Le Chef de Bataillon Jean-Baptiste Blandenet est un officier de l’armée de Terre, issu de l’arme des Transmissions. Saint-Cyrien, il a servi sur plusieurs théâtres d’opérations extérieures, en Afrique et au Moyen-Orient. Il est actuellement stagiaire à la 27e promotion (P27) de l’École de Guerre.
Cet article a été publié dans la revue Conflits.
Véritable fracture pour la France du XIXe siècle, la guerre franco-prussienne de 1870 a aujourd’hui disparu de notre mémoire collective, et son enseignement a été éclipsé par celui de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale. Son évocation ramène à peine quelques vagues images issues de nos vieux cours d’Histoire : Napoléon III vaincu et humilié à Sedan, Gambetta qui quitte Paris en montgolfière, la naissance de l’Allemagne moderne dans la galerie des glaces à Versailles, l’insurrection et la répression de la Commune de Paris.
Sur le plan militaire, quelques spécialistes et historiens continuent à s’intéresser aux leçons de 1870, mais notre connaissance de ce conflit n’a plus rien de comparable avec la première moitié du XXe siècle, quand les cours sur la guerre franco-prussienne constituaient l’abécédaire de la formation à l’École Supérieure de Guerre[1].
Les similitudes entre 1870 et 2020
La guerre franco-prussienne pourrait pourtant faire l’objet d’une plus grande attention. D’une part, parce que la situation en 1870 présente d’étranges similitudes avec celles que nous connaissons en 2020 : la France est un pays en paix qui ne croit pas vraiment à une guerre conventionnelle et de haute intensité ; l’armée française est une armée au format réduit et tournée vers les théâtres d’opérations extérieures ; la rumeur, la désinformation et les théories complotistes circulent sans frein et sont omniprésentes dans l’opinion. D’autre part, parce que la manière dont s’y sont déroulées les opérations continue à nous interpeller par son actualité, que ce soit dans les défaillances de la logistique ou du commandement, ou encore dans la façon de vivre la violence ou d’utiliser la géographie.
Ainsi, la guerre de 1870 n’a tout simplement pas dit son dernier mot. Avec tout le recul historique que l’on peut maintenant se permettre, son étude invite nos armées modernes à l’introspection, et en tant qu’officier, spécialiste de la défense ou décideur du monde civil, à rester humble face aux évènements. Aussi, arrêtons-nous quelques instants sur ce conflit qui bouleversa les certitudes de l’armée française et voyons comment il pourrait être une source d’inspiration pour demain.
PREMIERE PARTIE : LE DEROULEMENT DE LA GUERRE
La France, puissance arrogante
La France de juillet 1870 est une très grande puissance et son armée jouit d’une excellente réputation. Certes, les différents régimes qui ont succédé à Napoléon Ier n’ont pas réussi à desserrer l’étau géopolitique mis en place par le Congrès de Vienne – d’autant que l’arrivée d’un nouveau Bonaparte au pouvoir a accru la méfiance des monarques européens – mais l’époque est à la prospérité économique et le Second Empire a obtenu plusieurs succès politiques et militaires emblématiques. Ainsi, la France a soutenu adroitement l’indépendance de l’Italie tout en garantissant l’intégrité du Pape ; elle a poursuivi avec succès son entreprise coloniale et a réussi à défaire les prétentions russes en Crimée. La campagne du Mexique est peut-être un échec, mais, de l’avis général de l’époque, cet échec est à mettre plutôt sur le compte de mauvais calculs politiques que sur les opérations militaires, qui ont été, on le dit, très bien conduites. Pourtant, cet état des lieux cache en réalité de profondes faiblesses : sur le plan politique, l’Empereur malade perd peu à peu le pouvoir au profit d’un régime parlementaire, « l’Empire libéral ». Sur le plan militaire, l’armée française est avant tout un grand corps expéditionnaire, structuré autour de troupes d’élite (troupes de marine, Légion étrangère) avec des effectifs réduits, mais un équipement moderne, dont les fameux fusils « chassepot ». Enfin, la France observe le monde avec l’arrogance de ses succès, et cette arrogance contribua à précipiter le désastre de 1870.
Une guerre improbable
En juillet, personne ne croit vraiment à la guerre, et à juste raison : la Prusse n’est certes pas un pays ami et le récent conflit avec l’Autriche comme ses visées expansionnistes inquiètent, mais elle n’est pas non plus un adversaire. Il faut qu’une querelle éclate à propos de la succession du trône d’Espagne pour que la tension augmente jusqu’à la crise et jusqu’au conflit armé, jugé alors inévitable. Sans revenir sur les causes lointaines et proches de la guerre[2], deux points méritent notre attention. Le premier est que du côté prussien, l’on suit un objectif parfaitement clair : l’unification des États allemands dans un nouvel Empire. Pour mener à bien ce projet, le Royaume de Prusse dispose d’une organisation du commandement cohérente : Moltke commande les opérations militaires, le chancelier Bismarck mène la manœuvre politique, et le roi Guillaume arbitre, c’est à dire choisi ce qui relève du politique et ce qui relève du militaire. Aux yeux des dirigeants prussiens, la guerre avec la France n’est que le point final d’une stratégie de long-terme qui vise à rassembler les États allemands dispersés, grâce à une épreuve commune face à un adversaire commun. Une guerre contre la France serait fédératrice et symbolique notamment parce que c’est l’Empire français qui a mis fin, en 1806, au Saint Empire Romain Germanique après Iéna. Mais pour bien faire, il faudrait que ce soit la France qui soit de nouveau dans la position de l’agresseur, ce qui permettrait de justifier une levée en armes de tous les États allemands. C’est là qu’intervient le deuxième point essentiel du départ du conflit : la rumeur. L’été 1870 est propice à la dissémination de toute sorte de ragots, de on-dit, de complots inventés, qui sont amplifiés par des médias de plus en plus nombreux et de plus en plus modernes. On parle, on ergote ; dans tous les bistros des deux côtés du Rhin, on donne son avis sur la crise, et bien souvent on fait le jeu de la montée aux extrêmes. « Ne nous laissons pas humilier ! » s’écrie-t-on côté français ; « Cette fois-ci, nous ne laisserons pas les Français saccager nos campagnes ! » acclame-t-on du côté allemand. Et c’est dans ce contexte périlleux que Bismarck réussit à instrumentaliser la querelle bien mineure de succession du trône d’Espagne, en se montrant ouvertement conciliateur avec la France, mais en attisant les tensions en sous-main, notamment en falsifiant la fameuse « dépêche d’Ems »[3]. En France, l’ensemble du corps politique joue la surenchère pour ne pas paraître lâche, et presse l’Empereur affaibli de déclencher la guerre. Ce sera une guerre rapide, dit-on, face à un Allemand que l’on a vaincu tant de fois par le passé, et l’armée est prête, il « ne manque pas un bouton de guêtre »[4]. Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse « d’un cœur léger »[5]. L’Europe est atterrée devant cette agression française et les États allemands (le royaume de Bavière, le royaume de Wurtemberg, le Grand-Duché de Bade et le Grand-Duché de Hesse-Darmstadt) s’allient immédiatement à la Prusse.
