Six mois de Trump : La spirale s’accélère
Le premier semestre 2025 aura été marqué par le début du second mandat de
Donald Trump. La secousse est encore plus rude que prévue. Les alliés de l’Amérique sont
désorientés. Non pas que la stratégie américaine détonne dans le contexte géopolitique
actuel, mais parce qu’elle déstabilise : les Etats-Unis défenseurs et promoteurs du système
international libéral construit péniblement depuis 1945 ont rejoint le rang des Etats
révisionnistes. Trump est ainsi dans l’air du temps, en phase avec Xi, Poutine et la myriade
d’acteurs décomplexés qui s’accordent sur une chose, le changement d’ère : Modi, Sissi,
Erdogan, Netanyahou, Aliyev, Bukélé, Milei, Kagame…
Cette volte-face découle d’un constat consensuel à Washington : l’ancien monde ne pourra
plus être sauvé. Trop de choses ont changé depuis la fin de la deuxième guerre mondiale
et plus encore depuis la fin de la guerre froide. Les Etats-Unis, confrontés à des concurrents
qu’ils ont d’ailleurs nourris, ne peuvent plus préserver à bout de bras un équilibre dont ils
maitrisent de moins en moins les paramètres. Ils ont donc décidé de faire leur deuil d’un
système qui leur devenait moins favorable et de renverser la table avant qu’il ne soit trop
tard. Trump est l’homme taillé pour cette rupture qui fait fi des conventions, des normes
agrées, du droit international, de la vérité, de la bienséance et de la générosité – réelle ou
revendiquée. Il prend acte que la géopolitique est de retour, que les relations internationales
agrègent à nouveau la guerre à la coopération et que tous les coups sont désormais permis.
Le président américain montre cependant des points faibles qui sont autant de marques
de sa culture occidentale parfaitement identifiées par ses compétiteurs : la contrainte
du court-terme lié aux échéances électorales, la primauté accordée aux considérations
économiques et plus personnellement sa soif égotique de reconnaissance par l’establishment
international libéral. Tous le savent : Trump peut sacrifier des intérêts stratégiques à un
succès politique rapide, un deal commercial ou à un espoir de prix Nobel.
D’une certaine façon cette stratégie a le mérite de la clarté et de la franchise, ce qui
explique la popularité inattendue du nouveau locataire de la Maison Blanche au sein
des leaders et des populations du Sud. Pas d’agenda caché, pas de faux-semblant ni de
double langage. Juste une brutalité dans la forme comme dans le fond, un manque total de
finesse et d’altruisme, une parole publique qui est une arme plus qu’un vecteur de dialogue
et l’entretien d’une atmosphère d’incertitude permanente pour fragiliser les interlocuteurs.
Vu de la Chine, le concurrent principal, l’heure est à l’expectative. Xi Jinping attend, montre
sa volonté de ne pas plier (sa résistance à la guerre tarifaire l’illustre) mais prend garde à
ne pas surenchérir, en attendant l’inévitable faux-pas de son exubérant adversaire. Une
éventuelle relève à Pékin ne changera pas la donne.
Pour la Russie, le junior partner du trio stratégique, le mépris affiché par le nouveau
président américain à l’égard des Européens est une aubaine inattendue. Les Ukrainiens
sont les premiers à en faire les frais et seront vite livrés à eux-mêmes si Poutine ne fait
pas l’erreur de provoquer la susceptibilité trumpienne et si les Européens ne se décident
pas à prendre des risques. Le domino suivant pourrait être les pays baltes en Baltique ou
la Norvège en Arctique. Sauf sursaut, les Européens ne devraient pas se montrer demain
plus courageux qu’aujourd’hui. Les évènements dépendront donc de l’hôte de la Maison
Blanche et en creux de la capacité de Vladimir Poutine à entretenir une relation apaisée
avec lui. Le silence de Moscou face à l’intervention de Donald Trump sur son terrain de
jeu, en Afrique avec le mini-sommet de pays du littoral Atlantique et avec l’accord RDCRwanda,
ou au Moyen-Orient dans les conflits entre Israël et l’Iran et entre l’Arménie et
l’Azerbaïdjan, montre que l’hôte du Kremlin l’a bien compris. Il en a récolté les fruits lors
du sommet en Alaska : le poids stratégique de la Russie sur le continent européen ne fait
plus débat, éclipsant les illusions européennes.
