L’EUROPE ET LA MÉDITERRANÉE : LIGNE DE VIE OU NŒUD COULANT ?

Pascal Ausseur, Directeur général de la Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques

Article publié dans le numéro 23 – Mai 2023 d’Etudes marines, coordonné par la FMES.

En ce début d’année 2023, nous avons tous le regard braqué vers l’est. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous le sentons tous, marque une rupture géopolitique qui déterminera l’avenir de l’Europe. La manière dont les pays européens se comporteront dans la durée face à l’agression russe déterminera non seulement les relations à venir avec la Russie, puissance considérable à nos portes, mais également le positionnement des Européens dans le nouveau champ de forces, global et régional, qui est en train de se mettre en place. Mais cette préoccupation légitime à l’est ne doit pas nous faire oublier que le sud qui lui aussi est à nos portes est soumis à des mouvements et des tensions extraordinaires qui pourraient, si nous n’y prenons garde, représenter une menace existentielle pour notre continent.

La Méditerranée nous relie et en même temps nous sépare de ce « Sud global » qui commence sur ses rives à partir du Bosphore. Les caractéristiques de cette mer ont évolué au cours de l’histoire en phase avec son environnement stratégique : Mare Nostrum quand elle est dominée par un maitre incontesté, espace de frontière et de rivalité lorsque la compétition fait rage, elle est en parallèle, depuis des temps immémoriaux, un vecteur de communication maritime dont l’importance varie selon l’enclavement des pays.

Un vecteur d’échange et d’enrichissement


L’explosion de la mondialisation a renforcé le rôle de « ligne de vie économique » joué par la Méditerranée qui relie l’Europe aux énergies du Golfe persique et au commerce avec l’Asie. 25% du trafic maritime mondial (30% du trafic pétrolier) passe par la Méditerranée, une partie la traverse de part en part – de Suez à Gibraltar – pour rallier les ports d’Europe du Nord, qui représentent la véritable porte d’entrée économique de l’Union Européenne. Ces chiffres impressionnants ne doivent pas masquer que, contrairement aux idées reçues, la Méditerranée n’est pas indispensable au fonctionnement économique de l’UE car le contournement de l’Afrique par le Sud via le passage du Cap de Bonne Espérance est une alternative toujours possible. Ce contournement représente environ 7 à 10 jours de mer de plus et imposent donc un navire de plus par ligne pour assurer un flux tendu. Les compagnies dépensent dans ce cas plus de carburant, mais économisent le coût du passage par le canal de Suez qui est calculé pour être légèrement inférieur.

Si cette ligne de vie n’est donc pas aussi vitale qu’il n’y parait pour les pays européens, elle reste essentielle pour des pays enclavés comme la Russie ou la Turquie. Ainsi 30% du trafic russe par voie de mer transite par le Bosphore et le port de Novorossisk en mer d’Azov est le premier port de Russie pour le trafic maritime (142 Mt en 20201). De la même façon le commerce maritime turc est condamné à transiter par la Méditerranée, comme d’ailleurs celui des hydrocarbures libyen ou Algériens. Pour l’Egypte également, l’accès au canal de Suez est un atout économique et géopolitique majeur.

Cette ligne de vie économique est également régionale : le trafic maritime interne à la Méditerranée est deux fois plus important que le transit traversier. Le commerce intra-méditerranéen, en particulier le transport de passagers, forme un réseau extrêmement dense de liens économique et humain entre les pays riverains.

Enfin cette mer est également source de richesses en raison de ses ressources, qu’elles soient traditionnelles (tourisme ou pêche qui atteignent leurs limites) ou plus récentes (énergie ou désalinisation, en plein développement). Une mention particulière doit être accordée à l’exploitation gazière en mer. Celle-ci est désormais possible grâce aux nouvelles technologies de forage à grande profondeur. Les champs gaziers de Méditerranée orientale attisent les convoitises. En effet, si les réserves sont faibles au regard des gros producteurs (Russie, Qatar, Iran), elles représentent néanmoins l’équivalent des ressources de la Norvège (2% des réserves mondiales) à proximité de l’Europe qui est en recherche désespérée de fournisseur alternatif à la Russie2, phénomène qui s’accélère à la suite de la guerre en Ukraine.

Une frontière entre deux mondes qui s’antagonisent


Mais la mer méditerranée est également le théâtre d’un changement géopolitique beaucoup moins positif. Elle est devenue la ligne de front qui sépare l’Europe, de plus en plus isolée, de son Sud marqué par un ressentiment croissant, excité par des compétiteurs stratégiques de plus en plus antagonistes. L’Europe est en effet la principale victime de la désoccidentalisation du monde, dont elle n’est pourtant responsable qu’à la marge. Ce sont en effet surtout les erreurs stratégiques américaines (guerres en Irak, Afghanistan et Syrie, relations avec la Russie et la Chine, …) qui ont favorisé le rejet du modèle occidental par une grande partie des Etats du Sud. L’Europe a surtout pêché par aveuglement, suivisme et indifférence, mais sa proximité géographique et humaine la place en première ligne. Et la perception par les populations de la rive sud de son désintérêt face aux difficultés de ses voisins et de sa mollesse face aux rapports de force suscite à la fois un ressentiment et l’envie d’en découdre.

