Marion SORANT, membre associée FMES de l’Observatoire stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient (OS2MO)
Résumé
La Jordanie, qui accueille le 20 décembre 2022 la seconde conférence régionale au format Bagdad et s’est distinguée dans la région par son opposition à l’invasion russe en Ukraine, se place stratégiquement comme l’allié stable et sûr des Occidentaux au cœur des tumultes du monde arabe. Pourtant la flambée de colère qui vient d’éclater dans le sud du pays contre la hausse des prix du carburant met en lumière des fragilités souvent occultées. Ces défis internes donnent à voir un régime, certes habile et doté d’un fort sens politique, mais où les questions socio-économiques et les guerres intestines peu visibles questionnent la stabilité d’une monarchie se donnant à voir comme réformiste. Loin de la passivité qui lui est souvent attribuée, le pays tente de saisir l’opportunité des reconfigurations régionales pour entamer une véritable révolution énergétique afin d’accroître son indépendance vis-à-vis du Golfe, tout en maintenant un positionnement stratégique acceptable par les États-Unis et l’Union européenne (UE).
Le lecteur peut également se reporter à la fiche « Jordanie » de l’Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient consultable via le lien gratuit suivant : Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient – Édition 2022 – Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques (fmes-france.org)
Carte extraite de l’Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, FMES, 2022.
Si l’image d’une Jordanie « sur la brèche » colle à la peau du royaume, la chute d’une monarchie « importée » n’a pas eu lieu malgré les oracles nombreux. Contesté depuis trois décennies au moins, le pouvoir répond par un renforcement autoritaire : restriction des libertés publiques -qui battent en brèche l’idée d’une monarchie modérée, attaques organisées des manifestations d’opposition par des loyalistes, augmentation des pouvoirs royaux, cooptation d’éléments de la famille à des postes stratégiques[1]. Cela s’accompagne de la reprise en main des services de renseignement, ainsi qu’un contrôle accru sur le religieux. Le roi Abdallah II arrive à maintenir le système grâce, outre la répression, à une ingénierie particulièrement fine mêlant cooptation, capitalisme de copinage et de rares réformes sociales et politiques : extensions de l’embryon de sécurité sociale, aides économiques ciblées, dons de terres d’État à certains clans, réforme de décentralisation utilisées pour contrôler les oppositions et redistribuer la rente étatique à des cercles restreints. Il existe une convergence d’intérêt entre une partie des élites du pays, celles intégrées dans l’appareil d’État désignées de façon réductrice comme « Transjordaniens », qui se perçoivent comme « la garde prétorienne » de l’État, et la bourgeoisie souvent jordano-palestinienne en faveur du statu quo. De réelles réformes mineraient leurs privilèges. Sur le plan intérieur, malgré une perte indéniable de légitimité, nombreux sont les éléments qui penchent en faveur de la résilience du régime autoritaire jordanien à court et moyen termes. Toutefois, sur le plan extérieur, comment Abdallah II tente-il de se positionner dans un jeu régional changeant ? Le Royaume est-il en mesure de rassurer ses partenaires, et quid de la révolution énergétique ?
Un régime en proie à de multiples défis
Une stabilité intérieure toujours fragile
Depuis 1989 (premier plan du Fonds Monétaire International, FMI) et plus encore depuis l’accession au trône en 1999 du roi Abdallah II, la Jordanie est en proie à de régulières contestations, désamorcées par des promesses de réformes et de grandes campagnes nationales promettant libéralisation et participation politique. Pourtant, les sénateurs et les gouverneurs demeurent nommés par le roi. La libéralisation économique, poussée par les organisations internationales et l’élite des affaires met à l’épreuve le contrat social tacite, notamment par les faibles perspectives d’emplois publics. Dans ce contexte, les services de sécurité sont devenus les garants de la survie du régime hachémite, et les premiers ministres les fusibles d’ajustement. Ainsi, en 2011, le roi a démis les premiers ministres à la chaine, face à la contestation : pas moins de 5 gouvernements en moins de deux ans.