Les deux grandes phases de la guerre
La chronologie du conflit peut être divisée en deux grandes phases. De la déclaration de guerre du 19 juillet à la capitulation de Napoléon III à Sedan, le 2 septembre, les combats sont conventionnels. Les états-majors français envisagent de porter la guerre en Allemagne. En face, les états-majors prussiens ont planifié une invasion par l’Alsace puis de se diriger vers Paris, avec trois grandes armées qui se rassemblent sur le Rhin. Dès le 19 juillet, deux armées françaises se préparent à faire mouvement vers l’Est : l’armée d’Alsace (Mac Mahon) et l’armée de Lorraine (Bazaine). Mais la mobilisation tarde. L’opération amphibie qui fût un temps envisagée au nord de l’Allemagne est abandonnée, faute d’effectifs, de même que toute manœuvre navale d’envergure : quelques actions limitées mises à part[6], les navires de guerre français resteront à quai pendant toute la durée du conflit. Les structures ne sont pas prêtes, la logistique française n’est pas adaptée à une guerre contre ses voisins : les stocks sont disséminés un peu partout, le soutien des troupes n’est pas prévu, les quantités sont insuffisantes. Pour finir, les premières troupes françaises ont beau être présentes sur la frontière le 20 juillet, l’artillerie n’arrive que le 27. Toutes les unités se regroupent et se portent vers les régions de l’Est dans le plus grand chaos, à l’aide d’un chemin de fer qui démontre pour la première fois son usage militaire.
Le choix de la défensive
Finalement, le commandement français, devant l’état d’impréparation des troupes, et constatant également l’abandon de ses potentiels alliés européens (l’Italie et l’Autriche) modifie ses plans à la va-vite et privilégie la défensive. Les premiers combats se traduisent donc par une rencontre sur la frontière entre Français et Allemands et tournent rapidement à l’avantage de ces derniers. En effet, si individuellement le fantassin français semble mieux équipé et plus combattif, collectivement les Allemands disposent de meilleures pièces d’artillerie (le canon Krupp), sont plus disciplinés et mieux coordonnés. Surtout, les Français s’installent en défensive sur des positions qui n’ont pas été valorisées à l’avance face à un adversaire qui est déjà en supériorité numérique. De plus, les généraux prussiens savent bien mieux se servir du terrain pour concentrer leurs efforts, et ils obtiennent systématiquement des rapports de force locaux très favorables. Après la bataille de Woerth, le 6 août, l’Armée d’Alsace est bousculée au nord d’Haguenau et se replie en désordre sur le camp de Châlons pour se réarticuler, laissant aux Allemands les mains libres en Alsace et dans les Vosges.
Le même jour, à Spicheren (Forbach), l’Armée de Lorraine est bousculée de même et se retire dans la direction de Verdun, avec l’idée de protéger les accès de Paris. Mais les Français se font rattraper sur la Moselle, et après de très durs combats à Mars-la-Tour (le 16 août) puis à Saint-Privat (le 18), l’armée de Lorraine se retrouve enfermée dans Metz avec 180 000 hommes, et assiégée (le 20). La nouvelle armée de Châlons, reformée à partir de l’armée d’Alsace et toujours aux ordres de Mac Mahon, remonte alors vers le Nord-Est pour rejoindre Bazaine dont il ignore l’encerclement dans Metz comme sa position exacte. Mais Mac-Mahon, qui a été rejoint par l’Empereur, franchit la Meuse trop au Nord, entre Sedan et Mouzon, et se retrouve bientôt acculé sur la rive droite, coincée entre la frontière belge et deux armées allemandes qui le prennent en tenaille par le Sud et par le Nord. Le 2 septembre, Napoléon III, malade et profondément affaibli, capitule à Sedan.
Une seconde phase « hybride »
La deuxième phase du conflit pourrait être aujourd’hui qualifiée « d’hybride », car elle se caractérise à la fois par une succession d’actions conventionnelles et non conventionnelles, sur fond d’effondrement politique et militaire français. Cette phase débute au lendemain de Sedan et ne se terminera qu’avec l’armistice, signé le 26 janvier 1871, puis avec le Traité de Francfort du 18 mai 1871 qui met fin à la guerre. Une fois les nouvelles de la défaite de Sedan – et l’humiliation de l’Empereur – connues à Paris, on proclame la République (le 4 septembre). Un « gouvernement de la Défense nationale » se met en place, avec la volonté de lever les masses populaires pour rejouer Valmy et les grandes heures de la Révolution française. Tandis que les Allemands arrivent à Paris le 20 septembre et encerclent la capitale qui refuse de se rendre, partout dans les provinces françaises, on lève des troupes et on essaye de former des unités conventionnelles. Gambetta, qui est à la tête de la délégation du gouvernement en province, tente depuis Tours puis Bordeaux de porter « l’union sacrée » des différentes factions patriotes, royalistes, orléanistes, communistes, républicaines qui forment à la hâte de nouvelles unités. Quatre armées sont formées : l’armée de la Loire, du Nord, de l’Est et des Vosges. Constituées de volontaires de toutes sortes, de gardes mobiles, de corps francs, de zouaves pontificaux (pour la Loire) ou des républicains italiens de Garibaldi (à l’Est), leur valeur comme leurs résultats seront inégaux. L’armée du Nord, aux ordres de Faidherbe, empêchera les départements du Nord et du Pas-de-Calais d’être envahis ; l’armée de la Loire rencontrera quelques succès avant d’être battue en janvier 1871 près du Mans ; l’armée de l’Est finira par se replier en Suisse. L’action de ces armées réussit certes à ralentir l’avancée prussienne, mais ne permit pas de briser le siège à Paris. Finalement, l’échec de ces armées de fortune et la capitulation, dans la honte, de Bazaine à Metz (le 19 octobre) finit d’annihiler le potentiel militaire français, ce qui mena directement à l’armistice du 26 janvier. Le traité de paix qui s’en suivit assura l’annexion de l’Alsace et la Moselle au nouvel Empire allemand, qui entre-temps, avait été déclaré à Versailles le 18 janvier 1871, ainsi qu’une période d’occupation de deux ans.
