MADRID, PARIS, BERLIN, ROME ET BRUXELLES : L’EUROPE ÉCARTELÉE ENTRE L’ALGÉRIE ET LE MAROC

Chloé Jamet, Diplômée de Sciences Po Paris en sécurité internationale, chercheuse associée à l’Institut FMES

Résumé

Depuis la reconnaissance américaine du Sahara marocain en décembre 2020, dans la dynamique des Accords d’Abraham, Rabat a fait le choix de s’affirmer face au Front Polisario et à l’Algérie pour obtenir de nouveaux soutiens à sa politique de colonisation. Le problème saharien cristallise les rivalités maghrébines, et oblige les capitales européennes à devoir se positionner. Celles-ci ont traditionnellement essayé de conserver un équilibre entre l’Algérie et le Maroc, deux partenaires essentiels aux atouts complémentaires. Mais la montée en puissance marocaine remet en cause ce statuquo : Rabat oblige les capitales européennes, au premier rang desquelles Paris, Madrid, Berlin et Rome, à revoir leurs priorités. De son côté, l’Algérie les prend en otage en agitant la carotte de l’énergie et le bâton de la déstabilisation de leurs sociétés. Ce dilemme maghrébin illustre le poids croissant du Maroc et de l’Algérie, ainsi que l’attentisme et les limites de la Politique Etrangère et de Sécurité commune européenne, incitant l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et la France à jouer leur propre partition, au risque d’une cacophonie européenne.

Le statuquo mis en place par le Maroc depuis 2007 sur le conflit gelé du Sahara occidental, riche en phosphates et bordé par une région poissonneuse de l’Atlantique, a provoqué une impasse politique caractérisée par l’absence d’organisation du référendum d’autodétermination prévu par le plan de paix de l’ONU en 1991 (résolution 690 du Conseil de sécurité).

Ce différend s’inscrit dans la rivalité entre Rabat et Alger pour s’imposer comme le leader régional en Afrique du Nord-Ouest. Depuis 50 ans, Rabat s’efforce de marocaniser le Sahara pour renforcer la légitimité de son initiative d’autonomie élargie, tandis qu’en Algérie, on constate le développement d’un discours complotiste à l’égard du Maroc, exacerbé depuis décembre 2020 et la reconnaissance américaine du « Sahara. Ces tensions bilatérales provoquent le blocage de l’Union pour la Méditerranée et du Dialogue 5+5 dans un Maghreb très peu intégré économiquement.

L’Algérie, bien qu’elle surpasse le Maroc dans les domaines économique, militaire et diplomatiques, fait face aujourd’hui à des problèmes économiques liés à sa dépendance aux exportations d’hydrocarbures[1]. L’immobilisme politique de la junte au pouvoir a été à l’origine de la vague de contestation (Hirak) entre 2019 et 2021. Le Maroc a pour sa part l’ambition de devenir le pont stratégique entre l’Europe et l’Afrique.

La rivalité algéro-marocaine se traduit aujourd’hui sur tous les plans. L’Union Africaine est un terrain de bataille diplomatique entre les deux pays qui s’affrontent pour de nombreux postes au sein de l’institution[2]. Alger et Rabat rivalisent aussi de projets économiques, notamment dans le domaine énergétique avec la construction de gazoducs ou le développement des énergies renouvelables. Le gazoduc Maghreb-Europe (GME) a fait les frais de la brouille diplomatique entre les deux capitales en 2021. Enfin, dans le domaine militaire, outre des dépenses d’armement conséquentes[3]  et les annonces d’augmentation de budgets de défense des deux côtés de la frontière, Alger et Rabat prennent soin d’entretenir des partenariats militaires avec des parrains (la Russie pour Alger, les Etats-Unis pour le Maroc) tout en développant des bases industrielles et technologiques de défense avec d’autres acteurs.

