Robin Degron, Directeur du Plan Bleu (PNUE Méditerranée), Professeur des universités associés à Paris 1 – Panthéon-Sorbonne (HDR Géographie), Membre du LADYSS (UMR 7566), Magistrat de la Cour des comptes
Prolongeant la réflexion braudélienne des « 3 Temps » de l’histoire, notre réflexion ouvre sur les « 5 Temps » de la Biosphère. Alliée de l’Histoire, la Géographie offre un cadre conceptuel face aux défis majeurs auxquelles les communautés vivantes, dont l’Humanité est partie solidaire, sont confrontées. La prise en compte des temporalités emboîtées de la géologie, du climat et de l’histoire est susceptible d’aider les travaux de prospective dans l’exploration des champs du possible ou de l’impossible, en particulier en matière d’atténuation du changement climatique. En la matière, les continuités et l’inertie l’emportent sur les ruptures et le volontarisme. Cette nouvelle grille de lecture intéresse également l’analyse géopolitique puisqu’elle souligne les tensions croissantes autour des ressources naturelles, en particulier l’eau et l’alimentation. Le bassin méditerranéen est particulièrement exposé. La biogéohistoire fait finalement lien entre les sciences naturelles et les sciences humaines, rajeunissant et amplifiant ainsi la géohistoire inventée par Fernand Braudel.
L’accélération du changement climatique appelle un regard renouvelé sur l’histoire naturelle et les temps qui rythment la vie sur la Terre. Un effort de synthèse entre les visions des géologues, des paléontologues et des historiens apparaît utile, confortant la biogéographie comme une « passerelle » en sciences naturelles et sciences humaines. Cette approche sert aussi le dessein des prospectivistes dans leur tentative de baliser les chemins de l’avenir en s’appuyant sur une « science des temporalités » nourrie d’Histoire mais aussi de capacité à inventer des futurs possibles selon les oscillations de « l’Horlogerie de la Terre » (Degron, 2024 – cf. Chronique de prospective de Futuribles, n°2/2024 en ligne[1]). Elle appelle également l’attention des géopolitologues sur le poids des contraintes naturelles dans leurs analyses (Degron, 2024 – cf. Chronique de prospective de Futuribles, n°1/2023 en ligne[2]). L’Humanité est désormais engagée dans une longue guerre du climat qui sape les fondations de civilisations millénaires.
La compréhension des cycles qui surdéterminent l’évolution de la biosphère impose un effort d’abstraction afin de sortir d’une perception linéaire du Temps pour mieux maîtriser les cycles de développement et leurs ruptures, leurs implications en termes de politiques publiques également. La démarche prospective nous y aide (Degron, 2022). Il s’agit également de mieux appréhender les clivages entre les composantes d’une société dont les composantes ne vivent pas les évènements selon les mêmes rythmes : ne pas pouvoir gérer « sa fin du mois », la contrainte socio-économique, rend peu réceptif à la « fin du Monde », la contrainte environnementale, comme nous le soulignions au moment de la crise des « gilets jaunes », alors en fonction à France Stratégie (Degron, 2018). Même si la première peut être considérée comme « souple », poussant les êtres vivants et singulièrement les humains à s’adapter à la seconde, perçue comme dure, indépassable physiquement, il convient de ne pas sous-estimer la force de mouvements sociaux hostiles à une transition écologique jugée injuste, en particulier dans une démocratie où l’opinion du plus grand nombre peut primer sur la rationalité scientifique et où le jeu politique possède sa propre rationalité, parfois complexe[3].
Analyser les temps de la Biosphère impose de mobiliser des disciplines variées qui dialoguent peu entre elles et ce d’autant plus que la « barrière des espèces » entre les sciences dites dures (Physique, Géologie, Ecologie, Biologie) et les sciences humaines et sociales (Histoire, Economie, Sociologie, Science politique) reste tenace. Par son positionnement d’entre-deux, la Géographie qui touche au premier monde par la biogéographie et au second par la géographie humaine ou économique peut servir de « passerelle » pour la construction d’un savoir global. Alfred Wegener (1928) traite du temps autant que Valérie Masson-Delmotte (2012), Claude Lévi-Strauss (1993) ou Georges Duby (1996) mais ils ne le comprennent pas selon le même « pas de temps » : Wegener raisonne la dérive des continents en millions d’années ; grâce à la glaciologie, Masson-Delmotte reconstitue des climats d’il y a quelques centaines de milliers d’années ; les civilisations disparues, les « tristes tropiques » de Lévi-Strauss n’auront-elles vécu que quelques milliers d’années ; Duby décrypte quant à lui la vie médiévale dans une perspective séculaire seulement.