Depuis Septembre noir (1970), le discours qui a prévalu a été celui d’une menace palestinienne, population marginalisée et discriminée, et d’un soutien indéfectible des tribus, décrites comme la véritable colonne vertébrale du régime, quand leur relation est dans les faits marquée par l’ambivalence. Cette opposition entre Jordaniens et Palestiniens, manipulée par la monarchie, demeure saillante au sein des services de sécurité. Par ailleurs, si certains clans disposent d’un pouvoir local non négligeable, la monarchie s’est d’abord appuyée sur des familles d’origine syrienne et surtout circassienne, avant de coopter graduellement certaines familles, certains clans ou cheikh parmi quelques tribus : les discriminations juridiques contre les Bédouins n’ont ainsi pris fin qu’en 1976. De fait, les tribus ne constituent pas un corps unique et monolithique, leur unité derrière le régime est un mythe, et leurs oppositions sont réprimées et peu visibles médiatiquement parlant, alors que nombre de clans sont les fers de lance des protestations depuis plusieurs décennies.
Une économie atrophiée
Même si le niveau de vie par habitant continue d’augmenter et que les inégalités sont sensiblement moins élevées que dans le reste de la région, la situation socio-économique n’invite pas à l’optimisme. Une décennie après les soulèvements de 2011, la situation va de mal en pis : le chômage était de 12,3 % en 2011, il culmine officiellement à 23% depuis 2020, et atteint 50% chez les jeunes. L’industrie y est quasiment inexistante et l’essentiel des travailleurs appartient au secteur tertiaire. Dans la région, le Royaume se classe même derrière la Syrie, la Libye, le Yémen et le Soudan selon le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement). D’ici 2050, la population pourrait atteindre 15 millions d’habitants (contre 10 millions aujourd’hui, 7 en 2011). L’emploi apparaît ainsi comme un des principaux défis dans les années à venir, alors que 45 % des jeunes envisageraient d’émigrer.
Si contrairement à nombre de ses voisins, le pays n’est pas directement impacté par la guerre en Ukraine, car 90% de son blé vient de Roumanie, il souffre de la hausse du prix des carburants : en août, le gouvernement a augmenté le prix des carburants pour la cinquième fois cette année, sous la pression du FMI, dans un pays à l’économie stagnante, déjà fragilisée par l’accueil depuis dix ans de 1,4 million de réfugiés syriens. Le pays est également vulnérable par sa dépendance aux denrées alimentaires de base, et donc à une crise alimentaire mondiale.
Réchauffement climatique : une bombe à retardement ?
Le changement climatique met en péril les ressources et les équilibres sociaux du royaume hachémite. Le pays dispose de réserves d’eau parmi les plus faibles au monde. Désertique à 90%, il pourrait connaître d’ici la fin du siècle une baisse de 70% des eaux de surface d’après les projections les plus pessimistes. À l’horizon 2050, la réduction des précipitations et l’augmentation des sécheresses, couplées à la hausse démographique (+5 millions d’habitants en 2050, hors réfugiés) ont un potentiel crisogène non négligeable. A titre d’exemple, l’exploitation de la nappe de Disi, dans le Sud du pays qui devait alimenter Amman en eau, pourrait se terminer dans moins de 30 ans, et ne couvre que 20% des besoins. Après avoir abandonné le projet d’un canal mer Rouge – mer Morte, c’est le choix d’un dessalement à Aqaba qui semble prévaloir, et d’un réaménagement des approvisionnements en provenance d’Israël. Le problème de l’eau est aussi politique : le risque pour le régime est que l’exode rural vienne affaiblir le contrat social informel entre milieux ruraux -surreprésentés dans les institutions- et la monarchie. L’universitaire Hussam Hussein souligne avec justesse la politisation de l’eau en Jordanie, entre un gouvernement mettant en avant des facteurs exogènes -et donc des solutions d’importation de l’eau, via des accords- et les institutions internationales insistant sur la gouvernance et ses difficultés face à l’Etat profond. De fait, de gros consommateurs d’eau sont souvent des membres de l’élite politico-économique, propriétaires terriens, qui disposent de l’eau la moins chère du pays et sont accusés de nombreux passe-droits, notamment la tolérance envers les puits illégaux, véritable fléau environnemental. A l’heure actuelle, la pression pour une réduction de la consommation réside presque uniquement sur l’usage domestique. A moyen terme, c’est l’agriculture jordanienne qu’il faudrait repenser, ce qui ne pourra se faire sans une sécurité alimentaire régionale et une acceptation des réformes par la monarchie.