Les capitales européennes face au dilemme de la rivalité algéro-marocaine

La rivalité algéro-marocaine se traduit dans les politiques étrangères des deux pays. D’un côté, le Maroc considère désormais le Sahara occidental comme l’alpha et l’oméga de sa politique étrangère. Cette priorité politique, économique, militaire et diplomatique est réaffirmée annuellement par le Roi dans les discours du Trône : en août 2022, Mohammed VI affirmait avec plus de détermination que jamais que « le dossier du Sahara est le prisme à travers lequel le Maroc considère son environnement international »[4]. En substance, le message du roi peut être synthétisé ainsi : « vous êtes avec moi ou contre moi, et pour être avec moi il faut reconnaître le Sahara occidental comme partie du territoire marocain ». Le projet saharien est présenté à la communauté internationale comme un modèle de développement au profit des populations locales dans le respect de la transition écologique : grands projets d’infrastructures comme une route express, politique d’attractivité pour les investissements directs dans le domaine des énergies renouvelables et du tourisme… La stratégie est simple : obtenir l’implantation d’entreprises étrangères pour acter la reconnaissance politique du Sahara marocain par leurs capitales, tout en présentant l’organisation d’un référendum comme à la fois impossible et porteuse de déstabilisation pour la région.

Quant à l’Algérie, son soutien à l’autodétermination du peuple sahraoui (qu’elle assimile à son soutien au peuple palestinien) est une donnée permanente de son action extérieure. Elle fournit les ressources nécessaires au Front Polisario pour que celui-ci mène ses actions d’influence sur la scène internationale. Toutefois, elle évite de se positionner comme une partie au conflit, par exemple en s’impliquant militairement ou en refusant les dialogues tripartites.

Bien que Joe Biden ait refusé de revenir sur la décision prise par Donald Trump en 2020 de reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental, il n’y a toujours pas de consulat américain dans les provinces du Sud, et le Département d’Etat use toujours des formules consacrées sur l’autonomie comme « une bonne base ». La remise en cause du statuquo par les Etats-Unis a rassuré le Maroc dans sa capacité à faire évoluer la situation à son avantage, réactivant par là-même la rivalité algéro-marocaine.

Ainsi, les deux pays maghrébins continuent de vouloir marquer des points en Europe en instrumentalisant chaque capitale pour qu’elle se positionne sur ce différend, ce qui se traduit par des stratégies diplomatiques plus combattives et polémiques vis-à-vis des Européens. Alger et Rabat dénoncent tous les rapprochements de pays européens avec leur rival, en tentant de réaffirmer leurs atouts : principalement sécuritaires et économiques pour le Maroc, et énergétiques pour l’Algérie. Les faux-pas de l’un ou de l’autre sont également souligné pour se présenter, par contraste, comme l’allié le plus intéressant et le plus fiable pour l’Union européenne. En effet, les deux pays sont des partenaires précieux pour l’UE. En ce qui concerne le Maroc, l’UE reste son premier investisseur étranger et son premier partenaire commercial. Depuis 2000, le Maroc et l’UE sont liés par un accord d’association englobant le Sahara occidental. Un partenariat euro-marocain de prospérité partagée a renforcé la relation en 2019. Dans ce cadre, le Maroc exporte des produits agricoles et du phosphate vers l’Europe à un tarif préférentiel, tandis que les flottes de pêche européennes peuvent être déployées dans les eaux du Sahara occidental. En ce qui concerne l’Algérie[5], l’UE reste également son principal partenaire commercial, et leurs relations se basent sur un Accord d’Association revu en 2017. Depuis le début de la guerre en Ukraine et la flambée des prix du gaz, l’Algérie a une importance renouvelée aux yeux des Européens.

La position commune dans l’équilibre maghrébin est minimaliste, car les Européens ont besoin des deux pays ; les 27 tentent donc de ne pas faire de choix et de développer leurs relations avec Alger et Rabat de manière parallèle, pour ne froisser personne. Ce dilemme empêche de progresser sur les dossiers, impose des limites à la coopération, et cristallise la question du Sahara occidental.

