Enjeux et défis de la nécessaire intégration des drones dans une marine de combat

Dans un contexte géographique, militaire et industriel très particulier, l’utilisation de drones navals en mer Noire par l’Ukraine illustre le potentiel opérationnel de ces outils en devenir autant que les enjeux de leur développement. Cet exemple ne saurait cependant servir de modèle à l’intégration des drones navals au sein des marines océaniques de pays qui, malgré le durcissement de la situation internationale, restent en paix.
Alors que l’Europe prend conscience du besoin d’augmenter les ressources qu’elle consacre à sa défense, il est légitime de s’interroger sur les conditions permettant une montée en puissance efficace des drones navals dont le financement devient envisageable sans sacrifier d’autres capacités, malgré des contextes budgétaires particulièrement tendus. L’exemple de la Marine française est intéressant à analyser. Polyvalente, elle a pris la mesure des enjeux et récemment intensifié ses expérimentations en la matière.
Parmi les nombreux aspects de l’intégration des drones navals, un précédent article de l’observatoire « Marine 2040 » abordait les enjeux juridiques. Celui-ci s’intéresse à la nécessaire adaptation des processus de développement capacitaire ainsi qu’aux conditions d’accueil du drone dans son environnement, en particulier au sein d’une force navale.
Prendre en compte l’environnement du drone
Le concept de drone naval peut prendre de multiples formes. Parmi elles, les drones embarqués à bord des navires de combat, qu’ils soient de surface, sous-marins ou aériens, concentrent des questions extrêmement concrètes d’accueil physique et d’intégration fonctionnelle. Les principales marines, notamment la Marine française, ont déjà été confrontées à ces questions il y a 50 ans avec l’arrivée des hélicoptères embarqués à bord de frégates et la prise en compte de leurs besoins en carburant, en manutention, en configuration … Onze années se sont écoulées entre l’installation expérimentale d’une plate-forme d’appontage sur l’escorteur d’escadre La Galissonnière et l’entrée en service de la frégate anti-sous-marine Tourville en 1973, premier navire de guerre français nativement équipé pour accueillir des hélicoptères1. Les drones se distinguent cependant par leur diversité, leur nombre potentiel et leur évolutivité.

https://www.naval-group.com/fr/euronaval-2024-drones-naval-group-lere-des-drones
Une place à trouver à bord des navires
Malgré la tendance à l’augmentation du tonnage des bâtiments militaires, l’espace y reste une ressource comptée. Le premier enjeu est donc de faire de la place aux drones. Si l’embarquement d’un drone sous-marin au format d’une petite torpille ne soulève pas de difficulté majeure, un drone de surface d’une dizaine de mètres doit bien souvent prendre la place d’un autre équipement pourtant bien utile, par exemple une embarcation. Les navires de conception future pourront prendre en compte cet impératif au prix sans doute d’une nouvelle prise de poids et de volume. Mais cette contrainte reste majeure pour les navires en service et même pour ceux qui, déjà définis, entreront en service dans les années à venir. Le nombre de drones pouvant simultanément être mis en œuvre par un navire demeurera donc très limité pendant une période significative, surtout au sein de la flotte française récemment renouvelée. Dans cette perspective, la polyvalence des drones sera une qualité majeure : un véhicule autonome capable d’accueillir plusieurs types de charges utiles2 pourra conduire successivement des missions variées selon les besoins opérationnels. Mais cette polyvalence a des limites : les missions de surveillance requièrent discrétion et endurance ; les missions d’attaque, par exemple de drones suicides, exigent vitesse et agilité. Les véhicules ne peuvent donc être communs, sauf à accepter des compromis qui nuisent à l’efficacité. Il faudra donc choisir. L’intérêt de disposer d’un navire porte-drones s’inscrit principalement dans cette perspective de fournir à une force, voire à un navire isolé, des moyens qu’elle ne peut physiquement pas accueillir. Le volume de ces moyens restera cependant modéré.
Bien sûr, l’accueil de drones à bord signifie de disposer de moyens et d’espaces de maintenance, de capacités de recharge en énergie, qu’elle soit électrique ou thermique. La propulsion d’un drone utilisant le même type de carburant que le navire qui l’accueille simplifie l’équation : la consommation d’un drone – et même de quelques-uns – reste généralement négligeable relativement à celle d’une frégate et justifie pas un plus grand volume de soutage. Les questions d’énergie imposent cependant des choix, à l’image de l’énergie électrique : vaut-il mieux disposer de batteries de rechange pour un drone, qui prennent de la place et induisent un risque d’incendie, mais permettent de reconditionner rapidement un véhicule, ou prendre le temps d’une recharge entre deux missions ? La réponse est souvent conditionnée par des exigences de disponibilité opérationnelle. Les technologies émergentes permettront de limiter les compromis, l’endurance énergétique n’étant en la matière qu’un exemple.