Géologie, Paléontologie (1) et Histoire (2) peuvent être rassemblées sous les hospices de la biogéographie, disciple « frontière », pour nous guider dans l’explication des ordres et désordres d’un Monde en perpétuels mouvements à travers la théorie des « 5 Temps de la Biosphère » (3). Prolongeant la théorie des 3 Temps de l’Histoire de Fernand Braudel, notre réflexion peut enrichir la réflexion prospective et aider à baliser les champs du possible ou de l’impossible, en particulier à la lumière de l’inertie du dérèglement climatique et de la permanence des phénomènes tectoniques qui surdéterminent largement les activités humaines, aujourd’hui et demain (4).
I) Les acquis de la théorie des 3 temps de l’histoire
Historien et géographe, Fernand Braudel a bâti la théorie des trois temps de l’Histoire sans considérer l’évolution des substrats géologiques, ni celle des sols ou des climats qu’il considérait comme quasi-invariants (Braudel, 1949). Considéré comme le fondateur de la géohistoire (Ribeiro, 2012), il a ancré sa réflexion pionnière dans sa thèse d’Etat sur la Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949). Les trois temps qu’il y développe correspondent, sur le plan formel, aux trois parties de son œuvre. Sur le fond, ces temps sont caractérisés par une métrique, de quelques milliers d’années à quelques années seulement.
Le premier temps de l’Histoire, celui des civilisations, de « la longue durée », est d’échelle millénaire. Il emporte avec lui religions, arts et mentalités en se matérialisant dans l’architecture, la peinture, la littérature, la musique et l’art de vivre des peuples du Bassin méditerranéen. Le deuxième temps perçu par Braudel est social. Dans le droit fil de l’École des Annales, fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre, et de la conception marxiste de l’Histoire (Thuillier et Tulard, 1990), ce temps-là oscille au gré des mouvements séculaires de l’économie, des modes de production et du commerce : esclavage, servage, salariat, avènement du capitalisme industriel puis financier dictent largement la vie quotidienne des communautés humaines et, plus largement, de toutes les communautés vivantes. Troisième et dernier temps de l’historien, « le temps des individus » selon la formule braudélienne, celui des vies quotidiennes.
La théorie braudélienne des trois temps a connu une grande postérité mais elle a aussi fait l’objet de critiques, ou en tout cas de débats. D’autres auteurs se sont en effet essayés à une analyse du temps au prisme des sciences humaines et sociales, en particulier le sociologue Georges Gurvitch, fondateur des Cahiers internationaux de sociologie. S’opposant à Braudel, qu’il considérait comme un théoricien de l’histoire « impérialiste », Gurvitch admettait l’importance des temps historiques mais il relativisait leur valeur explicative et considérant qu’ils découlaient des temps sociaux (Maillard, 2005). Il défendait une échelle de huit temporalités : 1) le temps de la longue durée et au ralenti, 2) le temps « trompe l’œil » ou « temps surprise », 3) le temps des battements irréguliers entre l’apparition et la disparition des rythmes, 4) Le temps cyclique ; 5) Le temps en retard sur lui-même ; 6) Le temps d’alternance entre retard et avance ; 7) le temps en avance sur lui-même, 8) le temps explosif de la création. Fernand Braudel répondit en constatant le caractère trop qualitatif des temps proposés par Gurvitch. Selon l’historien, dans ce découpage du sociologue, le temps est difficilement mesurable : « le temps des sociologues ne peut être le nôtre […] Notre temps est mesure, comme celui des économistes. Quand un sociologue nous dit qu’une structure ne cesse de se détruire pour se reconstituer, nous acceptons volontiers l’explication que l’observation historique confirme d’ailleurs. Mais nous voudrions, dans l’axe de nos exigences habituelles, savoir la durée précise de ces mouvements, positifs ou négatifs » (Braudel, 1958).