DEUXIEME PARTIE : LES GRANDES LEÇONS DE LA GUERRE DE 1870
L’oubli de ce qu’est la guerre
Sur le plan politique, le monde de 1870 est un monde d’empires. De façon assez similaire à ce que nous connaissons aujourd’hui, puissance et richesse se partagent entre des empires « de référence », historiques et bien en place (la Grande-Bretagne, la France, la Russie), des empires sur le déclin (l’Empire ottoman, l’Espagne) et des « émergents » (les États-Unis d’Amérique). Des tensions existent entre ces empires, mais de manière générale, le monde est en paix depuis 1815. La France est stable et prospère, et le « concert des Nations » réussit tant bien que mal à juguler la montée des nationalismes, qui représente le grand défi de cette époque. Dans ce contexte, la guerre Franco-Prussienne est une surprise pour la population française, qui avait oublié depuis deux générations ce qu’était une guerre sur son territoire. On faisait confiance à la diplomatie et au « bon sens » pour pouvoir éviter un conflit armé entre voisins. Puis, une fois la guerre déclarée, sa durée comme sa violence étonnent. On pensait la guerre lointaine, on en cultivait une vision onirique : on ne s’imaginait certainement pas, en France, devoir endurer des mois de combat et le chaos politique, apercevoir des uhlans en reconnaissance dans les villages et des troupes allemandes stationnées dans les fermes de l’Est, du Nord ou de la Loire. Cependant, la population civile restera, toute chose égale par ailleurs, écartée des combats qui seront aussi intenses que brefs, et qui n’auront certainement pas l’ampleur de ceux de 1914. Ce sont surtout les armées des deux camps qui découvrent, en 1870, l’atrocité de la guerre moderne : à Mars-la-Tour, 30 000 morts et blessés jonchent le champ de bataille à l’issue d’une journée de combat. Au cours de la bataille de Saint-Privat, 15 000 Allemands tentent un assaut frontal : 6 000 seront mis hors de combat en moins d’une heure[8]. Le milieu du XIXe siècle est l’âge d’or de l’opéra et des grandes envolées lyriques – Aida de Verdi fait sa Première en décembre 1871, quelques mois après la fin de la guerre. Comment s’étonner dès lors que les officiers de 70 n’idéalisent pas la guerre, n’en fassent pas l’incarnation de la bravoure et du panache ? La guerre Franco-Prussienne est la concrétisation d’un mythe, mais aussi un dur retour à la réalité pour ces soldats d’élite qui étaient surtout habitués aux combats de la conquête coloniale. Lors de la bataille de Woerth, les unités françaises de cuirassiers à cheval montent à l’assaut et sont font décimer par les balles prussiennes, dans ce qui restera connu comme la grande charge de cavalerie de Reichshoffen ; à Sedan, le 1er septembre, les chasseurs d’Afrique de division Margueritte chargent également à cheval, et se font massacrer avec panache, ce qui arrachera cette exclamation au roi Guillaume, qui observe la bataille depuis le promontoire de Frénois : « Ah, les braves gens ! »[9].
La résurgence de conflits de haute intensité
À l’image de ces officiers pleins de bravoure, nous ne pouvons nous figurer aujourd’hui en Europe ce qu’est la guerre avec une majuscule. Comme ce fût le cas pour eux, deux générations s’interposent entre nous et le dernier conflit conventionnel de grande ampleur. De manière identique, nous cultivons tous, militaires et civils, des clichés sur ce que pourrait être la guerre, abreuvée d’une part par les récits historiques et de l’autre par la filmographie d’Hollywood. Certes, de nombreuses unités françaises, sans avoir vécu des engagements conventionnels, ont mené des actions de guerre, et nos observations des combats en Syrie ou en Ukraine nous donnent une idée assez précise de ce que pourrait être au XXIe siècle un conflit conventionnel. Mais il y a évidemment une différence majeure entre l’observation et la pratique. Le commandement français de 1870 avait parfaitement conscience de la nouveauté meurtrière des armées modernes comme de la violence d’un conflit de masse. Ils avaient, comme nous, pu en faire une expérience limitée lors de la campagne d’Italie ou à Sébastopol et avaient observé avec intérêt le déroulement de la guerre de Sécession. Mais cela ne les a pas empêchés de se faire bousculer par la violence des armes en août 1870, et de voir leur moral flancher devant la dureté des combats. Sommes-nous aujourd’hui dans une situation comparable à celle de 1870 la veille du conflit ? Nous pouvons légitimement nous le demander. Certes, nous vivons dans un monde en paix – comme l’était le monde en juillet 1870 – mais de plus en plus polarisé autour de grandes puissances engagées dans une mécanique de rivalité voire de confrontation.
Dans ce contexte, la résurgence d’un conflit conventionnel, de haute intensité, dans lequel la France serait engagée, seule ou avec ses partenaires ferait à coup sûr voler en éclats toutes nos certitudes. Le Chef d’Etat-Major des Armées (CEMA), le Général Lecointre, déclarait lui-même récemment devant la commission de défense de l’Assemblée nationale : « il faut être prêt à s’engager pour un ‘conflit de survie’, seul ou en coalition, rapidement et dans la durée ». Mais comment se prépare-t-on à un tel engagement ? Peut-être faut-il avant tout avoir l’humilité d’accepter de ne pas être prêt complètement. Il ne saurait avoir de conflit de grande envergure, surtout s’il advient par surprise, où « il ne manque pas un bouton de guêtre ». Nous irons même jusqu’à avancer que cette humilité s’organise : par la préparation de plans, par la mise au point de mécanismes réactifs (financiers et organisationnels) qui permettent de faire face à l’imprévu. La deuxième réponse pourrait être de garder en mémoire qu’une guerre totale est toujours possible, un « conflit de survie » pour reprendre l’expression du CEMA. La France de 1870 l’avait oubliée en organisant principalement son armée et sa marine autour de tâches expéditionnaires et de corps d’élite. Aujourd’hui, nous avons la possibilité de prendre les devants pour préparer ce « conflit de survie », car nous avons le recul historique qui permet la hauteur de vue, et parce que nous avons des Alliés avec qui combattre (ce que la France de 1870 n’avait pas). Nous pouvons donc nous poser des questions nécessaires sur l’organisation du soutien, sur la préparation opérationnelle des forces à un conflit majeur, sur la mobilisation de la masse qui aujourd’hui nous manque, que ce soit à travers la société française ou en s’engageant toujours plus avec nos Alliés.
Armées et batailles en 1870
Les armées de 1870 sont des armées de conscription. En France, un tirage au sort permettait de renouveler annuellement une partie du contingent, mais le format limité associé à des faibles crédits et à un système de passe-droit, par rachat du numéro de tirage, en faisait une armée de taille réduite et très proche d’un corps professionnel. Au contingent s’ajoutait une garde nationale, mais uniquement présente en1870 sur le papier, car les crédits et les ressources pour équiper cette garde étaient absents. En Prusse, la conscription suivait un système beaucoup plus évolué, car la Landwehr, qui venait en complément de l’armée régulière, était parfaitement encadrée et entrainée – ce qui a pu être vérifié dès 1866 lors de sa mobilisation contre l’Autriche. En juillet 1870, après avoir retiré les différentes troupes qui restèrent de faction dans les colonies ou la gendarmerie, les historiens estiment que les armées françaises comptèrent 280 000 hommes contre 500 000 Allemands. Ces armées sont véhiculées à pied, à cheval ou par chemin de fer, et sont accompagnées d’une volumineuse logistique, qui va de l’intendance aux munitions des canons. Les effectifs, nous le voyons, sont beaucoup plus limités que ceux de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale, et sont beaucoup plus proches des effectifs de nos armées modernes. En conséquence, il n’y a pas, en 1870, de front continu – les effectifs et les moyens sont bien trop réduits pour que les deux adversaires tombent en garde, face à face, comme en 1914.