L’enjeu majeur de la mise à l’eau et de la récupération
Mais le plus fort enjeu technique réside probablement dans les systèmes de mise à l’eau et de récupération des drones, communément désignés par l’acronyme anglais LARS3. Indispensables à l’exploitation des drones à partir des navires, ils présentent de multiples enjeux tant dans l’interface avec le drone que dans leur mise en œuvre. L’interopérabilité entre marines alliées, l’adaptabilité à plusieurs types de drones et à leurs évolutions, l’espace consommé, les coûts et l’économie des ressources humaines imposent une standardisation de ces éléments. Au-delà de la standardisation, la réglementation peut être une contrainte notamment lorsqu’elle suppose la présence d’êtres humains à bord des véhicules. Si le monde de l’aéronautique a su adapter aux drones les règles établies pour les aéronefs habités, la démarche reste à conduire dans l’environnement maritime. Les opérations de mise à l’eau pourraient alors être largement simplifiées, allant pourquoi pas jusqu’à un simple largage, plus difficile à envisager avec des hommes à bord. La conception des drones devra cependant prendre en compte les chocs induits par de telles méthodes. Bien sûr un compromis entre résistance du drone, simplification du LARS et ouverture du domaine d’emploi devra être trouvé. La récupération restera une phase délicate notamment en raison des risques de collision pouvant détruire le drone ou endommager le navire porteur. Un enjeu technique porte sur l’automatisation de cette récupération et en particulier sur la capacité du système à choisir mieux que l’homme le juste moment pour que la mer facilite la récupération plutôt qu’elle ne la compromette. Tout marin sait qu’il doit composer avec les éléments plutôt que de vouloir les dompter. Cela s’appelle le sens marin, qualité que l’intelligence artificielle n’a pour l’instant développé qu’à un niveau élémentaire. L’automatisation est pourtant souhaitable, autant pour le lancement que pour la récupération, afin de diminuer le coût RH de mise en œuvre. C’est en effet dans cette phase de la mission d’un drone que le plus grand nombre d’hommes sont mobilisés. Ces systèmes devront par ailleurs être cohérents avec les limites météorologiques d’emploi des véhicules et de leurs charges utiles, le report de ces limites restant en lui-même un enjeu fort.

https://www.meretmarine.com/fr/defense/la-marine-nationale-travaille-sur-l-assaut-amphibie-augmente-grace-aux-drones
La nécessaire intégration fonctionnelle avec les systèmes du navire porteur
Enfin l’intégration d’un drone au sein d’un navire et plus largement d’une force navale impose de pouvoir le contrôler et conduit à aborder un nouvel élément constitutif du système drone qui doit lui aussi trouver sa place à bord : la station de contrôle et de pilotage. Bien plus qu’un élément physique, cette station est une véritable interface fonctionnelle entre le drone et les autres systèmes du bord4. Dans le cycle de mise en œuvre d’un drone, la programmation de la mission, d’autant plus importante que le drone sera ensuite autonome pour la réaliser, se nourrit de données issues des autres systèmes du bord : données de navigation, zones de patrouille, éléments permettant d’identifier la menace … Pour s’accorder avec le rythme des opérations, cette préparation doit être rapide et fiable. Elle ne saurait donc être manuelle, d’autant que les équipages toujours plus réduits sont fort occupés à d’autres tâches. Le système de drone et les systèmes du bord doivent donc être capables techniquement d’échanger des données, et au-delà d’en partager la sémantique. En un mot de se comprendre. Ces échanges nécessaires en amont de la mission se perpétuent pendant cette dernière. En effet les drones navals sont généralement de gros pourvoyeurs de données. Pour nombre d’entre eux, c’est même leur raison d’être : éclairer une force en lui procurant des images d’une côte défendue, se placer sur la route prévisible d’un adversaire pour le reconnaître et fournir une alerte ne sont que deux exemples de multiples tâches qui peuvent être confiées à des drones et qui génèrent de l’information. Malgré des capacités à les traiter eux-mêmes, l’envoi de ces informations au navire qui les contrôle reste nécessaire. Aux enjeux d’interfaçage entre les systèmes s’ajoute un enjeu de fiabilité et de discrétion des communications : systèmes déportés des navires, même les drones disposant d’un très fort niveau d’autonomie conservent avec eux un lien immatériel.
Le drone naval ne peut donc être pensé indépendamment de son environnement. Système technologiquement évolué, parfois complexe, il s’insère dans un système encore plus complexe constitué par le navire ou la force navale. Si les problématiques de cette insertion sont relativement simples à exprimer, y répondre impose de s’interroger sur le dispositif de développement et d’acquisition de ces capacités.