A propos du deuxième temps « socio-économique » de Braudel, nous pourrions introduire une autre critique de nature systémique et qui résonne cette fois avec l’actualité d’un Monde où le Vivant ne se limite désormais plus à l’Humain dans la conscientisation que nous nous en faisons. Il convient en effet selon nous de souligner l’anthropocentrisme de la pensée originelle braudélienne, prisme logique pour un auteur de l’après-guerre, confronté à la réalité d’une opposition bipolaire idéologique mais pas encore au faîte des enjeux environnementaux et des risques que la société de consommation émergente allait faire peser sur l’ensemble des communautés vivantes. Il faudra attendre les années 70 pour passer ce cap, notamment avec le premier Sommet de la Terre en Stockholm (1972). Le capitalisme industriel puis financier dictent effectivement non seulement la vie des communautés humaines mais plus largement, de toutes les communautés vivantes. L’ensemble de la biodiversité est en effet pressé par la surexploitation des ressources, l’artificialisation des sols et les pollutions qui s’accumulent (Lévêque et Mounolou, 2008 ; Degron, 2012 ; Lévêque, 2021).
Dans la même logique, le troisième et dernier temps de l’Histoire, « le temps des individus » selon la formule braudélienne, celui de notre quotidien, impacte lourdement le Vivant, dans son ensemble et sa diversité. En tant que biogéographe, nous privilégierions aujourd’hui davantage le terme du « temps des organismes vivants », le « temps biologique » en somme. Hormis les êtres humains, biocénoses animales et végétales sont pris par le temps court de leur existence et paraissent fragiles par rapport aux temps des civilisations et des sociétés qui les surplombent et les asservissent. S’il fallait associer à ce troisième temps une unité de mesure, il faudrait évidemment prendre quelques précautions. Pour une vie humaine, il faut compter en quelques dizaines d’années, selon les données démographiques de l’espérance de vie qui varie sensiblement entre les régions du Monde, la classe sociale et un peu aussi selon le genre. S’agissant des autres organismes vivants, le spectre est plus large : le papillon ne vit que quelques jours ; la floraison ne dure que quelques semaines ; le chêne, l’olivier ou le séquoia peuvent durer plusieurs centaines d’années. Retenons tout de même, pour fixer les idées, l’année ou la dizaine d’années comme étalon de la mesure de nos vies précaires. Nous laisserons ici de côté la réflexion supra individuelle qui englobe l’être dans le continuum d’une phylogénèse qui n’a pas a priori conscience d’elle-même. Nous parlons ici des individus, des êtres dans leur matérialité et leur sensibilité. Nous nous plaçons dans une approche « humaniste augmentée » d’Homo sapiens sapiens, partie d’une Biosphère en mouvement (Morin, 2021).
Faisant nôtre la réflexion de Braudel, s’appuyant sur ses acquis pour mieux les développer à l’aune de notre « urgence longue » climatique, nous recherchons une organisation des temps de la Terre et de ses communautés vivantes qui fasse le pont entre l’Histoire et les Sciences de la vie et de la Terre.
II) Les temps très longs du géologue et du paléontologue
La géographie, dans la compréhension du Monde qu’elle propose, ne se satisfait pas que des communautés vivantes, des pressions sociales ou des édifices humains. Il nous faut aussi intégrer dans l’histoire de la Biosphère la temporalité des biotopes, du milieu. La Terre et sa diversité de ses paysages sont une construction géologique et climatique dynamique mais cette dynamique est suffisamment lente pour qu’on ne perçoive pas, en général, les forces motrices à l’œuvre sur le temps très long.