La position agrée au niveau du Conseil sur la question saharienne reste de soutenir la poursuite d’une « solution politique, juste, réaliste, pragmatique, durable et mutuellement acceptable à la question du Sahara occidental » en conformité avec les résolutions onusiennes ; l’UE « prend note positivement des efforts sérieux et crédibles menés par le Maroc » en encourageant les parties à un esprit de réalisme et de compromis. Elle fournit également une aide humanitaire à la population sahraouie installée dans la région de Tindouf[6].

Josep Borrell, Vice-Président de la Commission et Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, évoquait ainsi la position des Européens sur le Sahara occidental début 2023 : « Les États membres sont divisés. Mais nous soutenons tous la mise en œuvre des propositions des Nations Unies. Nous appuyons l’envoyé spécial du secrétaire général. En tant que Haut représentant, je ne peux pas aller plus loin car je représente les 27. La diplomatie marocaine a un bon ministre des Affaires étrangères. Elle est très active. Elle a réussi à faire changer d’avis certains pays européens. Mais nous sommes 27. »[7]  Le Conseil est donc divisé mais semble pencher plutôt en faveur du Maroc. D’un côté, les pays méditerranéens ont été rejoint par les pays du Groupe de Visegrád depuis 2021[8]. En face, les positions de principe des pays nordiques, attentifs aux droits de l’Homme et ayant moins d’intérêts économiques au sud de la Méditerranée, s’ajoutent au désintérêt sur cette question des pays d’Europe de l’Est. On notera toutefois qu’aucun pays européen ne reconnaît formellement la souveraineté marocaine sur le Sahara, et n’a ouvert de consulat dans la région, pas même l’Espagne qui s’est pourtant rapprochée du Maroc. Mais la division des 27 fournit des brèches au chantage sur la question du Sahara.

Même lorsque le Conseil parvient au consensus, par exemple au sujet de l’accord de libre-échange avec le Maroc, les autres institutions européennes restent divisées sur le sujet maghrébin. En 2016, la Cour de justice de l’UE avait exclu le Sahara occidental du champ d’application territorial de l’accord commercial UE-Maroc, rappelant qu’en vertu de ses traités constitutifs, l’Union se doit de mener une politique internationale respectueuse des droits de l’homme. En septembre 2021, le Tribunal de l’UE a rappelé ce jugement en annulant deux accords commerciaux entre le Maroc et l’UE, le Front Polisario étant « reconnu sur le plan international en tant que représentant du peuple du Sahara occidental ».[9] L’affaire a fait l’objet d’un appel, dont la conclusion devrait être rendue à la fin de l’année. Il serait alors souhaitable que l’UE règle le sujet une fois pour toute, afin d’éviter que ce soit à la justice de régler un contentieux politico-diplomatique. Le problème devrait d’ailleurs se poser une nouvelle fois dans la deuxième partie de l’année, car le protocole de pêche actuel UE-Maroc doit expirer en juillet 2023, quelques mois avant la fin de la procédure d’appel.

Enfin, dans le contexte du scandale de corruption d’eurodéputés, le Parlement européen a adopté en janvier 2023 une résolution critique envers le Maroc, en évoquant pour la première fois la question des droits humains. Les institutions européennes viennent ajouter des contraintes à la Politique étrangère et de Sécurité Commune (PESC), normalement déterminée par le Conseil : celui-ci fait face à un dilemme entre intérêts stratégiques des pays membres et respect du droit international et du principe d’auto-détermination des peuples.

Alors que le Maroc a finalement adopté une stratégie bilatérale face aux blocages de la machine bruxelloise[10], il est intéressant de noter les évolutions récentes des positions françaises, espagnoles, allemandes et italiennes sur le sujet. Ces quatre pays exercent en effet une influence conséquente sur l’établissement des positions de l’UE en matière de PESC, influencées par les débats nationaux et les lobbyings maghrébins.