Une place à trouver dans les processus capacitaires
Les drones disposent de deux caractéristiques déterminantes au regard du développement capacitaire.
Un équilibre à trouver entre temps long et temps court
En premier lieu, ils constituent à des degrés divers selon les milieux une nouvelle catégorie de capacités dont les bénéfices opérationnels et les risques restent encore mal définis. Dans une phase d’appropriation, les objectifs en termes de coûts, délais et performance sont difficiles à exprimer. L’échec du programme d’UCLAS5 américain est assez significatif en la matière. À l’origine polyvalent, ce projet de drone de combat a dans un premier temps souffert de coupes budgétaires ayant conduit à privilégier les missions d’ISR6, sans pour autant que l’US Navy renonce définitivement aux missions de combat. Finalement, l’absence de performances clairement définies a conduit à des prototypes peu adaptables aux objectifs finaux et, au bout du compte, à un emploi essentiellement limité au ravitaillement en vol. Cet exemple montre la difficulté à cerner un triptyque coûts / délais / performance dans un domaine si novateur et alors même que les technologies sont de plus en plus évolutives. Les processus classiques d’innovation, s’inscrivant dans les phases amont des opérations d’armement, supposent une stabilité des besoins et des technologies.
Or les drones présentent un potentiel immédiat de supériorité opérationnelle, grâce justement à une innovation technologique continue et rapide. Ils exigent donc des processus rapides d’acquisition et de déploiement qui s’opposent à la logique traditionnelle de plus long terme permettant de cadrer les besoins et de lever les risques les plus importants. Le développement rapide et continu des USV ukrainiens qui contraignent fortement la flotte russe en mer Noire en témoigne. Il convient donc de trouver un juste équilibre entre temps long et temps court. Le premier permet de sécuriser le développement et de mettre en place les ressources nécessaires sur le long terme. Il permet de prendre en compte l’environnement d’accueil du drone, beaucoup moins évolutif. Le second est utile autant dans la phase de montée en puissance qu’en régime établi, pour maintenir dans le temps une supériorité opérationnelle conditionnée par le déploiement des dernières technologies qui elles-mêmes permettent l’innovation tactique qui surprend l’adversaire.
Ce virage est amorcé au sein du ministère français des Armées. Le déroulement des opérations d’armement a été simplifié en 2019, apportant notamment la souplesse nécessaire pour intégrer l’innovation à différentes phases des programmes. L’innovation de défense a fait l’objet d’une instruction ministérielle parue l’année suivante. Mais l’articulation entre les deux reste un axe d’effort : l’instruction sur l’innovation identifie la phase de déploiement comme dernière étape du processus d’innovation tout en renvoyant son financement aux « programmes budgétaires concernés ». Ainsi les dispositifs ministériels d’innovation ouverte permettent-ils l’expérimentation, mais ne prévoient ni les processus ni les financements permettant le passage à l’échelle. Divers exercices conduits par la Marine française avec quelques drones mis à disposition par des industriels ont pourtant montré que des moyens modestes peuvent procurer des gains tactiques intéressants. Mais hors urgence opérationnelle, il existe un vide programmatique pour une intégration minimale de ces moyens au-delà de la durée d’un exercice et un déploiement généralisé.

Exercice REPMUS pour illustrer les exercices de la Marine française mentionnés en fin du paragraphe précedent.
OTAN – Fin de l’exercice REPMUS 24 © Marine nationale
L’incontournable expérimentation
La logique adoptée d’expérimentation ne doit cependant pas être remise en cause. Elle est indispensable pour contribuer efficacement à la définition des objectifs, aux choix, et finalement à la mise en place de nouvelles capacités. L’expérimentation contribue significativement à explorer le champ des possibles et du souhaitable. C’est un principe appliqué par l’immense majorité des marines et par l’OTAN. Cette dernière y consacre chaque année les exercices REPMUS7 et Dynamic Messenger, le premier étant exclusivement consacré aux drones. Quant aux États-Unis, ils multiplient les expérimentations sur les drones, notamment avec la Task Force 59 dont elles sont la raison d’être. Les objectifs des expérimentations, leur nature, leur cadrage, leur place dans le processus général sont des facteurs importants. Plus encore, le passage à l’échelle implique d’avoir évalué les résultats de l’expérimentation et mesuré, une fois encore, les besoins environnants (soutien, formation, intégration physique et fonctionnelle …) et planifié ou mis en place les ressources financières nécessaires. L’expérimentation permet donc de disposer d’une toute première capacité opérationnelle tout en préparant l’avenir.