Malgré tous ses défis intérieurs, la monarchie conserve un réel sens politique et sait se maintenir en « renouvelant » sa formule autoritaire. Elle sait surtout utiliser sa politique étrangère comme outil de premier plan pour faire diversion et s’attirer les soutiens étrangers.
Quelle politique étrangère ?
Dilemme sécuritaire vis-à-vis du régime de Damas
La Jordanie et la Syrie entretiennent des relations complexes. Tête de pont de la politique américaine dans le conflit syrien à partir de 2012, la Jordanie a accueilli le Military Operation Commands (MOC), dont le centre de commandement, basé à Amman, devint la plateforme opérationnelle privilégiée des forces occidentales et arabes pour le financement, l’équipement et l’entraînement des groupes syriens modérés d’opposition. Amman et Damas n’ont toutefois jamais rompu leurs relations, malgré le renvoi temporaire de l’ambassadeur syrien, Amman faisant ainsi figure de quasi-exception dans la région. De fait, le soutien à l’opposition a été très localisé : il s’agissait avant tout de maintenir les routes commerciales et d’éviter l’implantation des groupes radicaux dans le Sud de la Syrie. C’est ainsi que des accords et une forme de coopération ont été trouvés entre la Jordanie, le régime syrien et l’opposition, jusqu’en 2015[2]. Alors que l’intervention russe restituait au régime syrien la haute main sur le tournant des évènements en Syrie, le consensus occidentalo-arabe autour de l’opposition commença ensuite à s’effriter. La politique de Riyad s’alignait de moins en moins sur celle des Occidentaux qui percevaient d’un mauvais œil la protection accordée par l’Arabie saoudite à des groupes jugés trop extrémistes. À l’aune du retournement stratégique sur le terrain syrien à la faveur du refroidissement des relations avec les Etats-Unis sous le mandat Trump, Amman privilégia le réalisme politique, acceptant graduellement à partir de 2016 les nouvelles réalités syriennes, entamant une reprise de contacts officiels portés par le chef d’état-major jordanien, le général Mahmoud Freihat, avec Maher al-Assad et Ali Mamlouk, puis par le chef du GID (General Intelligence Directorate), Ahmed Husni, à partir de mai 2019. En ce sens, le roi Abdallah II se rallia à Mohammad Ben Zayed (président des Émirats arabes unis), promouvant l’idée d’une normalisation avec le régime de Bachar Al Assad et la réintégration de la Syrie à la Ligue arabe. La rencontre en septembre 2021 du ministre syrien de la Défense et du chef d’état-major jordanien à Amman, suivie d’un entretien téléphonique entre les deux dirigeants, a permis de normaliser les relations entre la Jordanie et la Syrie. Moins visible que la diplomatie émiratie sur le dossier, la Jordanie a réussi à imposer partiellement ses intérêts à Washington, en obtenant un accord officieux de non-application des sanctions du Caesar Act pour les entreprises jordaniennes impliquées en Syrie ou souhaitant l’être.
Aujourd’hui, l’enjeu pour Amman reste surtout le trafic de stupéfiants, conséquence de la transformation de la Syrie en quasi narco-État durant la guerre. Alors que les dynamiques locales ont réduit l’influence russe dans le Sud-Est syrien, et ce bien avant le conflit ukrainien, les milices chiites proches de l’Iran et du Hezbollah cherchent quant à elles à s’implanter durablement (notamment à Bosra el Shams et autour de Deraa). Le régime syrien et ses supplétifs sont quant à eux au cœur du trafic de captagon, dont la consommation explose au Moyen-Orient. D’un côté, Amman dénonce l’implication du rôle du régime syrien –des militaires et notamment du frère du Président- et son soutien hezbollahi aux trafics divers. De l’autre, elle favorise la relance des échanges économiques. À moyen terme, seul un retour de Damas dans le jeu régional serait à même de renflouer les caisses du régime, limitant ainsi le recours aux narcotrafics.