L’équilibrisme des Européens

La France ou la gestion du “en même temps” face aux crispations

Paris a été parmi les premières capitales à soutenir le plan marocain proposé en 2007 : la France est « en faveur d’une solution politique juste, durable et mutuellement acceptable, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité », le plan d’autonomie marocain étant une base de discussions sérieuse et crédible.[11] La France a d’ailleurs soutenu le Maroc dans les enceintes onusiennes, comme l’a rappelé Catherine Colonna lors de sa visite au Maroc fin 2022 en évoquant « une position clairement favorable au Maroc » [12]. Mais celle-ci ne suffit plus au Royaume, qui souhaite que la France, moteur européen et membre permanent du Conseil de Sécurité, reconnaisse formellement le Sahara occidental comme faisant partie du Maroc.

La France entretient un « partenariat bilatéral d’exception » avec le Maroc, en tant que troisième fournisseur du Royaume et premier investisseur dans celui-ci. Le Maroc est également le premier récipiendaire de l’Agence française de développement et bénéficie d’une coopération approfondie dans tous les domaines (économique, sécuritaire, militaire, universitaire). Malgré cela, les relations franco-marocaines sont aléatoires : elles avaient connu une crise en 2014, et malgré une amitié affichée entre Mohammed VI et Emmanuel Macron entre 2017 et 2019, force est de constater que les tensions se sont multipliées depuis plusieurs années. La succession des scandales (affaire Pegasus, bras-de-fer consulaire au sujet des visas, Qatargate et accusations de corruption, résolution européenne votée par Renew Europe et rapprochement avec l’Algérie), alimentée par les articles assassins de la presse marocaine, a provoqué un ralentissement de la coopération et nourri les ressentiments. Ainsi, il n’y a toujours pas d’ambassadeur marocain à Paris, et pour Rabat « les relations ne sont ni amicales ni bonnes, pas plus entre les deux gouvernements qu’entre le Palais royal et l’Élysée », ce qui explique le report sine die de la visite présidentielle au Maroc.

De l’autre côté, le Président de la République s’est particulièrement investi pour lancer un « partenariat renouvelé et privilégié » avec l’Algérie depuis 2021. Le pays, deuxième partenaire commercial de la France en Afrique (notamment grâce au gaz), acteur central sur les enjeux sécuritaires (Mali, Libye, terrorisme, migrations), dispose en outre de la plus grande communauté étrangère dans l’Hexagone sans compter les très nombreux binationaux. Malgré une coopération dans de nombreux domaines et une volonté d’acter une « nouvelle dynamique irréversible » par des actions fortes comme le rapport Stora ou les visites présidentielle puis ministérielle, il existe toujours des blocages et des tensions. La focalisation sur les enjeux mémoriels n’a pas réussi à évacuer d’autres dossiers, notamment dans le domaine économique et consulaire[13]. La relation franco-algérienne a elle aussi connu son lot de crise depuis 2021 : réduction du nombre de visas, propos présidentiels sur la « rente mémorielle », fermeture de l’espace aérien algérien aux aéronefs militaires français, retrait des accréditations de France24, cas Amira Bouraoui[14]…  Comme le dit le président Tebboune lui-même, « la relation entre la France et l’Algérie est fluctuante »[15].

Paris tente donc de conserver l’équilibre entre l’Algérie et le Maroc, deux partenaires tout aussi essentiels l’un que l’autre, mais qui instrumentalisent une posture de ressenti vis-à-vis de l’ancienne métropole. Tout différend se transforme rapidement en crise présentée sous l’angle du néo-colonialisme. Les tensions sont loin de se limiter au Sahara, et Alger comme Rabat savent utiliser contre les gouvernements français la carte du nationalisme.