Le temps géologique
La théorie de la dérive des continents d’Alfred Wegener (1928), prolongée par celle de la tectonique des plaques, offre une image quasi imperceptible de la surface de la Terre. L’auteur, astronome de formation, n’a d’ailleurs pas initialement mesuré la dynamique de la croûte terrestre. Il a d’abord observé l’étonnant emboîtement géométrique entre les côtes africaines et américaines ainsi que la proximité des cortèges floristiques de part et d’autre de l’Atlantique Sud. Il en a déduit leur éloignement au fil de millions d’années. Parfois, ponctuellement, souvent tragiquement, volcanisme ou tremblements de terre nous rappellent à la puissance tectonique : songeons à la plaque africaine qui gagne sur la plaque européenne au grand damne des communautés alpines italiennes[4] ou, tout récemment encore, des populations marocaines de l’Atlas[5] ; n’oublions pas non plus les Outre-mer français où le travail des profondeurs magmatiques remontent sans crier gare en surface et peut engloutir des villages ou des villes entières[6]. Ce temps-là, géologique, est le plus puissant et surdétermine tous les autres : s’il est relativement discret, tant mieux, car lorsqu’il s’agite, localement, il écrase tout.
Dans notre analyse des temps, le Temps géologique tient donc une place à part. Par sa puissance et son pas de temps lent, on pourrait le considérer comme quasiment absent de l’Histoire de l’Humanité. Pourtant, par ses spasmes difficiles à anticiper, il présente des à-coups redoutables mais qui ne remettent pas en cause par eux-mêmes, en dépit de leur violence ponctuelle et territorialisée, des civilisations dotées d’un large espace d’extension. A la limite de notre raisonnement sur les temps de la Terre, nous laissons aussi de côté, en première approximation, les phénomènes non géologiques mais de nature planétologique (ex. choc de météorites, éruption solaire) qui peuvent évidemment éradiquer toutes formes de vie sur la Planète Bleue. Implicitement, nous isolons la Biosphère de son environnement cosmique afin de mieux adresser le point de notre fragilité, nous composantes du Vivant, des effets seules de la géophysique du Globe et de l’atmosphère induits par les activités industrielles.
Ainsi, en marge des évènements cataclysmiques, les changements structurels provoqués au fil du temps géologique apparaissent avec le recul des millions d’années (cf. Carte n°1).
Bien que les évolutions géologiques se perçoivent globalement sur le temps très long de la Terre, certaines régions sont plus marquées que d’autres par le mouvement de la tectonique des plaques. Ainsi, l’espace méditerranéen présente une particularité géologique remarquable qui joue en résonnance du réchauffement accéléré de l’eau marine. A cheval sur les plaques tectoniques eurasiatique et africaine, qui jouent selon une frontière Est-Ouest, la mer Méditerranée est soumise à un phénomène de subsidence qui accroît la sensibilité de ses littoraux à la remontrée des eaux, en plus du facteur bien connu de dilatation des fluides sous l’effet de la hausse de température de l’air.
Trois chercheurs de l’Institut national de géophysique et de volcanologie d’Italie à Bologne et à Rome et de l’université néerlandaise de Radboud (Vecchio et al., 2023) ont ainsi établi les faits de la subsidence. Dit globalement, le sol terrestre descend et les fonds marins remontent poussant par la même le niveau de l’eau sur le littoral. Dans le détail, les chercheurs démontrent que les projections du 6ème rapport du GIEC (2021, Op. Cit.) sous-estiment le niveau de la mer futur le long des côtes méditerranéenne car les effets de la tectonique et certains autres facteurs locaux n’ont pas été correctement pris en compte. Leurs projections révisées de niveau en 2100, comparées à celles du GIEC, présentent des différences maximales et minimales de 1094 ± 103 mm et -773 ± 106 mm, respectivement, avec une valeur moyenne qui dépasse d’environ 80 mm celle du GIEC dans ses scenarios de référence et à différents niveaux de réchauffement global.
L’étude prévoit même qu’en raison de l’élévation globale de la ligne de côte (élévation à la fois d’origine climatique et géologique), plus de 38 500 kilomètres carrés de côtes risquent d’être inondés à échéance 2100-2150. Selon cette étude et les projections faites, la France serait le troisième pays le plus exposé aux facteurs de risque (3 681 km2, essentiellement sur le delta du Rhône), après l’Égypte (12 879 km2, sur le delta du Nil) et l’Italie (10 060 km2, sur le delta du Pô). Des villes emblématiques des civilisations méditerranéennes comme Venise, Istanbul ou Alexandrie seraient directement menacées. A contrario, la côte de Galilée, en Israël, et les champs Phlégréens, en Italie, connaîtraient une relativement lente élévation du niveau de la mer grâce au soulèvement des terres du fait de la tectonique et du volcanisme qui sévissent particulièrement dans ces régions : ainsi, sur la côte de Galilée et les champs Phlégréens, la variation du niveau de la mer en 2150 par rapport à 2020 serait respectivement d’environ 0,5 et -0,7 m.