A l’heure actuelle, le pari fait par Amman d’une sécurité accrue à sa frontière en échange d’une réhabilitation de Damas ne semble pas encore porter ses fruits. Et ce d’autant plus que profitant du faible maillage territorial des forces de sécurité, Daesh connait un retour en force, notamment dans la ville d’Al Jassim à environ 50 km de la frontière, et plus généralement dans tout le Sud et le désert central syrien. C’est dans cette ville qu’a été tué fin novembre 2022 le « calife » de l’organisation, Abu Hasan al-Hashimi al-Qurashi.
Vers une nouvelle posture régionale ?
Craignant la volatilité du soutien américain et de celui des monarchies du Golfe, la Jordanie tente de s’inscrire dans un nouveau système régional en multipliant les partenaires, tout en ménageant ses soutiens historiques pour maximiser ses rentes. Pour ce faire et malgré sa vulnérabilité stratégique, elle dispose de davantage de marge de manœuvre que ce qu’on estime généralement.
En dépit des efforts américains et israéliens, l’idée d’un vaste front anti-iranien n’a pour le moment pas abouti. La posture publique jordanienne fut longtemps véhémente envers Téhéran : à l’origine de l’expression « croissant chiite » en 2004, le roi Abdallah II enchainait les déclarations contre la République islamique, et appelait même récemment à la formation d’une « Otan » arabe. En prenant dès 2004 le lead de la dénonciation régionale de l’Iran, la Jordanie s’assurait du soutien saoudien et israélien, et relégitimait la nécessité d’un soutien occidental à Amman. Pourtant, au sein du gouvernement jordanien, des voix se sont élevées pour accepter des offres iraniennes : visite officielle du roi à Téhéran, organisation de pèlerinages sur les lieux saints chiites en Jordanie, ouverture de lignes aériennes entre Téhéran et la Jordanie. A l’été 2022, la posture jordanienne a officiellement pris le contrepied du discours de la diplomatie américaine. Amman prône désormais des relations « amicales » avec Téhéran. Ce changement de cap survient à la suite d’une visite de Mohamed Ben Salmane en Jordanie en juin 2022, alors que les monarchies du Golfe sont en plein rapprochement avec Téhéran. En cela, la posture jordanienne témoigne de l’autonomisation désormais revendiquée des États de la région à l’égard des États-Unis. Cette posture jordanienne plus conciliante est essentielle pour le projet de « nouveau Levant » réunissant l’Égypte, la Jordanie et l’Irak. Ce rapprochement, en gestation depuis la présidence Trump[3] et qui dispose aujourd’hui d’un soutien américain, vise à accroître l’autonomie de ces trois États arabes face aux acteurs régionaux non-arabes (Turquie, Israël, Iran).
Cette volonté d’autonomisation du Golfe s’accompagne d’une réconciliation avec l’Arabie saoudite, largement affichée dans les médias régionaux, alors que les relations s’étaient détériorées après l’arrivée du prince héritier saoudien au pouvoir en 2015. Celui-ci était soupçonné par les Jordaniens d’être impliqué dans la tentative de coup d’Etat d’avril 2021. L’annonce des fiançailles du prince héritier jordanien, Hussein ben Abdallah, avec la saoudienne Rajwa Al Saif, jeune femme issue d’une grande famille du Nedj (de la tribu Subai), en fut l’apothéose médiatique. La jeune femme est liée à la famille royale saoudienne par sa mère, Azza Al Sudairi, et son père, directeur général d’El-Saif Group, est un homme d’affaires influent en Arabie saoudite. La reine Rania aurait largement poussé ce mariage, afin d’obtenir le soutien saoudien lors de la succession. Pour Amman, tout l’enjeu consiste à tenir l’Arabie saoudite à distance des affaires internes, obtenir une marge diplomatique accrue, esquissée lors de la crise du Golfe de 2017, tout en maintenant des financements cruciaux pour son économie (8% du PIB Jordanien selon la Banque mondiale), notamment dans les secteurs bancaires, miniers et énergétiques, et de potentiels contrats pour la cité futuriste saoudienne NEOM.