L’Espagne entre le marteau et l’enclume

L’Espagne, ancienne puissance coloniale, est à l’origine du problème du Sahara occidental. Elle fut longtemps un soutien historique à l’indépendantisme sahraoui, mais sa position, en tant que pays frontalier (via les enclaves de Ceuta et Melilla) et premier partenaire économique du Maroc, était de plus en plus complexe à tenir. La crise diplomatique de 2021 provoquée par l’accueil secret de Brahim Ghali[16] en Espagne a rendu furieux les Marocains.  Conforté par leur récent succès auprès des Etats-Unis, les dirigeants marocains ont procédé à un chantage migratoire, laissant passer des milliers de migrants en quelques heure à Ceuta et Melilla, et s’attaquant ainsi directement aux intérêts sécuritaires des enclaves espagnoles. La rupture d’approvisionnement énergétique de l’Espagne décidée quelques mois plus tard par l’Algérie pour impacter le Maroc a entraîné le revirement de Madrid en faveur du Maroc. En mars 2022, le gouvernement espagnol annonçait que l’initiative marocaine était « la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution de ce différend ». Depuis, les deux royaumes travaillent à consolider leur partenariat stratégique dans tous les domaines (échanges commerciaux, investissements, coopération migratoire et sécuritaire)[17], quitte à ce que le PSOE, parti au pouvoir dirigé par Pedro Sanchez, rejette la résolution européenne au sujet du respect des droits de l’Homme au Maroc.

Ce rapprochement surprise décidé par Pedro Sanchez, critiqué par l’opposition, mais aussi et au sein même du gouvernement de coalition, a provoqué la colère d’Alger, qui en juin 2022, a rappelé son ambassadeur, suspendu le traité bilatéral de bon voisinage et de coopération le liant à Madrid, restreint les transactions commerciales et bancaires, et menacé l’Espagne de coupures de gaz au moment où les capitales renégociaient leurs contrats. Les mesures de représailles algériennes ont fait s’écrouler les échanges commerciaux entre les deux pays[18]. Le brusque revirement politique de Madrid démontre qu’une remise en cause du statuquo n’est pas à l’avantage des pays européens, le Maroc n’ayant rien offert à l’Espagne en échange de cette concession généreuse, tandis que la décision a été interprétée comme une trahison par l’Algérie, qui lui a fait chèrement payer cette nouvelle posture (baisse de plus de 80 % des exportations espagnoles vers l’Algérie en un an). Madrid aura par ailleurs du mal à faire marche arrière, même dans l’éventualité d’un changement de gouvernement en juillet, le Maroc pouvant compter sur son chantage migratoire. La présidence espagnole du Conseil de l’UE, qui débute le 1er juillet, sera ainsi scrutée, en particulier au moment de l’expiration du protocole de pêche UE-Maroc. Reste à voir si les relations euromaghrébines feront partie des priorités espagnoles à Bruxelles.

L’Allemagne prise au piège ?

Les relations économiques et politiques de l’Allemagne avec le Maroc sont importantes : en 2019, les échanges commerciaux entre les deux pays s’élevaient à 3.6 milliards d’euros et on dénombre des investissements allemands dans plus de 300 entreprises au Maroc, notamment dans le domaine de l’hydrogène.[19] Ceci n’a pas empêché Berlin de soutenir pendant de nombreuses années le projet de référendum au Sahara. En décembre 2020, Berlin avait clairement critiqué la décision américaine reconnaissant le Sahara occidental comme faisant partie du Maroc. Trois mois plus tard, Rabat décidait de la « suspension de tout contact, interaction ou action » avec l’ambassade et les différentes institutions allemandes, en invoquant de « profonds malentendus » et des « actes hostiles », reprochant notamment à Berlin d’avoir mis à l’écart le Maroc dans le dossier libyen et accusant des fondations allemandes « d’ingérence » dans le pays[20]. Moins d’un an après, grâce à un changement de gouvernement où les Verts détiennent les affaires étrangères, Berlin réussissait à désamorcer la crise, au prix d’un revirement diplomatique sans précédent : en décembre 2021, l’Allemagne considérait, entre autres termes élogieux pour le Royaume que le Maroc apportait une « contribution importante » au dossier saharien[21]. Fin 2022, la ministre des Affaires étrangères allemande présentait le plan d’autonomie comme « un effort sérieux et crédible du Maroc et comme une bonne base pour une solution acceptée par les deux parties ». Le Maroc, comme pour l’Espagne, a donc réussi à faire opérer un changement radical à une capitale européenne d’importance, en capitalisant sur la volonté de rupture du nouveau gouvernement par rapport à la politique étrangère d’Angela Merkel.