Le Temps géologique est un temps discret mais puissant dont les effets concrets, à l’échéance du siècle, sont loin d’être négligeables à l’échelle régionale.
Le temps climatique qui s’accélère
Le temps du climat est normalement un temps très long, un peu moins que celui imposé par la géologie mais suffisamment lent toutefois pour laisser croire à l’immuabilité des biomes et des facteurs pédoclimatiques qui structurent notre géographie. En s’appuyant sur les recherches de glaciologues menées en Antarctique, Valérie Masson-Delmotte souligne (2012) que les variations climatiques passées des derniers 800 000 ans portent l’empreinte de celle de l’orbite terrestre autour du Soleil avec une cyclicité d’une centaine de milliers d’années à laquelle s’ajoute une variabilité liée à l’obliquité terrestre selon une périodicité d’environ 40 000 ans et une autre liée à la précession des équinoxes selon un pas de temps d’environ 20 000 ans. L’analyse glaciologique menée à Vostok (Antarctique) de l’évolution des concentrations en dioxyde de carbone et en méthane ainsi que de l’insolation depuis 420 000 ans illustre le cycle naturel du climat (cf. Figure A d’après Petit et al., 1999).
Ces travaux, fondamentaux et inscrits dans la très longue durée, sont confirmés par ceux des historiens du climat, en particulier le travail remarquable mené par feu Emmanuel Leroy-Ladurie (2007), décédé l’an passé. Son œuvre a permis de détailler les inflexions du climat au cours de l’Histoire médiévale, des Temps modernes et de la Période contemporaines, sans pour autant remettre en cause la dynamique à l’œuvre d’un réchauffement climatique global qui s’accélère depuis le début du XXIème siècle : « en raison de la variabilité du climat, on a connu dans le passé des vagues d’étés chauds, voire caniculaires, notamment au XVIIème siècle. Mais du point de vue de l’effet sur l’homme, ces épisodes furent assez différents de ceux que nous « expérimentâmes » récemment (notamment en août 2003 et juillet 2006). Au XXème siècle, signalons les canicules de 1911, 1921 (moins importante), 1947, 1959, 1976 et 1995 ; quant à 2003, il s’agira de l’été dont la température moyenne est la plus considérable, dans l’histoire météo d’Europe occidentale depuis des siècles. »
Les rapports du GIEC, en particulier 6ème rapport publié en 2021, démontre en effet un réchauffement rapide sous l’effet des émissions anthropiques de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone mais aussi méthane ou protoxyde d’azote) qui a augmenté la température terrestre moyenne de 1,1°C entre 1850 et 2020. Pour 2023, en résonnance avec la COP28 tenue à Dubaï, il est notable de souligner l’accélération du phénomène : alors qu’à Paris, en 2015, la COP21 de la Convention sur le climat (CCNUCC) visait à limiter l’élévation de la température moyenne à +1,5°C entre 1850 et 2100, nous sommes déjà rendus à +1,48°C de hausse en 2023. C’est la mauvaise nouvelle de début 2024. Le pari volontariste de la communauté internationale semble perdu à l’échelle du Monde.
A ce rythme, les experts du GIEC considèrent en effet qu’une élévation de +3 à +4°C d’ici la fin du siècle est devenue probable. Pour fixer les idées sur les conséquences biogéographiques d’une telle variation de température, retenons qu’il y a 100 000 ans, la température moyenne de la Terre était d’environ 5°C plus basse qu’actuellement. L’Europe du Nord était alors recouverte d’un glacier, la France couverte d’une toundra et le niveau de la mer inférieur de 100 mètres. Nous sommes donc aujourd’hui rendus au constat de dérèglements climatiques majeures qui perturbent l’horlogerie de la Biosphère et de ses communautés.