Le théâtre des opérations est donc divisé par un front discontinu, ou plutôt par une succession de fronts discontinus. Il est dès lors impossible de dire, à un moment donné, qui contrôle telle ou telle portion de terrain, puisqu’en fait personne ne la contrôle vraiment. L’avantage revient plutôt alors à celui qui a la supériorité numérique, ou surtout à celui qui est capable de prendre des initiatives et de saisir des opportunités rapidement : dans les deux cas, en 1870, les Prussiens. Le général de Gaulle, alors lieutenant-colonel, dressera le constat dans son ouvrage Le fil de l’épée[10] en 1932, des leçons erronées de la guerre de 1870. En effet, les tacticiens de la fin du XIXe siècle estimèrent bien à tort que le combat moderne donnait désormais la priorité à l’offensive, et que c’était ce manquement à cette règle nouvelle qui avait valu la défaite aux armées françaises. Ils en tirèrent un nouveau dogme, celui de l’offensive à outrance, qui se révéla totalement inadapté quand les effectifs devinrent dix fois supérieurs et le front une simple ligne continue. Au lieu de générer de la mobilité, le dogme de l’offensive, en lançant des dizaines de milliers de combattants sur les mitrailleuses allemandes, mena au blocage tactique et aux hécatombes de l’été 1914.
C’est là un épisode bien connu de l’histoire de la pensée militaire française, mais qui ne cesse encore de nous questionner. Car nous comprenons maintenant aisément, forts de cette mémoire militaire, qu’il doit y avoir des doctrines, mais pas des dogmes, et que là où la paresse intellectuelle nous indique faussement des recettes prétendues parfaites, il n’y a que l’intelligence de situation qui triomphe sur le champ de bataille. Mais sommes-nous si certains, que voulant libérer la pensée de ses carcans, nous n’en bâtissons pas d’autres, encore plus rigides ? Cet épisode de la pensée militaire invite à une profonde introspection. Car n’est-ce pas la tendance naturelle de tout individu en société que de proposer à son chef ou à son supérieur, par coupable facilité ou par vulgaire ambition, les solutions qui plaisent plutôt que celles qui pourraient emporter la victoire ?
Planifier et conduire des opérations
Ces questions nous amènent directement à l’art de la planification et de la conduite des opérations. En 1870, les combats sont des combats de rencontre. À Woerth comme à Spicheren, les combats sont engagés par les éléments de têtes qui ne comprennent pas qu’ils ont à faire au gros de l’ennemi, et le moment et le lieu de la bataille s’imposent aux généraux des deux camps plutôt qu’ils ne l’imposent. Systématiquement, le chef militaire de 1870 se fait manœuvrer par les évènements, systématiquement il se place en réaction face à ceux-ci. Il y a là matière à réflexion. Certes, les armées de l’époque ne disposent de pratiquement aucun renseignement sur l’ennemi, hormis les éclaireurs de cavalerie légère. Le chef militaire est constamment plongé dans le brouillard de la guerre. Mais peut-on imaginer qu’aujourd’hui cela soit différent ? Nous avons beau disposer de puissants capteurs de renseignement, le tempo extrêmement rapide des opérations nous met constamment dans la difficulté de pouvoir analyser et exploiter les informations collectées dans les temps impartis. Dans le cas de 1870, il se passe moins de quinze jours entre la déclaration de guerre (le 19 juillet) et les premiers combats début août. Imagine-t-on aujourd’hui quelle pourrait être la rapidité du déclenchement des opérations dans le cas d’un conflit de haute intensité ? Même si celui-ci ne se déroule pas aux frontières de la France métropolitaine, la soudaineté du conflit risque de faire effondrer toutes nos certitudes, que celles-ci soient stratégiques ou tactiques, comme le fit du point de vue sanitaire la crise du coronavirus en mars 2020. Dès lors, on risque fort de se reposer inéluctablement sur le « flair » du chef, c’est-à-dire cette capacité à exploiter au mieux les bribes de renseignement dont il dispose, à exécuter et à amender un plan qui est clair et de pouvoir reprendre l’ascendant sur les évènements qui ne cessent de le bousculer.
France – Allemagne : la question de la planification
À l’automne 1870, la différence dans ce domaine va être particulièrement nette entre le commandement français et le commandement prussien. Clausewitzien convaincu, Moltke dispose d’un plan associé à une volonté tactique : rechercher la bataille décisive avec le gros des armées françaises, puis les neutraliser par une manœuvre d’encerclement. Son état-major envisage, au début de la guerre, que cette bataille décisive pourrait avoir lieu en Lorraine, quelque part à l’ouest des Vosges, peut-être entre Nancy et Lunéville. Il dispose alors ses trois armées en conséquence. Mais les événements viennent le bousculer : les combats s’engagent sur la frontière, à la fois en Moselle et en Alsace, et complètement malgré lui. Du côté français, l’état-major dispose d’un plan qui porterait les armées françaises en territoire allemand, mais les généraux français ne disposent pas vraiment de tactiques pour le mettre en œuvre. Fin juillet, les considérations politiques et l’état désastreux de la logistique générale forcent à abandonner les ambitions offensives et le commandement se contentera de porter les troupes sur la frontière. La suite est connue : Moltke ne respectera certainement pas son plan à la lettre, mais il réussira à encercler et à faire capituler les deux armées françaises, à Metz et à Sedan. Il en sera ainsi durant toute la durée du conflit : les Français ne cesseront d’être manœuvrés beaucoup plus par les évènements que par les Allemands.
Dans ses mémoires, le Général Trochu, gouverneur militaire de Paris pendant le siège en fera modestement l’aveu : « Je n’ai jamais eu d’idée stratégique ni tactique »[11]. La manœuvre de Moltke n’était probablement pas la meilleure, et les premiers travaux de la nouvelle École de Guerre, fondée à Paris en 1873 après la guerre, en ont montré les limites[12]. Mais Moltke a pu, grâce à son plan et à son idée de manœuvre, surmonter les événements et parvenir à les mettre à sa main. L’art de la guerre commence avec ce type de planification, dynamique. Les plans sont imparfaits, subjectifs, souvent limités. Mais mieux ils sont construits, mieux ils pourront être, le jour venu, amendés ou abandonnés. Aujourd’hui est enseignée dans les armées européennes la COPD[13], la méthode de planification de l’OTAN. Plus personne ne met sérieusement en doute la vertu de la planification même si l’observateur avisé notera que les méthodes de l’OTAN, rigides et formatées, ont encore du mal à être bien comprises et appliquées en France.