Ce round d’observation de six mois entre les trois Grands a placé les autres sujets au second plan.
A l’égard des puissances moyennes, le mot d’ordre du Triumvirat est : pas de chaos excessif qui
perturberait le commerce mondial, déjà affaibli par nos premiers coups échangés. Netanyahu a
donc carte blanche pour régler le problème palestinien à condition que les acteurs importants de
la région n’en prennent pas trop ombrage.
En Syrie, Al Charra dispose de la même liberté à l’égard des minorités, sous le contrôle de la Turquie et
sous l’oeil d’Israël. Les frappes israéliennes en Iran, prévisibles depuis que Téhéran avait brisé en avril
2024 le tabou des attaques sur leurs sols nationaux, ont été rapidement interrompues par les Etats-
Unis lorsqu’ils ont réalisé le risque d’escalade. Les petits prédateurs comprennent que la seule règle
à respecter est de rester sous le seuil de perturbation, en particulier économique, du jeu des Grands.
La courte guerre entre l’Inde et le Pakistan a cependant rappelé que les nerfs sont à vifs dans cette
période où chacun teste son voisin pour identifier les marges de manoeuvre. Ce conflit laissera des
traces des deux côtés car les Indiens ont le sentiment que les Pakistanais ont surréagi et ces derniers
vont souffrir de la réduction par Delhi du débit d’eau – vitale – qui coule du Cachemire.
Le reste du Sud, privé de l’aide américaine et prenant acte de la disparition progressive de tous les
garde-fous, redécouvre lui-aussi les rivalités ancestrales et la violence désinhibée. Le Soudan, le
Sahel ou la RDC en sont les illustrations. Partout on sent que l’heure des chefs d’Etats autoritaires
va bientôt sonner pour stabiliser, pacifier et permettre la reprise des échanges commerciaux, en
interne et avec les Grands.
Face à ce monde qu’elle n’attendait pas l’Europe est pétrifiée. Elle tente de séduire et d’acheter la
protection de son ancien maitre qui s’en amuse, et regarde effrayée les prédateurs, petits et grands,
à l’Est, au Sud mais également à l’Ouest, qui s’approchent et flairent leur proie. Prise en étau entre
les sphères d’influence russe et américaine, écartelée par la compétition entre Pékin et Washington
et sous la pression de ses voisins du Sud gonflés de ressentiment, l’Europe aujourd’hui est tenté par
l’apaisement tous azimuts. Elle ne résistera que si elle accepte de rentrer dans un jeu de puissance.
L’attitude de faiblesse et de soumission à l’égard des Etats-Unis qu’ont affichée le secrétaire général
de l’OTAN Mark Rutte et la présidente de la commission de l’UE Ursula Von Der Layen n’est pas passée
inaperçue. Leur comportement a eu un impact catastrophique en termes de prestige géopolitique.
Les pays Européens régressent chaque jour un peu plus en termes de considération, or celle-ci est
déterminante à l’heure des prédateurs où il faut savoir être craint.
Il est temps pour l’Europe – en particulier pour la France – de quitter les postures rhétoriques pour
prendre réellement acte du changement qui s’opère. La période de paix perpétuelle kantienne
est derrière nous. Il est temps de se préparer au retour de la guerre, dans tous ses registres. Nos
sociétés, organisées principalement autour d’une consommation effrénée, hédoniste et qui oscillent
entre anxiété et insouciance, ne survivront pas aux chocs à venir sans une remise en cause de leur
organisation interne et de leur fonctionnement collectif. Car l’Europe, prise dans la fragmentation
globale qui exacerbe les rivalités de voisinages sur le continent, n’a pas encore trouvé un nouvel
équilibre entre les intérêts nationaux qui reviennent en force et la nécessité d’un Collectif à réinventer.
L’Histoire est de retour et avec elle les limites, les contraintes, les contestations et les affrontements.
Il faut désormais être prêt à prendre des coups et à en donner. L’heure est désormais à la lucidité,
à la responsabilité et aux décisions concrètes, courageuses, sans doute impopulaires, mais vitales.
Car la spirale s’accélère et on ne reviendra pas en arrière.
Pascal Ausseur
Directeur général de l’institut FMES
La version complète des Perspectives Stratégiques est téléchargeable.