Maintenir le soutien américain, diversifier les partenaires
Le Royaume affiche sa volonté de conserver des liens privilégiés avec le Royaume-Uni et les États-Unis, notamment sur le plan militaire. Premier dirigeant arabe reçu par Joe Biden, le roi Abdallah, conscient de l’irremplaçable aide militaire américaine (425 millions de dollars, 20% du budget de défense annuel jordanien) a octroyé -sans vote au parlement- un statut juridique particulièrement favorable aux forces américaines stationnées dans le pays. La Jordanie a également acquis huit F-16 Viper. Le gouvernement s’est montré plus favorable à la cause ukrainienne que les autres dirigeants arabes –ligne déjà tenue en 2014-, et en a été remercié par Antony J. Blinken. Le nouveau Memorandum of Understanding on U.S. foreign assistance to Jordan, signé le 16 septembre 2022, prévoit 1,45 milliard d’aide annuelle du département d’Etat pour 2023-2029, soit le deuxième montant le plus important après celui versé à Israël[4]. Outre cette aide, le pays reçoit des garanties de prêts, de nombreux financements de l’USAID (Agence des États-Unis pour le développement international), et des transferts de fonds (845 millions de dollars en 2022). Le soutien budgétaire américain (hors aide militaire) à la Jordanie représente ainsi 6 % du budget annuel du royaume.
En matière de coopération militaire, les liens avec le Royaume-Uni post-Brexit demeurent significatifs, notamment en matière de formation.. De même, si la coopération avec la France était ancienne, la crise en Syrie fut l’occasion de la renforcer : financement d’un hub logistique pour la protection de la frontière syrienne, développement de l’inter-opérabilité par des exercices communs (notamment des forces spéciales), escales à Aqaba, visite officielle du roi à Paris le 15 septembre 2022. La France dispose en outre d’une base aérienne projetée (BAP) dans le cadre de l’opération Inherent Resolve, où sont stationnés quatre Rafale et près de 400 personnels, dont des spécialistes du renseignement. Le roi soutien également le projet d’une base bilatérale des forces spéciales françaises et américaines (COS et USSOCOM). Pour la France, une installation en Jordanie constituerait une alternative potentielle à Djibouti.
La crise en Syrie a également amené le pays à développer des partenariats nouveaux et à renforcer ses liens avec la Russie. Avec 19 visites officielles en 22 ans de règne, le roi est ainsi le chef d’État arabe le plus reçu au Kremlin. Le rapprochement avec la Russie pourrait être une carte de pression sur Israël, alors que l’idée d’un État palestinien en Jordanie refait périodiquement surface[5]. Toutefois, elle n’a pour le moment pas de conséquence politique tangible. De même, la Chine est devenue le troisième partenaire commercial du pays, derrière l’Arabie saoudite et les États-Unis. En 2016, la Chine a pris pied sur le marché jordanien de l’énergie avec l’achat de 45 % du projet Attarat par Guangdong Energy Group, une entreprise d’État chinoise. Pour autant, ce poids économique semble pour le moment ne pas avoir d’impact politique, ni militaire.
Un futur hub énergétique régional ?
L’ambition d’Abdallah II est la transformation du pays en un véritable hub énergétique : transit de gaz et d’électricité égyptiens vers le Liban et la Syrie mais aussi l’Irak, de pétrole irakien (pipeline Basra-Aqaba) et production d’énergies renouvelables[6] exportables (projet de la centrale solaire d’al Risha vers l’Irak, deal « eau contre électricité solaire » avec les Émirats et Israël), doublement des livraisons à la Palestine, et projet de connexion électrique avec l’Arabie saoudite (ligne Amman – Al-Qurayya). La Jordanie serait ainsi liée avec tous ses voisins. Cette alliance ouvrirait la voie au royaume hachémite à une infrastructure de dialogue régional, qui renforcerait si elle fonctionne son autonomie stratégique. Le pays fait également depuis 2015 le pari de la production d’énergie[7]. Amman mise sur le solaire et les énergies renouvelables : l’électricité produite provient actuellement à 19% de sources renouvelables contre 1% en 2012. Ce pari énergétique est un moyen pour la monarchie de réduire sa dépendance à Israël (accord gazier signé en 2016 pour 15 ans) et plus largement sa dépendance énergétique (96% en 2011) qui pèse lourdement sur sa dette (environ 8% du PIB). Outre l’exploitation de ses modestes ressources gazières (l’exploitation du gaz d’al Risha produit 10% de la consommation d’électricité jordanienne), le pays mise sur les schistes bitumeux (huitième réserves mondiales). Grâce aux investissements chinois (un prêt de 1.6 milliard de dollars), l’usine électrique d’Attarat-Um Ghudran devrait fournir 15% de la demande électrique du pays[8]. Les projets de nucléaire civil (quatre centrales, en coopération avec les Russes et initialement prévues pour 2030, devant assurer 30% de la production d’électricité), bien qu’ayant pris du retard, perdurent sous contrôle de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique).