Surtout, dès qu’une crise survient, que ce soit en opération ou en exercice, le même observateur croisera encore de nombreux officiers adeptes de la « conduite pure » ou du « on s’adapte et on verra bien ». Ce comportement, qui consiste à s’affranchir soudainement des plans existants pour gagner en réactivité, est aussi très présent dans les administrations civiles ou dans les grandes entreprises, où la culture de la planification est moins présente dans que les armées. Plus encore, cette attitude est aujourd’hui accentuée par les besoins court-termistes des échelons politiques ou par celui de faire le « buzz » sur les réseaux sociaux. Enfin, cet observateur notera que des grands chefs militaires, des grands patrons ou des décideurs politiques, face à l’immédiateté d’une situation de crise, préfèrent compter sur l’intuition et se réunir avec deux ou trois conseillers privilégiés ou visiteurs du soir pour remettre en cause les plans savamment élaborés par leurs officiers d’état-major ou leurs administrations. Le général de Gaulle notait déjà ce genre de comportement dans Le fil de l’épée et faisait le lien avec la guerre de 1870 : « les soldats, constatant par la pratique l’insuffisance du savoir, s’en remettent à la seule inspiration ou au gré du destin. L’armée française du Second Empire manifestait un tel état d’esprit : « On se débrouillera ! » disait-elle »[14]. Aussi, les leçons de septembre 1870 continuent à nous rappeler que l’association d’un plan, même moyen, et d’une volonté, même incertaine, vaut toujours mieux que de tomber brutalement en garde à la frontière, sans tactique et sans idées.
La mobilisation et la logistique
Le Lieutenant-colonel Rousset, dans son cours à l’École de Guerre en 1896[15], expliquait ainsi le fonctionnement de « l’intendance »[16] pendant la guerre de 1870 : « À cette époque, l’Intendance, investie à la fois de la direction, de l’exécution et du contrôle, jouissait d’une indépendance absolue que tempéraient seules quelques instructions ministérielles de principe. L’autorité des généraux était nulle, aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix, et ses membres, agissant en qualité de délégués directs du ministre, traitaient les affaires administratives complètement en dehors du commandement ». Comme le souligne Michel Goya[17], celui qui connaît un peu l’organigramme actuel des Armées remarquera la similitude avec l’organisation actuelle de notre soutien – une similitude uniquement vraie pour le fonctionnement organique, car la totalité du soutien en opération est aujourd’hui placée sous les ordres du commandement de théâtre. Si on s’accorde pour dire aujourd’hui, jusqu’au plus haut niveau des armées[18] françaises, que cette organisation, issue des réformes de 2008 et calquée sur le monde civil, est préjudiciable à la préparation opérationnelle des forces, ce n’est pas le seul enseignement que l’on peut tirer des problèmes de logistique de 1870.
En juillet, la mobilisation en France est un désastre complet. Alors que tout semblait bien préparé, les deux étapes de la mobilisation, la concentration et le mouvement des troupes s’entremêlent dans la plus grande confusion. Certaines unités se constituent vaille que vaille, directement dans les gares de l’Est. L’équipement, les munitions, l’habillement et surtout la santé ne suivent pas : en août, on ignore le volume exact de soldats français présents sur la frontière, et ceux-ci se nourrissent parfois, voire logent, grâce à l’habitant. À Saint-Privat, les soldats français n’ont pas d’eau à boire pour ce qui fût la plus terrible journée de combat de la guerre. Durant le siège de Metz, nous dit Rousset, il y a un seul médecin pour soigner, panser et opérer 400 à 500 blessés.
La guerre coloniale ne prépare pas à la guerre moderne
Si l’organisation défaillante du soutien est en partie responsable de cet état de fait, le commandement porte aussi sa responsabilité. En effet, le chef militaire français de 1870 est avant tout un colonial : sa carrière et son renom se font principalement dans des opérations lointaines, en Afrique ou en Extrême-Orient, où il commande de faibles effectifs et où il est soutenu par la population locale. Celui qui deviendra la figure de l’officier méhariste, qui commande des centaines de kilomètres carrés de désert avec quelques compagnons et une poignée d’unités indigènes ne se préoccupe pas du soutien : « l’intendance suivra »[19]. Si l’on rajoute le fait que ce soutien dépend d’une chaîne à part, il suffit dès lors au chef militaire de blâmer ces « messieurs de l’intendance », geste dont beaucoup ne se priveront pas lorsqu’il s’agira de régler des comptes à l’issue de la guerre. Peut-être touchons-nous ici à un trait sociologique particulièrement intéressant de l’officier français, qui n’aime pas trop s’intéresser aux affaires de logistique et de soutien, pourvu que celles-ci suivent. S’il s’agit du soutien de petites unités, disons du volume de la brigade, jusqu’à 5 000 hommes, c’est effectivement le cas : on peut partir à l’aventure l’esprit libre, et l’intendance suit, comme c’est généralement le cas pour les départs en opération extérieure – et cette agilité est assurément un atout considérable des armées françaises. Mais il en va autrement dès qu’on pense en « gros » volumes, c’est-à-dire 10, 20, 60 000 hommes. À ce niveau-là, la planification des opérations doit d’abord être une planification de la logistique, et c’est la manœuvre tactique qui vient ensuite s’adapter à ce que peut faire la logistique. La planification française s’avère brutalement inadéquate, fin juillet 1870, parce que l’échec de la mobilisation empêche de concrétiser les ambitions d’une offensive en Allemagne.
À l’inverse, le plan de l’état-major de Moltke est avant tout un plan logistique et ses officiers planifient en termes d’élongation des chaînes de soutien, de transport et de munitions. Après 1870, la France modifia complètement son organisation et sa conception du soutien, ce qui fit que les grands succès de l’été 1914 sont surtout des grands succès logistiques. Mais l’actualité militaire prouve que ce sujet est loin d’être clos, comme le montrent plusieurs exemples emblématiques : il n’y a toujours pas de mobilité militaire en Europe (en cas de crise à l’Est du continent, nos équipements devront répondre à autant de procédures de douanes que de frontières à traverser) ; nos capacités de transports stratégiques sont toujours très limitées ; le manque d’exercices en grandeur nature (LIVEX) de très grande ampleur, nous oblige trop souvent à simuler la logistique interalliée en exercice, et donc à prendre le risque de ne constater la défaillance de « l’intendance » que les premiers jours de la vraie crise.