Toutefois, et contrairement à la réaction violente quelques mois plus tôt face au revirement espagnol, Alger n’a pas dénoncé le changement de position allemand : Berlin a peut-être été considéré comme un acteur politique de second rang sur le dossier du Sahara occidental, mais surtout comme un partenaire économique trop précieux pour se fâcher. En effet, Alger et Berlin ont de solides liens économiques, notamment dans le domaine énergétique. Cette dépendance a été renforcée en 2022 par la rupture avec la Russie, jusque-là premier fournisseur de gaz de l’Allemagne. Berlin a annoncé vouloir importer du gaz algérien à partir de 2024. En dehors de cette priorité stratégique et d’importants contrats d’armement[22], le reste de la relation bilatérale connaissait un développement limité, notamment dans les domaines culturels et scientifiques. En juin 2022, un accord de coopération culturel et scientifique a été annoncé, et les projets énergétiques bilatéraux n’ont pas été remis en cause par la nouvelle position de Berlin au sujet du Sahara occidental.

Comme pour l’Espagne, le Maroc s’est donc retrouvé en position de force vis-à-vis de l’Allemagne : par la rupture des liens diplomatiques, Rabat a fait plier Berlin. Toutefois, contrairement à Madrid, Berlin a réussi à se rapprocher du Maroc tout en préservant sa relation avec l’Algérie.

L’Italie, un équilibre instable

L’Italie entretient d’excellentes relations avec le Maroc, comme l’illustre leur Partenariat Stratégique Multidimensionnel mis en place en 2019. Les deux pays partagent en effet des intérêts communs. Sur le plan économique[23], l’Italie est le troisième partenaire commercial européen du Maroc (autour de 4 milliards d’euros d’échanges commerciaux en 2022) et de nombreuses entreprises italiennes sont installées dans les pôles industriels marocains. Dans le domaine des énergies renouvelables en particulier, ENEL[24] a l’ambition de devenir le premier investisseur au Maroc. Rome considère en outre le Maroc comme un « pôle de démocratie et de stabilité dans les régions du Sahel et de la Méditerranée »[25], et un allié précieux dans la lutte contre le terrorisme et les migrations illégales. L’Italie a aussi apprécié les initiatives de médiation marocaine en Libye.

Ainsi, depuis avril 2017, l’Italie soutient l’initiative d’autonomie du Sahara, tout en réaffirmant son « plein soutien aux efforts du Secrétaire Général de I’ONU et de son envoyé personnel pour poursuivre une solution politique juste, réaliste, pragmatique, durable et mutuellement acceptable à la question du Sahara ». En 2022, un intergroupe parlementaire a été créé au Sénat italien pour soutenir le plan d’autonomie du Sahara marocain, sous la houlette des parlementaires Marco Di Maio (centre gauche) et Urania Papatheu (centre droit)[26]. Toutefois, l’arrivée de Giorgia Meloni au pouvoir avait fait craindre un basculement de cette position, la Présidente du Conseil des Ministres étant réputée favorable au Polisario[27] : finalement et de manière pragmatique, elle n’a pas osé rouvrir le dossier.

En parallèle, Rome considère Alger comme un partenaire stratégique dans le domaine gazier, pour les mêmes raisons que l’Allemagne, puisque l’Italie ne peut plus compter comme auparavant sur ses excellentes relations avec le Kremlin pour garantir ses approvisionnements énergétiques. Le gouvernement Meloni cherche à devenir le premier partenaire économique de l’Algérie en multipliant les partenariats, en particulier dans le domaine énergétique, comme l’illustre la signature d’un accord sur l’hydrogène lors d’une visite italienne en Algérie en janvier 2023.[28] L’Algérie est à présent le premier fournisseur énergétique de l’Italie (en 2020, il était le troisième), tandis que les exportations de matériel de défense italiens en direction de l’Algérie augmentent[29]. Rome profite également de la crise hispano-algérienne pour gagner les parts de marchés perdues dans le pays par Madrid.[30]

En comparaison de ses voisins méditerranéens, l’Italie parvient à conserver un équilibre sans se mettre à dos ni Alger ni Rabat, Rome n’ayant pas de passé colonial dans ces deux pays et les récents gouvernements italiens ayant adopté une politique étrangère pragmatique peu portée sur les droits de l’Homme. Le penchant vers l’Algérie constaté depuis quelques mois, conjugué à l’avis personnel de Giorgia Meloni sur le Sahara occidental, ont fait naître quelques inquiétudes sur de possibles tensions avec le Maroc, pour l’instant non concrétisées.