Des foyers de tensions persistants
Les manifestations, régulières dans le pays, mobilisent les populations « transjordaniennes », présentées de façon schématique comme la base sociale du régime. De nouvelles mobilisations d’ampleur ne peuvent être écartées. Leurs chances de réussite sont difficilement évaluables. La réussite de l’opposition dépendra de sa capacité à se mobiliser dans la durée et à s’unir, l’exemple des vétérans jordaniens est révélateur des divisions et difficultés qui limitent l’impact de ces mouvements. Des manifestations socio-économiques ponctuelles pourraient également jouer un rôle déstabilisateur. La Jordanie est coutumière des manifestations ouvrières depuis plus de dix ans ; elles ont permis l’émergence de syndicats dissidents ayant localement inversé le rapport de force. Ces mouvements sociaux pourraient jouer un rôle clef dans le basculement d’un mouvement social en véritable mouvement politique.
L’hypothèse de l’éviction d’Abdallah II par un coup d’État semblait fantaisiste jusqu’à la tentative d’avril 2021. Celle-ci aurait été le fruit d’une volonté de puissances étrangères (peut-être Tel-Aviv et Riyad), soutenue par une partie de l’administration américaine proche de l’ancien président Trump, de forcer la main de la Jordanie sur la question palestinienne. Malgré sa perte de centralité dans les enjeux régionaux, la question palestinienne demeure un enjeu intérieur en Jordanie. À ce titre, la victoire de la droite dure sioniste ultra-religieuse en Israël (novembre 2022) inquiète particulièrement Amman. Certains observateurs ont souligné l’implication probable dans cette tentative de coup d’État de certains courants au sein des forces de sécurité, quelques mois après la tentative du souverain de réduire le pouvoir de ces services. La possibilité d’une nouvelle conspiration de militaires, alliés ou non avec certaines élites politico-économiques, ne peut pas être totalement écartée. Un tel évènement pourrait-il advenir avec le décès prématuré du roi, dont les rumeurs sur une santé fragile sont nombreuses ? Il semble d’ailleurs que le roi prenne au sérieux cette menace, le prince héritier étant à présent systématiquement mis en avant lors des déplacements à l’étranger comme sur le sol jordanien, témoignant d’une lutte de pouvoir au sein du régime. Une part importante des corps de l’Etat serait opposée aux lignes directrices de libéralisation fixées par le roi. Tout au long de l’histoire du royaume, les services de sécurité ont étendu leur autorité et leur rôle à la faveur des crises politiques. La découverte d’un nouveau complot, même fabriqué, pourrait faire obstacle aux réformes du roi et maintenir les services comme un pilier essentiel de la monarchie. Dans ce cadre, les mobilisations peuvent-elles être utilisées comme moyen de pression par le roi au sein de l’appareil d’État pour demander sa modernisation ? Cette idée d’un renouvellement des élites au sein de l’État semble avoir été adoptée par Abdallah II. Son maintien au pouvoir pourrait ainsi dépendre à terme de la réussite de la restructuration du pouvoir.