Les places fortes et le retour de la géographie
La guerre de 1870 est peut-être le dernier grand conflit dans lequel les places fortes ou les forteresses jouèrent une importance vitale. Ces places fortes sont des ensembles de fortifications, qui sont construites bien souvent en prolongement des citadelles Vauban. Mais elles peuvent être aussi des structures très modernes, comme les forts qui entourent Paris (fort de l’Est, Vincennes, Kremlin-Bicêtre, etc.) qui datent de 1840 et qui défendirent la capitale durant le siège. Ces forts permettent de cantonner des troupes, d’interdire le franchissement d’un axe ou la saisie d’une ville : ils disposent de lourdes pièces d’artillerie qui s’appuient entre elles, ce qui rend la saisie des forts indispensable pour l’ennemi tout en lui demandant un effort conséquent. L’efficacité d’un réseau de places fortes dépend surtout de la géographie. Un réseau bien disposé de places fortes permet d’entraver grandement la progression de l’adversaire et même si elles sont contournées, elles continuent à représenter une menace majeure pour son train logistique et conservent une puissante symbolique. À l’automne 1870, les Allemands décident ainsi de s’avancer de l’Alsace vers le Sud, en direction de la vallée du Rhône. Pour réaliser ce mouvement, deux couloirs de mobilité sont possibles : à l’ouest des Vosges ou bien par l’Est, à travers la plaine d’Alsace puis en longeant le Jura et la frontière suisse. Or, deux places fortes françaises tiennent encore : Langres, qui bloque les accès ouest, et Belfort, qui ferme la plaine d’Alsace. Les Allemands perdent du temps à les assiéger, puis contournent Langres pour saisir Dijon. Au final, la résistance de ces deux places leur aura fait perdre de longs mois, surtout dans le cas de Belfort, qui grâce à la géographie, interdit complètement le couloir de mobilité Est. De plus, grâce une remarquable défense mise en œuvre sous les ordres du Colonel Denfert-Rochereau, Belfort ne sera jamais conquise et ses troupes se retireront à l’Armistice avec les honneurs militaires[20]. Mais après 1870, les places fortes perdent leur intérêt stratégique et tactique, quand l’aviation et l’artillerie longue portée permettront de s’affranchir de la géographie terrestre. L’échec de la ligne Maginot, en 1939, finit de décrédibiliser la place forte comme objet d’utilité militaire (même si les forts de la ligne Maginot n’ont pas failli en eux-mêmes, puisque c’est l’ensemble de l’ouvrage qui a été contourné) et elle devient une relique de l’histoire militaire.
L’actualité des places fortes
Mais n’aurait-on pas abandonné trop vite ce concept ? Deux éléments méritent là-dessus notre réflexion. Tout d’abord, il semblerait que l’on monte encore aujourd’hui des places fortes sans le savoir, mais qu’en le faisant justement sans le savoir, on prenne le risque de le faire mal. Lorsque nous érigeons des bastion walls autour de nos FOB, en Afghanistan, en Irak, pour pouvoir résister à des tirs de roquettes improvisées, et que celles-ci deviennent à leur tour un objectif symbolique pour l’adversaire, ne continuons-nous pas quelque part de bâtir des places fortes à l’ancienne ? Pourtant, le savoir-faire tactique ou stratégique de la place forte n’est plus enseigné dans nos écoles occidentales[21], de même que son corollaire, la poliorcétique, c’est-à-dire l’art du siège. C’est regrettable, car des dispositifs simples de tranchées et de piques, comme le maîtrisaient parfaitement les légions romaines, permettraient peut-être aux armées du Sahel de faire face aux nombreuses attaques des groupes armés terroristes contre leurs emprises isolées. Quant à la poliorcétique, les difficultés rencontrées par l’armée irakienne appuyée par la coalition internationale pour assiéger Mossoul en 2016 et 2017 montrent que cet art est toujours bien vivant.
Le deuxième élément de réflexion est celui du « retour de la géographie ». Face à la menace aérienne, les armées modernes se sont équipées de puissants moyens de défense sol-air, et dans l’éventualité d’un conflit contre un adversaire avec un format d’armée équivalent, il n’est pas certain aujourd’hui que les nations occidentales disposent de la supériorité aérienne totale. Plus encore, les conflits de demain pourront se tenir au milieu de grandes bulles A2/AD (déni d’accès et interdiction de zone), c’est-à-dire dans des zones pratiquement privées de moyens aériens. Dans ce contexte, les éléments de la géographie terrestre risquent fort de redevenir prépondérants dans la manœuvre. Enfin, avec l’émergence de la menace cyber et des villes connectées, peut-être que le concept de place forte devrait évoluer pour entrer dans l’ère du cyberespace. Nous pourrions ainsi imaginer demain un réseau de « places fortes 2.0 » qui comprendrait des moyens de défense physiques (barrières, murs, blindage), des moyens de défense 3D (défense sol-air) et des moyens de défense cyber (un Internet contraint dans un lieu donné par une succession de pare-feu et des outils de Lutte Informatique Défensive), et qui serait donc capable de contraindre la géographie cette fois-ci dans ses quatre dimensions. En résumé, les places fortes et forteresses ont dominé l’art militaire depuis les premières civilisations et nous avons peut-être fait une erreur d’abandonner leur concept si brutalement. Au contraire, les quelques hypothèses que nous pouvons avancer sur les potentiels conflits de demain nous invitent à ressortir la place forte des cartons poussiéreux et à réfléchir à ce que pourrait être, en 2020, la « place forte 2.0 ».
TROISIEME PARTIE : LA QUESTION DU COMMANDEMENT
La Grandeur et les défaillances des chefs militaires
Les chefs militaires de 1870 ont été jugés après la guerre comme les grands responsables du désastre. On retrouve en 1871 les mêmes critiques qui seront adressées aux généraux de 1940, et l’opinion populaire considère largement que le soldat français s’est bien battu, mais qu’il a été mal commandé. Pourtant, le général de 1870 n’est pas celui de 1918 ni de 1940 ; il en même plutôt la figure opposée. Nous sommes bien loin, en 1870, du général Gamelin qui savoure le 19 mai 1940 un déjeuner copieux, « un véritable banquet de noces », alors que le front est percé[22]. Le chef de 1870, lui, est au centre de l’action : il bondit, il court, il montre l’exemple. Il se bat avec panache et fougue, habitué qu’il est des campagnes expéditionnaires, et sait que c’est de l’avant qu’un chef mène sa troupe. Bien souvent, il est blessé ou meurt à la tête de ses hommes. Le 4 août, le général Abel Douay tombe au-devant de sa division lors des tous premiers combats à Wissembourg. À Sedan, Mac Mahon est gravement blessé avant le début de la bataille – ce qui lui évitera de connaître un déshonneur comparable à celui de Bazaine et lui permettra de poursuivre la carrière politique que l’on connaît. En fait, le général et les officiers de 1870 mènent leurs hommes, mais ce faisant, ils ne commandent pas. Habitués des petites passes d’armes, ils oublient que l’art ou la science du commandement c’est d’abord celui d’ordonner des troupes[23], et qu’on ne dirige pas sous le feu dix mille hommes comme l’on en dirige cent ou deux cents.