Les Européens peuvent-ils convenir d’une position commune ?

Tant que l’actuel statuquo, perçu comme soit bénéfique, soit la moins pire des solutions par les capitales européennes, semble tenable, il est peu probable qu’une position commune européenne (en faveur de l’Algérie ou du Maroc) se dessine, malgré les recompositions spectaculaires des dernières années en faveur de Rabat. L’UE et ses Etats membres pensent avoir intérêt à conserver des relations apaisées avec les deux pays. Même si le Maroc marque des points depuis deux ans et demi, cela ne signifie pas que l’Algérie peut être oubliée par les Européens, comme l’a démontré la crise énergétique de l’année passée. En outre, les Européens gagneraient à élaborer une véritable politique commune sur la question du Sahara occidental et de leurs intérêts stratégiques au Maghreb : elle contribuerait à assurer l’unité et la solidarité européenne face aux tentatives de chantage mises en place par Alger et Rabat.

On peut dessiner plusieurs scénarios. Dans le premier, une évolution pourrait avoir lieu si cette rivalité dégénérait en conflit ouvert et que le Maroc ou l’Algérie utilisaient leurs moyens de pression (migrations et gaz respectivement) pour faire pencher les pays européens, les obligeant à se positionner pour l’une ou l’autre partie, par exemple sous la pression de l’Espagne limitrophe.

Dans le second scénario, l’UE se retrouve bloquée et incapable de convenir d’une position commune. La France d’Emmanuel Macron cherchera probablement à conserver un canal de dialogue, voir un équilibre entre ses deux partenaires essentiels, ne serait-ce que compte-tenu des risques induits d’instrumentalisation liés au poids des communautés algérienne et marocaine.  

Un troisième scénario, plus positif, verrait le Maroc s’engager résolument dans une démocratisation accrue, ce qui permettrait de convaincre la communauté internationale (et notamment ses membres les plus attentifs au respect des droits humains) que le plan d’autonomie constitue véritablement la meilleure des solutions, notamment pour les Sahraouis aujourd’hui bloqués à Tindouf. Dans ce cas, l’Union Européenne aurait un véritable rôle à jouer pour accompagner le déblocage de la situation et encourager les négociations sur les modalités de l’autonomie (association, régionalisation, fédération…). Mais pour ce faire, il lui faut garder une position la plus neutre possible pour conserver une possibilité de dialogue avec toutes les parties, tout en étant prête à peser de tout son poids pour s’assurer du succès de la résolution de ce dossier.


[1] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/DZ/commerce-exterieur-de-l-algerie

[2] Alger et Rabat s’affrontent pour le poste de premier vice-président de l’institution panafricaine pour 2023, et sa présidence pour 2024.

[3] Entre 3 et 6% du PIB depuis 2008 selon la Banque mondiale

[4] https://www.france24.com/fr/afrique/20220821-sahara-occidental-le-roi-mohammed-vi-exhorte-les-pays-alli%C3%A9s-%C3%A0-soutenir-le-maroc

[5] https://www.eeas.europa.eu/algerie/lunion-europeenne-et-lalgerie_fr?s=82

[6] https://www.eeas.europa.eu/algerie/lunion-europeenne-et-lalgerie_fr?s=82

[7] https://club.bruxelles2.eu/2023/01/entretien-si-je-parlais-uniquement-avec-les-gens-avec-qui-je-suis-daccord-je-finirai-tous-les-jours-a-midi-josep-borrell/