La composante du temps très long de la Biogéographie commence à interagir avec le temps long de l’Histoire en le percutant et en l’accélérant. De fait, ce « choc des temporalités » nous oblige à une vision unifiée des « 5 Temps de la Biosphère » pour mieux rendre compte de la solidarité des êtres vivants, notamment de l’Humanité, avec la planète qui les porte.
III) Les 5 Temps de la Biosphère : vers une approché unifiée et structurée du Temps
Cinq temps se surimposent finalement et s’articulent pour donner rythme à la vie de notre planète et ses cortèges vivants : le temps géologique, le temps pédoclimatique, le temps des civilisations, le temps socio-économique et le temps biologique.
Avec une élévation prévisible d’environ 3° à 4°C de la température atmosphérique d’ici la fin du XXIème siècle par rapport à la période préindustrielle (1850-1900), les facteurs pédoclimatiques qui caractérisent les biomes changent. Sur le plan qualitatif, les principaux types de climats demeurent à grand trait mais sur le plan quantitatif, le fait de franchir des seuils de températures records condamnent des espèces entières dont l’amplitude écologique est conditionnée par un capital génétique qui ne peut pas muter et s’adapter aussi vite que le rehaussement des températures. Les dérèglements climatiques obligent à une vision intégrée des temps de la Terre et de ses communautés vivantes (cf. Figure B).
En accélérant le temps climatique naturel (Figure C), l’Humanité, en particulier son activité industrielle débridée corollaire de la société d’hyperconsommation depuis environ 1950, perturbent l’horlogerie des temps de la Biosphère et percutent les temps de l’Histoire, en commençant par celui de notre actualité mais en remontant vers le temps socio-économique et même, désormais, le temps des civilisations. Dit autrement, les références sur lesquelles Fernand Braudel a fondé son analyse de la Méditerranée et du Monde méditerranéen sont bousculées, le substrat même de la fresque braudélienne est mis à mal et avec lui la vie de civilisations que l’auteur croyait quasi intemporelle à l’échelle de l’Histoire. La fragilité des constructions humaines apparaît ici nettement face à l’Histoire naturelle.
Ce constat fait écho à la réflexion sur l’Anthropocène portée par Paul Crutzen (2002) et qu’il a précisé avec son collègue Steffen Will (2003). Depuis l’invention de la machine à vapeur par James Watt en 1769 et plus encore depuis l’essor de la société industrielle et de consommation à l’après seconde guerre mondiale (1945), l’Humanité est capable de modifier les fondements climatiques de son milieu. Pour Andreas Malm (2016), ce n’est pas tant l’Humanité en tant que telle qui est ciblée que le capitalisme et ses excès.
L’espace méditerranéen a toujours été sensible aux interactions entre le climat et l’Homme : déjà, Platon, dans son dernier conte philosophique du Critias (356-358 avant l’ère chrétienne), notait que l’Attique était devenu une contrée pierreuse du fait de l’alternance d’été chaud et de précipitation automnale abondante, qui lessivaient les sols, combinée avec une surexploitation de la ressource forestière difficile à régénérer dans ces conditions pédoclimatiques (Degron, 2018, Tribune dans Le Grand Continent[1]) : : « Tout ce qu’il y avait de terre grasse et molle s’est écoulé et il ne reste plus que la carcasse nue du pays. Mais, en ce temps-là, le pays encore intact avait, au lieu de montagnes, de hautes collines ; les plaines qui portent aujourd’hui le nom de Phelleus [ndlr contrée pierreuse de l’Attique]étaient remplies de terre grasse ; il y avait sur les montagnes de grandes forêts, dont il reste encore aujourd’hui des témoignages visibles. Si, en effet, parmi les montagnes, il en est qui ne nourrissent plus que des abeilles, il n’y a pas bien longtemps qu’on y coupait des arbres propres à couvrir les plus vastes constructions, dont les poutres existent encore. ». L’espace méditerranéen est une région fragile sur le plan biogéographique, avec des formations arbustives basses dégradées de type garrigue ou maquis d’où émergent un cortège de chênaies pubescentes ou vertes avec des plantations de pins ponctuées de boisements climaciques relictuels (ex. hêtraie culminale) comme ceux dépeints par Cézanne sur la Sainte Beaume. L’actuel renoue donc avec l’ancien mais avec une intensité inédite de l’aggravation des sécheresses estivales et des pluies d’automne surchargées par l’évaporation d’une mer intérieure surchauffée en été. Le grand cycle de l’eau est perturbé et avec lui la sécurité alimentaire même des Etats du Bassin. La tension environnementale monte sur la Grande Bleue.