« À Rezonville, nous dit le Général de Gaulle, le maréchal Bazaine ne prend, de la journée, aucune disposition d’ensemble, n’assigne pas de mission précise à des corps d’armée qui débouchent successivement sur le champ de bataille, mais parcourt sans cesse le terrain et, dédaigneux du danger, s’occupe ici de conduire un bataillon, là de placer une batterie »[24]. L’opinion ne s’y trompe pas, et restera cette phrase célèbre de Clemenceau à propos du suicide du général Boulanger, figure emblématique du soldat de 1870, de la Cochinchine et de la Tunisie : « Il est mort comme il a vécu, en sous-lieutenant ». Cette témérité, associée à un manque complet de hauteur de vue, est peut-être la caractéristique la plus prégnante de l’officier de l’époque, et probablement une cause centrale des échecs sur le champ de bataille. Peut-être ce comportement nous explique aussi bien mieux, a posteriori, celui des généraux de 1914 et de 1939, qui tirant là aussi les enseignements de 1870 avec excès, se tenaient souvent fort loin de la troupe.
Quelle place pour le chef ?
Aujourd’hui, les leçons de tous ces conflits ont eu le temps de mûrir, et la place du chef est devenue quand même bien plus équilibrée, d’autant que les armées occidentales disposent de moyens de transmissions tactiques qui bien entendu n’existaient pas à l’époque. Mais disons-le franchement, le spectre de 1870 et la tentation des officiers français de commander leurs troupes comme des « sous-lieutenants » guettent encore. L’officier de 2020 est du point de vue des campagnes qu’il mène, bien proche du colonial de 1870 : il commande de maigres effectifs, issus de troupes d’élite, face à un ennemi qu’il peut, somme toute, manœuvrer assez facilement. De plus, avec l’avènement du méta-système Scorpion, chaque échelon subordonné va gagner de plus en plus d’autonomie, et le commandement tactique va perdre sa verticalité pour devenir très horizontal. C’est bien pourquoi, tandis que les systèmes d’information et de communication se développent aujourd’hui de manière exponentielle, les questions sur la place du chef sur le champ de bataille, et sur l’art ou sur le style de commandement restent encore profondément ouvertes.
L’organisation du commandement en 1870
Cette question des systèmes d’information et de communications est à relier à un autre aspect de la guerre de 1870, qui est celui du C2[25], c’est à dire à celui de l’organisation du commandement. Le monde militaire de 1870 est dominé par quelques grands noms (Bazaine, Canrobert, Mac Mahon) et le C2 de l’armée française est articulé plutôt en fonction des querelles de clocher ou des attributions de ces maréchaux que des considérations tactiques. Au début de la guerre, la question se pose ainsi du remplacement de Mac Mahon comme gouverneur de l’Algérie, ce à quoi Napoléon III répond « Cette guerre sera pour le maréchal une petite distraction ; il continue à être gouverneur général »[26]. Le commandement militaire sous le Second Empire entretient aussi des liens ambigus avec le monde politique, accentués par le fait que le siège de ministre de la guerre est occupé la plupart du temps par un officier général. Il résulte de tout cela une organisation tortueuse du C2 qui se traduit par des maladresses et des déconvenues sur le champ de bataille : telle unité ne sait à tel moment qui la commande ; tel officier refuse de prendre des décisions parce qu’on ne lui a pas dit de les prendre, ou parce qu’il ne comprend pas quel est son périmètre : « On voit, le 16 août 1870, à Rezonville, le maréchal Canrobert, ayant engagé vers le bois de Tronville les unités qu’il a sous la main, discernant fort bien que la décision pourrait être obtenue à sa droite si l’on y portait quelque effort, mais en se gardant de le faire parce qu’on ne le lui a pas dit, bornant son action à observer le combat sans chercher à le diriger, fumant cigare après cigare à son poste de commandement de la voie Romaine et recevant les obus avec philosophie. »[27]
Ces déconvenues sont accentuées par les transmissions stratégiques qui sont encore balbutiantes avec le télégraphe. Le 22 août, Mac Mahon reçoit le dernier télégramme de Bazaine, qui date de trois jours plus tôt et qui lui dit « Je compte toujours prendre la direction du Nord et me rabattre sur Montmédy ». C’est ce télégramme qui décide Mac Mahon à faire mouvement vers le Nord depuis Châlons et de traverser la Meuse si haut, tandis qu’en réalité Bazaine est enfermé dans Metz avec son armée, sans télégraphe ni moyens de communication, et qu’il ne peut plus faire parvenir sa situation. Enfin, on observe une confusion totale entre ce qui relève du niveau stratégique et du niveau tactique. L’Empereur se trouve au côté des armées, mais à partir de fin août il ne commande plus ; il se contente d’errer, malade, entre les unités en lançant des discours en l’air. À l’inverse, le ministre de la guerre et le Président du conseil envoient des directives très précises de mouvements de troupes qui sont accueillies avec doute par les maréchaux, lorsqu’elles sont reçues. Enfin, durant la deuxième phase du conflit et le siège de Paris, la transmission des ordres entre le gouvernement et la délégation de Tours ne peut se faire que par des messages transportés par montgolfière, ce qui est extrêmement hasardeux : sur 65 ballons lancés de Paris, 47 arrivent à destination, et des ballons portés par le vent atterrissent un peu partout, y compris en Norvège !
La question de l’organisation du commandement aujourd’hui
Face à ces problématiques de transmissions et de C2, la prudence nous invite là encore à beaucoup d’humilité. Les chefs militaires de 1870 n’ont pas nécessairement conscience, avant le début de la guerre, de la mauvaise organisation du commandement, puisque cette organisation avait permis aux armées de remplir tous leurs objectifs. Gardons-nous donc d’un jugement trop radical a posteriori et imaginons-nous au contraire la réaction du chercheur ou du stagiaire de l’École de Guerre qui se penchera, dans cent ou deux cents ans, sur la cohérence de notre commandement aujourd’hui en opération. Il constatera probablement que les C2 de nos coalitions interalliées sont parfaitement illisibles pour le non-initié : entre les questions de soutien national, la délégation ou l’absence de délégation d’OPCOM, les bascules d’OPCON et de TACON, il faut assurément une grande expertise pour comprendre du premier coup d’œil qui commande qui en milieu multinational – et c’est sans compter les problématiques liées aux systèmes d’information et de communication qui viennent se greffer sur ces organigrammes. Or, c’est bien dans un cadre multinational que nous devrons agir dans le cas d’un conflit majeur, peut-être contre un adversaire avec un format d’armée équivalent, et dans ce cadre nos C2 risquent fort de ressembler à des « usines à gaz » qui plus que des ordres, serviront à générer des maladresses et des malentendus. Pour le dire clairement : nos C2 en coalition sont beaucoup trop politiques et pas assez militaires. Ils conviennent bien pour des opérations limitées ou lorsqu’il s’agit avant tout de montrer le drapeau, c’est-à-dire de montrer l’engagement d’une Nation dans une mission. Mais si une crise majeure vient à se déclencher avec un tempo extrêmement rapide, soit ces organigrammes démesurés précipitent les organes de décision dans le chaos par leur complexité, soit ils devront être reconstruits à la va-vite, le premier coup de feu venu, vers quelque chose de plus simple et de plus efficace.