[8]Le V4 regroupe la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie. https://www.diplomatie.ma/fr/le-maroc-et-le-groupe-de-visegr%C3%A1d-d%C3%A9termin%C3%A9s-%C3%A0-donner-une-nouvelle-impulsion-%C3%A0-leur-coop%C3%A9ration-pour-faire-face-aux-d%C3%A9fis-communs

[9] https://www.france24.com/fr/afrique/20210929-sahara-occidental-la-justice-europ%C3%A9enne-annule-deux-accords-entre-le-maroc-et-l-ue

[10] https://www.jeuneafrique.com/1355319/politique/maroc-europe-le-royaume-a-lepreuve-du-multilateralisme/

[11] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/maroc/evenements/article/sahara-occidental-q-r-extrait-du-point-de-presse-21-03-22

[12] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/maroc/evenements/article/entretien-de-catherine-colonna-au-media-le-matin-a-l-occasion-de-son

[13] https://www.courrierinternational.com/article/tensions-derriere-la-querelle-entre-lalgerie-et-la-france-de-multiples-blocagesv 

[14] Franco-algérienne, cette opposante à la junte a rejoint secrètement la France en passant par la Tunisie en février : l’ambassade de France aurait empêché son expulsion vers l’Algérie, où elle était interdite de sortie du territoire.

[15] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/03/28/entre-la-france-et-l-algerie-le-rapprochement-apres-la-crise_6167221_3212.html

[16] Le leader du Front Polisario a été hospitalisé pendant plusieurs mois pour cause de COVID.

[17] https://www.lepoint.fr/afrique/le-maroc-et-l-espagne-accelerent-leur-rapprochement-a-rabat-02-02-2023-2507219_3826.php

[18] https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/diplomatie-algerie-espagne-maroc-sahara-occidental-crise-economie-exportations

[19] https://www.auswaertiges-amt.de/fr/newsroom/-/2501334

[20] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/12/23/le-maroc-envisage-de-renouer-des-relations-normales-avec-l-allemagne_6107109_3212.html

[21] https://www.jeuneafrique.com/1314514/politique/maroc-allemagne-fin-officielle-de-la-crise-diplomatique/

[22] L’Allemagne est le troisième fournisseur d’armement de l’Algérie (10% des importations algériennes d’armement en 2022). Dans le passé, Berlin a notamment livré 500 GTK Boxer, 6000 Véhicules de transport de troupes produits par Mercedes-Benz ou encore deux corvettes MEKO à Alger. 357 unités de blindés Fuchs-2 ont également été assemblés en Algérie par Rheinmetall.

[23] https://fr.le360.ma/politique/lambassadeur-ditalie-au-maroc-predit-un-partenariat-consolide-avec-le-maroc_QQALLWQGLNCAZHG6XKVMCD65Q4/

[24] Ente nazionale per l’energia elettrica, principal producteur d’énergie électrique d’Italie

[25] https://www.diplomatie.ma/fr/coalition-anti-daech-litalie-salue-le-r%C3%B4le-du-maroc-dans-la-stabilit%C3%A9-du-sahel

[26] https://www.giornalediplomatico.it/delegazione-intergruppo-parlamentare-italiano-per-autonomia-sahara-in-vista-in-marocco.htm

[27] https://www.jeuneafrique.com/1380199/politique/maroc-italie-quand-giorgia-meloni-buvait-le-the-avec-le-front-polisario/

[28] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/un-monde-d-avance/avec-la-visite-de-giorgia-meloni-a-alger-l-italie-conforte-son-partenariat-avec-l-algerie_5591091.html

[29] Outre diverses annonces sur de futurs partenariats et transferts de compétences, il a été décidé fin décembre 2022 de finaliser l’acquisition algérienne de 7 hélicoptères AW-139 de Leonardo. https://orientxxi.info/magazine/entre-l-algerie-et-l-italie-le-gaz-consolide-la-lune-de-miel,6252

[30] https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/diplomatie-algerie-espagne-maroc-sahara-occidental-crise-economie-exportations

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