Le réchauffement climatique y est en effet plus marqué que dans le reste du Monde Selon le MedECC, le groupe des experts des changements environnementaux et climatiques spécifiquement dédié à la Méditerranée, la température moyenne annuelle sur terre et sur mer dans le bassin est d’ores et déjà de 1,5 °C supérieure à celle de l’époque pré-industrielle. Elle devrait augmenter d’ici à 2100 de +0,5 à +2,0°C par rapport au reste du Monde pour atteindre 3,8 à 6,5 °C selon le scénario de lutte contre le changement climatique (scénario optimiste du RCP2,6 visant à stabiliser la température annuelle moyenne du Globe à +2°C d’ici 2100 versus le scénario le plus pessimiste RCP8,5 qui lui cible plutôt +4°C en moyenne mondiale). Quel que soit le scénario retenu, le réchauffement de la température atmosphérique en Méditerranée est largement supérieur à la tendance mondiale. Il est spécialement préoccupant au regard de la sensibilité des milieux méridionaux.
Les réalités physiques appellent l’attention des décideurs et des analystes géopolitiques. Dans une région déjà déchirée par plusieurs conflits ou tensions frontalières, la contrainte écologique rajoute aux difficultés des populations de la région.
IV) Une horlogerie de la Biosphère qui surdétermine les réflexions sur l’avenir de l’Humanité
Science des temporalités, la prospective se propose d’explorer le champ des futurs possibles. Couplée à une analyse stratégique, elle permet éventuellement d’orienter des choix de sociétés, en se fondant, sur un débat public éclairé (Degron, 2022 Op. Cit.). Encore faut-il être en mesure de déchiffrer dans les avenirs possibles ce qui relève de l’impossible, de cerner les marges de manœuvre effectives de l’Humanité en mouvement sans dénier des phénomènes qui surdéterminent largement son devenir, voire sa survie. C’est sous cet angle que la prise en compte des temps géologique et climatique apparaît utile à l’analyse prospective ainsi qu’aux réflexions géopolitiques qui doivent prendre en compte les réalités biogéographiques des territoires.
Si la roue du Temps tectonique s’emballe, elle peut labourer civilisation et organisation socio-économique. Ce n’est heureusement pas le cas le plus général et sûrement pas à l’échelle globale. Localement cependant, éruption volcanique ou séisme, remettent en question la subsistance des populations, en particulier dans les zones de contact de plaques terrestres (ex. Alpes, Atlas, Himalaya, chaîne côtière californienne). En Méditerranée, le rehaussement du trait de côte sous l’effet combiné du relèvement du plancher marin et de la dilatation de l’eau oblige à prendre des mesures en termes de sécurité civile. Il reste que, dans l’ensemble, les effets de la roue du Temps géologique demeurent localisés. Dans le cadre d’une démarche prospective territorialisée, il convient de prendre en compte cette dimension au risque de passer à côté de « l’esprit frappeur du lieu », tout spécialement dans les Outre-mer. Le volontarisme humain touche ici à ses limites. On peut, à la rigueur, anticiper un évènement tectonique et tenter de protéger des populations en les évacuant mais on ne peut pas contrer l’évènement en lui-même. A titre d’exemple, les investissements matériels doivent être pensés en conséquence ; les capacités de réaction des habitants améliorées ; les moyens d’interventions des secours augmentés.
