méditerranée, en expliquant qu’elle n’est pas en concurrence mais au contraire en synergie avec le front face à la Russie qui est désormais notre priorité partagée.
Avec le port de Tartous, en Syrie, la Russie possède un débouché direct sur la Méditerranée orientale. Pouvons-nous assister à une militarisation plus forte de cette zone maritime alors que le conflit chypriote n’est pas éteint ?
La présence de la Russie en Méditerranée n’est pas une surprise. Depuis Catherine II au XVIIIème siècle, la Russie organise son accès vers les mers chaudes qui ne peut passer, de façon permanente, que par la Méditerranée. Cet accès n’est pas si simple : il lui impose un contrôle de la mer Noire, un accord avec la Turquie pour le passage des détroits et des points d’appuis pour permettre le déploiement dans la durée de ses navires. La base de Tartous en Syrie, comme celle de Port Soudan en mer Rouge sont ainsi indispensables au maintien d’une présence militaire qui permet à la Russie d’appuyer militairement sa diplomatie. Ce retour dans la région a profité de l’espace laissé par les Occidentaux : Le refus des Etats-Unis, comme des Européens, de s’impliquer plus dans la guerre en Syrie après 2013 a permis à la Russie de prendre la place vacante et de s’instaurer en juge de paix au Proche-Orient. Arbitrant le jeu complexe entre la Syrie, l’Iran, la Turquie et même Israël, Moscou a également su profiter du désengagement américain dans le Golfe et renforcer sa posture en Afrique du Nord, en particulier en Egypte, en Algérie et dans le conflit Libyen.
La Russie pèse donc à nouveau dans la région, et comme sa politique s’appuie sur le rapport de force et vise à l’affaiblissement de l’Europe, elle créée un environnement beaucoup plus menaçant pour les forces européennes qui se déploient dans la zone, que ce soit au Sahel, en Lybie ou en Méditerranée orientale. Les unités mercenaires (Wagner), les bombardiers, frégates et sous-marins basés en Syrie, et les nombreux sites de missiles antiaériens, antinavires et de frappe contre la terre visent à pouvoir dénier si nécessaire l’accès de cette zone aux forces occidentales. Cette militarisation croissante, dont la guerre en Ukraine représente le paroxysme, s’est généralisée dans tout le bassin. A titre d’exemple, l’augmentation du tonnage des marines de guerre prévue entre 2008 et 2030 est de 32% pour la Turquie, 36% pour l’Italie, 166% pour Israël et 170% pour l’Egypte.
La Turquie se présente volontiers comme « la » puissance de Méditerranée orientale, notamment depuis son action en Libye après 2011. Quelles sont les ambitions d’Ankara ? Dans quelle mesure les détroits turcs sont-ils des observatoires privilégiés de la situation en mer Noire ?
Il y a quinze ans on n’aurait pas mentionné la Turquie dans les puissances qui impactent la sécurité en Méditerranée. Aujourd’hui c’est une évidence : la Turquie développe une stratégie autonome, privilégiant ses intérêts, y compris au détriment de ceux de ses voisins, éventuellement par la force. En cela elle est parfaitement en ligne avec le nouvel environnement mondial qui se met en place. Ankara souhaite profiter du remue-ménage géopolitique actuel, qui laisse des espaces de manœuvre aux puissances régionales pour renforcer leur poids au détriment notamment des pays européens.