En second lieu, le chercheur de 2120 s’interrogera également sur cette problématique d’écrasement des niveaux stratégiques, opératifs et tactiques, qui existait déjà en 1870, mais qui a eu tendance à s’accroître avec la modernisation des moyens de télécommunications. Certes, le risque de malentendu dû à la réception tardive d’un télégramme parisien s’est en grande partie évaporé ; mais le risque d’une décision tactique prise trop rapidement et au mauvais niveau, en réaction à un événement d’ordre politique ou d’un « buzz » devient peu à peu un invariant de la guerre moderne. Aussi, il n’y a pas d’organisation du commandement parfaite, conclura probablement notre chercheur du futur. Mais nous noterons avec lui qu’il n’y pas eu un seul conflit en France, depuis la fin des guerres napoléoniennes, où l’organisation du commandement n’ait pas été remise en cause après-guerre, que ce soit à cause de structures trop complexes ou des querelles de trop fortes personnalités. Espérons que les écueils de 1870 et des autres guerres passées puissent nous rappeler qu’en matière de commandement, le bon sens et la simplicité restent les deux leviers principaux pour éviter les maladresses et les malentendus.
« Le souvenir, c’est la science »
Le 15 août 1859, trois cents officiers sont réunis pour un banquet impérial aux Tuileries. Napoléon III lève alors un verre à la santé des victoires passées et des victoires à venir, et il proclame « Que le souvenir des imperfections signalées revienne à votre mémoire, car pour tout homme de guerre, le souvenir c’est la science même ! ». L’Empire français devient un Empire où le soleil ne se couche jamais, et l’armée française est victorieuse dans toutes ses aventures. Pourtant, dix ans plus tard, elle est écrasée par des armées allemandes supérieures, en moins de deux mois, et l’Empereur malade capitule dans la honte à Sedan. Et le souvenir des imperfections d’alors continue de revenir à notre mémoire, car si plus d’un siècle nous sépare de Sedan et de Metz, le monde, la France et les armées de 1870 ne sont finalement pas si éloignées du monde, de la France et des armées de 2020.
Peut-être que le plus grand enseignement que nous devrons garder de 1870, au-delà de toute considération guerrière, est surtout celui de l’humilité. Officiers, généraux, politiciens de 1870 percevaient le monde avec beaucoup de suffisance et beaucoup de certitudes : ces certitudes s’envolèrent rapidement avec la guerre, puis avec la défaite, et laissèrent leur place à l’amertume et aux règlements de compte. Mais sommes-nous si différents ? Du simple soldat jusqu’au décideur politique, nous avons tous confiance dans notre outil de défense, et c’est légitime et bienheureux. Mais de la confiance à la suffisance, il n’y a qu’un pas qui est parfois vite franchi : quel officier ou spécialiste du monde de la défense n’a pas entendu dire aujourd’hui – ou n’a pas dit soi-même – que « l’armée française est la seule armée d’Europe, Britanniques mis à part, qui soit encore opérationnelle et qui sache encore faire la guerre », ou d’autres poncifs comme « dans la vraie vie, tel ou tel évènement n’arrivera jamais » etc. Prenons donc le temps de nous arrêter et de nous regarder dans un miroir : car si la guerre de 1870 reste aujourd’hui tellement d’actualité, c’est probablement parce qu’elle rappelle à chacun la nécessité d’être profondément humble face aux évènements, et de ne cesser de remettre en doute ses certitudes.
Notes
[1] Il serait intéressant d’étudier, à ce propos, dans quelle proportion la guerre de 1870 constituait une « matrice de pensée » pour les décideurs militaires et politiques des deux guerres mondiales. Comme le souligne François Roth, on peut difficilement comprendre le 18 juin du Général de Gaulle si l’on n’a pas en mémoire le siège de Paris et le refus d’un armistice par Gambetta et par le Gouvernement de Défense nationale.
[2] Le lecteur pourra se tourner notamment vers François Roth : la guerre de 1870, Fayard, 1990
[3] Tandis que la Prusse s’était rangée officiellement aux positions françaises sur la succession du trône d’Espagne, la dépêche d’Ems, qui est un courrier du Roi Guillaume falsifié par Bismarck, laissait entendre que le Roi de Prusse avait ouvertement humilié l’Ambassadeur de France venu lui rendre visite – ce qui s’avéra complètement faux, mais qui radicalisa l’opinion française
[4] Déclaration du maréchal Le Bœuf, ministre de la guerre au Corps législatif en juillet 1870 « Nous sommes prêts et archiprêts. La guerre dut-elle durer deux ans, il ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats. »
[5] Discours d’Émile Ollivier, président du Conseil au Corps législatif, juillet 1870 « Nous déclarons la guerre d’un cœur léger. »
[6] En l’occurrence la bataille navale de La Havane du 9 novembre 1870 qui fut le seul véritable engagement naval de cette guerre.
[7] Alain Gouttman : la grande défaite 1870 – 1871, Editions Perrin, 2015
[8] François Roth, op. cit., empl.1352.
[9] « Ach, die tapferen Leute ! »
[10] Charles de Gaulle : le fil de l’épée, Tempus Perrin, 1932.
[11] Cité par François Roth, op. cit., empl. 4889.
[12] Le Maréchal Foch, dans son cours à l’École de Guerre, écrivait que « Moltke n’était qu’un chef d’état-major ».
[13] Comprehensive Operational Planning Directive.
[14] Charles de Gaulle, op. cit., empl.465.
[15] Léonce Rousset : Histoire générale de la guerre franco-allemande (1870 – 1871), Jules Tallandier éditeur, 1896
[16] Appellation qui regroupait à l’époque l’ensemble de la logistique et du soutien.
[17] https://www.asafrance.fr/item/libre-opinion-du-colonel-er-michel-goya-2.html, « si tu veux la paye, ne prépare pas la guerre », décembre 2016, consulté le 30/03/2020.
[18] https://www.la-croix.com/France/Securite/armees-face-defi-leur-organisation-2018-09-07-1200967105, consulté le 30/03/2020
[19] Citation attribuée au Général de Gaulle.
[20] Acte de bravoure qui permettra à Belfort, ville alsacienne, de ne pas être annexée à l’Allemagne par le Traité de Francfort.
[21] Ce n’est en revanche pas le cas pour les savoir-faire techniques, qui continuent en partie à être enseignés à l’École du Génie.
[22] André Beaufre : Le drame de 1940, Plon, 1965.
[23] Charles de Gaulle, op. cit., empl.480 : « on demandait au maréchal Pétain ce qui lui paraissait, dans l’action, réclamer le plus grand effort : « c’est d’ordonner ! » répondit-il ».
[24] Charles de Gaulle, op. cit., empl. 511.
[26] François Roth, op. cit., empl.569.