Par ailleurs, la toute récente contestation d’une loi sur la protection des enfants (août 2022), menée par le salafiste Iyad Al Qunaibi au nom de la lutte contre une norme occidentale jugée contraire aux valeurs locales, montre la capacité de mobilisation de ces acteurs sur les réseaux sociaux, bien au-delà de leur audience traditionnelle, et ravive la peur des contestations menées au nom des islams politiques. La Jordanie abrite une mouvance jihadiste et salafiste importante. De nombreux Jordaniens s’illustrent dans la galaxie jihadiste : Omar Mahmud Abû ‘Umar, plus connu sous le nom d’Abû Qatâda al-Filastînî, mais aussi Abû Muhammad al-Maqdisi ou Abu Musab al Zarqawi. Outre ces figures du jihad global se trouvent une myriade de cheikhs locaux. Les différents courants salafistes-jihadistes regrouperaient 6 000 à 8 000 individus essentiellement implantés à Zarqa, al Rusayfa, Maan, al Salt, Irbid, Ain al-Basha, et al-Baq’a d’où sont originaires l’essentiels des Jordaniens partis combattre en Syrie. Ces différents courants n’ont jamais réussi à s’unir tant leurs divisions idéologiques sont profondes, le tout sur fond de manipulation réussie des services de renseignement. Les courants quiétistes ou réformistes disposent d’un auditoire plus important (15 000 personnes). Reconnues, leurs institutions sont subventionnées, dans une tentative de contrôle par la monarchie. Les Frères Musulmans, certes organisés, disposent d’un soutien populaire probablement surestimé, en tout cas moindre qu’en Syrie, malgré une forte implantation sociale et caritative. En outre, leur parti, l’un des rares organisés et mobilisateurs dans le pays, s’est divisé en 2015 entre les tenants d’un recentrement national, suivant la volonté du roi, et ceux en faveur du maintien d’une orientation transnationale. Leur arrivée au pouvoir semble à l’heure actuelle extrêmement improbable. Elle ne pourrait advenir qu’avec une réforme de la loi électorale et l’accord tacite de l’Etat profond, qui pourrait vouloir jouer la carte des Frères musulmans contre le roi, hypothèse dont la probabilité semble faible tant les Palestiniens constituent aujourd’hui la base sociale des Frères musulmans jordaniens, auparavant largement implantés dans la classe moyenne jordanienne.
En conclusion, si la monarchie jordanienne a su jusqu’à présent se maintenir et gérer la contestation, il semble probable qu’elle doive approfondir ses réformes pour rester au pouvoir, tout en maintenant l’apparence de la continuité. Saisir ces changements, souvent décelables à l’échelle très locale, sera crucial pour ne pas réitérer les erreurs d’appréciation dont la politique française dans la région a grandement pâti post-2011.
[1] Le 29 juin 2022, nomination de Fayçal bin el Hussein, frère cadet du roi Abdallah II, vice-roi ; présidence du nouveau Conseil de Sécurité Nationale par son demi-frère, Ali ben al Hussein.
[2] Roussel, Cyril. « Comment gérer le conflit syrien depuis la Jordanie ? », Outre-Terre, vol. 44, no. 3, 2015, pp. 226-236.
[3] Selon le journal libanais Al Akhbar, proche du Hezbollah, la veille de l’arrivée du nouvel ambassadeur américain à Amman, Henry T. Wooster, le Premier ministre jordanien se serait rendu au Caire pour y rencontrer ses homologues égyptien et irakien et entamer des discussions.
[4] Ce budget est en augmentation (1.275 milliard de dollars annuels entre 2018-2022)
[5] Des négociations avaient déjà eu lieu entre Arafat et Hussein. En Israël, l’idée est portée par des partis de droite (annexion et transformation de la Jordanie en Etat Palestinien) et des partis plus à gauche, portés sur une confédération. The “Jordan Is Palestine” Idea Resurfaces Again & Why Jordan rejects a confederation with Palestine.
[6] Les énergies renouvelables ont enregistré une forte progression au cours des dernières années, représentant à présent 26% de la consommation électrique, contre 1% en 2014.
[7] Le pays s’est fixé comme objectif de produire d’ici 2030 48.5% de sa consommation électrique.
[8] Il s’agit de l’investissement privé chinois le plus important de la BRI en dehors de la Chine.