Pour ce faire, Recep Tayyip Erdogan s’appuie sur des ressorts intellectuels et culturel forts : un nationalisme turc très puissant, la dynamique musulmane à l’œuvre dans la région, l’idéologie Eurasiatique promue par la Russie et la Chine, la nostalgie d’un Empire ottoman fantasmé et la vague anti-occidentale qui marque notre époque. Le pouvoir turc dispose de nombreux outils : les séries, les films et la musique qui ont un grand succès dans le monde arabe ; l’agence turque de coopération et de coordination Tika, troisième pourvoyeuse mondiale d’aide au développement ; la compagnie aérienne Turkish Airlines qui dessert plus de 250 destinations internationales ; la construction de mosquées par la Diyanet, l’Autorité religieuse du gouvernement turc ; une diaspora plutôt disciplinée …
En synthèse, la politique turque est à la fois ambitieuse, agressive et omnidirectionnelle, mais elle est également souple. Recep Tayyip Erdogan sait en effet s’arrêter à temps lorsqu’il observe une opposition inattendue et opérer des replis tactiques qui lui permettent de surmonter la difficulté tout en conservant son objectif final. Les volte-face devant Vladimir Poutine après la destruction d’un bombardier russe en 2015, devant les sanctions de l’Union Européenne en 2020 après les intrusions dans les eaux chypriotes, devant le durcissement de Joe Biden en 2021 à propos de l’Etat de droit ou devant les puissances arabes après la condamnation par la ligue arabe en 2022 des opérations militaires en Syrie et en Irak, en sont des illustrations. La Turquie sait ne pas aller trop loin et optimiser ses cartes. Elle vient d’ailleurs de piocher un bel atout : La guerre en Ukraine place la Mer Noire en position stratégique et renforce la position d’Ankara, gardienne des détroits et partenaires des deux camps. C’est dans ce cadre qu’elle s’est placée en négociatrice entre l’Ukraine et la Russie, excluant de facto l’ONU et les Européens.
Les enjeux gaziers sont majeurs en Méditerranée orientale. Quels sont les différents scénarios de sortie de crise ?
La découverte de gisements de gaz en Méditerranée orientale pourrait être une source d’apaisement et de coopération. Dans ce domaine en effet, la stabilité est clé pour attirer les investisseurs et la coopération est nécessaire pour partager les coûts et optimiser les investissements très importants. Le modèle économique est excellent : la consommation mondiale de gaz est en croissance depuis 30 ans et bénéficie d’un coût de production plus abordable que le pétrole tout en émettant moins de CO2, l’Union européenne est un important consommateur et souhaite remplacer son approvisionnement russe et enfin la concentration des champs autorise des synergies et des effets levier en termes d’exploitation et d’exportation. Ce gisement Est-méditerranéen est évalué aujourd’hui à 3500 milliards de m3, équivalent aux réserves norvégiennes, et pourrait profiter à Israël, l’Autorité palestinienne, l’Égypte, le Liban, Chypre et la Turquie.
De nombreux accords ont déjà vu le jour : Egypte et Israël pour l’exportation du gaz israélien vers son voisin du sud ; Chypre, Grèce, Italie et Israël pour la construction du pipeline EastMed, et surtout la création d’un Forum Est-méditerranéen du gaz (EMGF) constitué par l’Egypte, Chypre, Israël, l’Autorité palestinienne, la Jordanie, la Grèce, la France et l’Italie. La plupart des zones économiques exclusives (ZEE) ont fait l’objet d’accords, sauf celle entre le Liban et Israël et celles concernant la Turquie (la Syrie étant un cas particulier compte tenu de la guerre civile).
Car la compétition pour le gaz est également l’illustration des jeux des puissances régionales : concernant le Liban, c’est le jeu du Hezbollah et donc la stratégie de l’Iran face à Israël qui est déterminante. Concernant la Turquie c’est son positionnement à l’égard de la Grèce, de l’Egypte et de l’Europe qui est en cause. C’est bien la place géopolitique de ces deux puissances dans la région qui est en jeu, au-delà des simples intérêts économiques. Les scénarios dépendront pour l’Iran de l’accord global avec les Etats-Unis sur le nucléaire et du maintien de son influence dans la région : Irak, Syrie, Liban, Hamas, Yémen. Pour la Turquie, ils dépendront de la perception d’Ankara d’avoir optimisé ses atouts dans les dossiers régionaux : gaz, espaces maritimes, aides financières européennes, populations kurdes en Syrie et en Irak, liens économiques en Libye et dans le Caucase, etc…
Quelles sont les conséquences de la guerre en Ukraine sur l’espace méditerranéen oriental, notamment en termes stratégiques et commerciaux ?