Dans une acception large du terme « expérimentation », le prototypage est une phase souvent nécessaire permettant de développer une capacité à forts enjeux opérationnels, techniques, industriels ou budgétaires. Le prototypage doit également s’intégrer dans le processus programmatique général, et les modalités de transition du prototypage vers les capacités souhaitées être définies. Sur ce point également, des leçons peuvent être tirées des tâtonnements de l’US Navy. Le Government Accountability Office (cour des comptes américaine) explique en partie les dérives calendaires et budgétaires du programme de grand drone sous-marin (XLUUV8) Orca par un manque de clarté de la place du prototypage dans le processus général et de ses objectifs. Il ne se justifie cependant que pour les programmes importants et ne saurait retarder la définition et la mise à disposition de moyens plus simples et moins coûteux. Pour ces derniers, expérimentation et acceptation de l’échec sont consubstantiels.

Partager les expertises pour éclairer l’avenir
Pour autant, l’expérimentation elle-même se prépare : elle n’émerge pas du néant. Car s’il est admis que les technologies permettront dans l’absolu de confier à moyen terme tous types de missions à des drones, les efforts doivent être concentrés sur la réponse aux attentes prioritaires des opérationnels. Pour ces derniers, il s’agit d’appréhender la nature et le calendrier de maturation des technologies émergentes pour ensuite orienter concrètement l’innovation. À titre d’exemple, l’autonomie décisionnelle des drones est un axe parmi les plus prometteurs. Mais au service de quoi concrétiser ce potentiel technologique ? Pour quelles missions ? Dans quel environnement tactique, météo ou autre ? Seule une proximité entre opérationnels et industriels, sans oublier la participation de la direction générale de l’armement (DGA), essentielle dans le processus de développement capacitaire, permet de partager les réponses à ces questions. Les industriels trouveront ainsi la visibilité leur permettant d’investir efficacement et les opérationnels un contour plus précis des capacités qu’ils peuvent raisonnablement espérer et des échéances associées. Les clusters d’innovation de la DGA, dont GIMNOTE et ORION, les deux clusters navals, ont commencé à répondre à ce besoin de proximité. Au-delà des drones, ils s’intéressent à tous les domaines d’innovation au service des Armées. Mais l’organisation plus générale de cette proximité reste un enjeu : comment entretenir un dialogue permanent, comment entremêler les expertises industrielles, techniques et opérationnelles pour qu’elles se nourrissent mutuellement en préservant les intérêts de chacun ? Selon quels critères « inviter » un industriel plutôt qu’un autre à participer à ce dialogue sans rompre l’équité face à la commande publique ? Dans quel cadre contractuel ? Seul un autre type d’innovation, une innovation administrative pourra apporter des solutions. Si la Marine française a réussi à organiser un « Dronathlon » en 2024 à travers un appel à manifestation d’intérêt, cette opération était ponctuelle même si elle pourra à l’avenir être renouvelée.
Ainsi, les drones navals concentrent dans les processus de développement capacitaire les enjeux d’une intégration rapide de l’innovation rendue nécessaire par l’accélération de l’évolution technologique et la supériorité opérationnelle dont bénéficiera celui qui sait l’exploiter.
Conclusion
Le développement de l’emploi des drones navals impose de prendre en compte sur de nombreux aspects l’environnement dans lequel et à partir duquel ils seront mis en œuvre. Déjà complexes, ces questions le deviennent encore plus dans des opérations multinationales. La capacité par exemple d’un navire français à mettre en œuvre les drones d’une autre marine européenne, ou même simplement de bénéficier de ces informations, impose de penser en amont les critères d’interopérabilité. Sans nier certaines prouesses réalisées par l’Ukraine, tant sur le plan industriel que tactique, il devient plus facile de comprendre pourquoi la mise en œuvre indépendante de quelques drones suicides en mer Noire ne peut refléter toute la complexité de la montée en puissance de la fonction drones dans une force navale.
L’intégration efficace du drone suppose une cohérence technique, programmatique et organisationnelle avec de nombreux systèmes et structures en interface. Elle peut difficilement réussir sans une véritable stratégie de dronisation qui donne la direction à suivre dans le temps long. Elle ne peut pas non plus se dispenser d’une logique expérimentale qui, s’appuyant sur cette stratégie, favorise la rencontre de l’innovation technologique et de l’innovation tactique. La Marine française semble sur la bonne voie. Elle a multiplié récemment les expérimentations. Elle bénéficie des efforts du ministère des Armées qui depuis quelques années cherche à favoriser l’intégration rapide de l’innovation. Mais le chemin à parcourir est long et dans notre pays très réglementé, elle devra aussi convaincre l’administration du besoin d’ouvrir de nouvelles voies.