De manière plus claire encore et cette fois-ci de manière globale, à l’échelle planisphérique mais avec des variations notables à l’échelle régionale, la réalité du dérèglement climatique contraint les possibilités de développement de l’espèce humaine et des cortèges animaux ou végétaux qui l’accompagnent. Avec un réchauffement de l’ordre de +4°C en moyenne mondiale d’ici 2100 par rapport à 1850, sans même rentrer dans le détail de telle ou telle région, plus ou moins exposée, il apparaît nettement une tension sur les ressources naturelles, l’eau disponible en particulier, qui met en cause la survie de populations entières. Comme nous le relevions dans notre chronique prospective (2024 Op. Cit.), il n’est guère possible de lutter à brève échéance contre l’effet de l’accumulation des gaz à effet de serres (GES). Non pas qu’il ne faille par réduire ces émissions sur le long terme mais l’inertie du gaz carbonique comme de la plupart des GES rend impossible leur disparition en moins de cent ans. L’adaptation apparaît ainsi comme la seule solution à court terme afin de limiter les impacts sur les activités humaines. Comme le souligne le récent rapport public annuel de la Cour des comptes (2024), tous les pans de notre organisation sociale sont potentiellement à reconsidérer, de la production des céréales nourricières jusqu’à la santé des populations, entre crise alimentaire et facteur d’insécurité civile globale.
Conclusions
Dans l’exploration des champs du possible, il convient de dissocier ce qui relève du volontarisme humain et ce qui touche au déterminisme biogéographique. Notre histoire et nos futurs sont contraints. Mieux vaut cerner les « buttées physiques » afin d’éviter de s’épuiser et d’entraîner des populations entières dans une illusoire maîtrise de leur destin. L’Humanité est partie de l’Histoire naturelle mais elle ne s’y confond pas. Le second surdétermine le premier. Les mouvements tectoniques comme l’élévation de la concentration des gaz à effet de serre procèdent de dynamiques propres et aux effets durables. La lutte contre les émissions de CO2 illustre une possibilité d’atténuation mais qui ne joue vraiment que sur le siècle. La technologie n’a aucune prise sur le mouvement des continents et l’élévation du trait de côte qui peut l’accompagner. Il faut s’y adapter rapidement plutôt que s’obstiner à lutter inefficacement au risque d’être dépassé par les évènements.
A toute chose malheur est peut-être bon. La prééminence des temps géologique ou climatique ne relativise-t-il pas la permanence des rivalités ou rancœurs héritées de l’histoire des simples civilisations ? En cela, notre réflexion ouvre sur une réflexion géopolitique renouvelée : le changement climatique augmentera-t’il les tensions entre les communautés ou bien les fera-t’il s’unir pour mieux affronter la contrainte ? Poser les 5 Temps de la Terre et de ses communautés vivantes, c’est hiérarchiser les enjeux pour mieux se rassembler, cerner l’essentiel et éviter le pire en attendant le retour du meilleur une fois que nous aurons réduit le stock des gaz à effet de serre. Voilà sans doute une pierre de la Géographie à l’édifice d’une Union sacrée face à ce qui apparaît de plus en plus comme un affaissement climatique, à étayer prioritairement, en dépassant nos différences de second rang. Nous ne ferons pas la paix avec notre environnement sans faire la Paix entre les Hommes.
Bibliographie
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Braudel Fernand, 1958. « Histoire et sociologie », introduction du Traité de sociologie (sous la direction de Georges Gurvitch), tome 1, PUF, pp. 83-98.
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[1] https://legrandcontinent.eu/fr/2018/12/10/la-planete-ou-le-peuple-faut-il-vraiment-choisir/
[1] https://www.futuribles.com/et-si-en-2050-lhorlogerie-de-la-biosphere-se-dereglait/
[2] https://www.futuribles.com/et-si-en-2050-la-mediterranee-orientale-netait-plus-en-guerre/
[3] Robin Degron, 6 novembre 2023, Tribune parue dans Acteurs Publics « Finances publiques et Environnement : Acceptabilité, attention dangers »
[4] Parmi les nombreux séismes ayant affecté le nord de l’Italie, retenons le dernier en date, qui a touché en décembre 2021 la bourgade de Bonate Sotto et dont les secousses ont fait trembler Milan, heureusement sans faire de victimes. En 2016, le séisme d’Amatrice avait fait près de 300 morts.
[5] Le séisme du 8 septembre 2023 et son lourd bilan, dans la région de Marrakech et du Haut-Atlas, nous a rappelé récemment que la plaque africaine jouait également au Sud de la Méditerranée le long la zone de subduction de la plaque africaine sous la plaque européenne.
[6] Notons en particulier l’éruption du volcan de la Soufrière, en 1976, qui avait obligé le déplacement de toute la population de la ville de Saint Claude en Guadeloupe.).