La guerre en Ukraine a d’abord eu pour effet de faire flamber le prix du blé et des hydrocarbures. Le premier est une très mauvaise nouvelle pour la région qui est un importateur important de blé et de céréale venant de Russie et d’Ukraine. Le deuxième peut être une bonne nouvelle pour les pays producteurs du Golfe, l’Algérie et plus proche de la Méditerranée orientale, la Libye. Elle sera en revanche une très mauvaise nouvelle pour la plupart des pays de la région qui cumuleront l’impact des deux augmentations qui aggraveront une économie déjà fragilisée par la crise du Covid, la récession économique et la baisse du tourisme. La Syrie, le Liban, la Jordanie, l’Autorité palestinienne, et l’Egypte vont probablement souffrir.
Le deuxième impact dans cette région est d’ordre politique. De nombreux pays entretiennent des relations croissantes avec la Russie qui, profitant du relatif désengagement américain, est devenue incontournable dans la région depuis son retour à l’occasion de son implication dans le conflit syrien en 2015. La Syrie, l’Egypte, une partie de la Libye, les pays du Golfe, mais également Israël qui abrite une très importante diaspora russe et qui cogère avec le Kremlin l’implication iranienne en Syrie ne souhaitent pas rompre leurs liens avec un acteur considéré comme fiable, fournisseur d’armement, peu regardant sur les droits de l’homme et complémentaire des Occidentaux. Cette situation imposera à ces dernier une forme de souplesse géopolitique.
Enfin, le dernier impact concerne la posture stratégique de l’Europe. Cette guerre la place dans une situation nouvelle. Elle est confrontée, sur propre son continent, à une tentative d’annexion militaire d’un pays qui s’identifie à elle et l’appelle à l’aide. La manière dont les pays européens répondront à cette agression et à cette demande les positionneront dans la nouvelle aire de jeu géostratégique mondial qui se met en place sous nos yeux. Va-t-elle se cantonner à des postures moralisantes ? va-t-elle rentrer dans la dialectique du rapport de force et assumer les risques qui vont avec ? va-t-elle accepter des efforts voire des souffrances inhérentes à ce bras de fer, à l’image de son adversaire ? le monde entier observe les pays européens et nos voisins, amis ou rivaux, tireront leurs conclusions sur notre capacité à défendre nos intérêts, nos valeurs et nos alliés face à l’adversité. Toute faiblesse, maladresse ou lâcheté se paiera cher un jour ou l’autre.
La Chine devient un acteur méditerranéen en investissant dans des ports, comme en Grèce et en Algérie. Quels sont les objectifs de Pékin dans cet espace maritime européen ? Menacent-ils la souveraineté des pays riverains de la Méditerranée ?
Dans sa « guerre hors limite », pour reprendre une expression chinoise qui souligne l’interaction de tous les volets de la puissance – économique, culturel, juridique, médiatique, informatique, communicationnel, militaire – contre les Etats-Unis pour la suprématie mondiale, la Méditerranée est surtout le théâtre d’une compétition économique et d’influence. Il s’agit de maitriser l’accès aux marchés et aux technologies européennes et de mettre en place un réseau d’allégeances politiques qui seront utilisés lors des rapports de forces diplomatiques avec l’adversaire. Dans la région, la Chine est donc plutôt un facteur de stabilité, ce qui lui permet de tisser sa toile même si sa solidarité de fait avec le perturbateur russe lui impose de temps en temps de prendre parti. Son arme principale consiste à la prise de contrôle des principaux ports de la région ce qui a évidemment un impact négatif sur la souveraineté des pays européens. Nul doute que, comme la gestion de la crise du Covid l’a révélé, Pékin n’hésitera pas en cas de rapport de force à utiliser la coercition économique et politique si nécessaire.
Entretien réalisé par Guillaume Fourmont