C’est ainsi que les pays européens n’ont pas su empêcher l’aggravation de la divergence entre les deux rives, qu’elle soit d’ordres économique, social, politique ou culturel. Ils n’ont pas su prévenir la diffusion de contre-modèles de plus en plus antagonistes portés par un islam radical, un nationalisme ombrageux et un jeu d’influence de plus en plus agressif des puissances qui s’affirment. La situation est aujourd’hui extrêmement préoccupante : pour reprendre l’expression de Joseph Borell3, la Méditerranée sépare deux mondes marqués par d’énormes différences économique et sociologique qui s’aggravent. L’exacerbation des difficultés économiques et sociales que provoque le conflit ukrainien et le désengagement d’Afrique et du Moyen-Orient des Européens à la suite de la guerre d’influence menée par la Russie – soutenue mezzo voce par la Turquie et la Chine – ainsi que les conséquences prévisibles de la dégradation environnementale ne feront que renforcer cet antagonisme de la rive Sud à l’égard de l’Europe. On peut donc craindre des actions, fomentées par des groupes instrumentalisés, à l’encontre des expatriés et des intérêts européens en Afrique, voire sur le sol européen, qui utiliseraient la criminalité organisée, la migration, le terrorisme ou les diasporas.

Un champ de rivalités de puissances


Mais cet environnement structurellement sous tension n’est que le décor d’une pièce autrement plus préoccupante qui se joue à nos portes et qui transforme la Méditerranée en ring d’affrontement des puissances en quête de domination, globale ou régionale.

Ainsi la rivalité Sino-américaine se fait-elle déjà sentir dans la région. Si elle reste à ce stade dans le domaine de l’économie et de l’influence, les prises de contrôle totales ou partielles des ports méditerranéens (Pirée, Valence, Kumport, Malte, Port Saïd, Tanger, Gène) ainsi que la construction de nombreux terminaux (Haifa, Ashdod, Ain Sokhna, El Hamdania) illustrent la volonté d’une main mise chinoise dans la région4. Cette compétition est aujourd’hui éclipsée par la guerre indirecte que livre sur le flanc sud de l’Europe la troisième puissance globale, la Russie, à l’encontre de l’Occident. Si la présence russe en Méditerranée est à la fois classique et logique, elle est aujourd’hui un vecteur d’action antagoniste destiné à prendre l’ascendant sur les pays européens. Les moyens utilisés par Moscou sont ceux de l’influence (en particulier via les sociétés privées aux ordres du Kremlin, comme l’entreprise Wagner), de la déstabilisation ou de l’instrumentalisation des réseaux miliciens ou mafieux. Les moyens militaires russes en Méditerranée permettraient en outre à Vladimir Poutine d’user de modes d’action beaucoup plus belliqueux, revendiqués ou non, si la situation des opérations en Ukraine l’imposait.

Les puissances régionales auparavant alignées derrière le protecteur américain, profitent de ce remue-ménage stratégique pour s’émanciper et défendre leurs intérêts et leur modèle, souvent illibéral, avec d’autant plus de liberté qu’elles sont désormais ouvertement courtisées par les trois grandes puissances. Les monarchies du Golfe développent ainsi leur stratégie en Méditerranée : le Qatar soutien l’islam politique et ses promoteurs (le gouvernement de Recep Tayip Erdogan en Turquie, le Hamas en Palestine, le Gouvernement d’union nationale libyen, et les partis fréristes en Egypte et au Maghreb) ; les Emirats s’opposent à cette dynamique en épaulant ses adversaires (l’Egypte du maréchal Sissi, le front cyrénaïque en Libye, la Grèce, Israël, le Maroc). Israël organise un espace de manœuvre politique avec ses voisins et avec la Russie pour contrer son adversaire principal qu’est l’Iran. Ce dernier, sort progressivement de sa posture de paria pour pousser ses pions, notamment vers la Méditerranée. En Méditerranée occidentale c’est le Maroc et l’Algérie qui s’affirment et s’opposent, chacun s’appuyant sur des soutiens différents et renforçant leur outil militaire.

Mais le pays dont la politique de puissance régionale est la plus spectaculaire est sans aucun doute la Turquie. S’appuyant sur une vision stratégique de long terme mise en œuvre à travers un pragmatisme qui permet les voltefaces à court terme, et adossé à un fort nationalisme qui structure la société, le président Erdogan a réussi indubitablement à placer son pays au cœur des problématiques méditerranéennes. En se rendant indispensable dans la résolution des crises (immigration, terrorisme, Syrie, Ukraine) et en n’hésitant pas à assumer des postures confrontationnelles (Méditerranée orientale, Libye, Sahel, Syrie, Irak, Haut Karabakh, élargissement de l’OTAN) le président turc a réussi à rendre incontournables ses priorités : les Kurdes, Chypre, le gaz, l’économie, le maintien du modèle autoritaire.

La mer rétrécit

Cette accumulation générale des tensions autour de la Méditerranée est d’autant plus préoccupante que les possibilités d’action en mer augmentent et que le libre accès à celle-ci a tendance à se réduire. En effet, partout dans le monde, mais en particulier en Méditerranée, des États et parfois des acteurs non étatiques s’approprient progressivement des espaces maritimes pour des raisons politiques ou économiques.

L’extraction d’hydrocarbures est, en Méditerranée, un des principaux moteurs de cette territorialisation qui s’appuie également sur la culture « terrienne » des nations continentales et la volonté politique des Etats émergents révisionnistes de limiter l’accès à leur espace maritime. Les nouvelles capacités de surveillance de l’espace maritime (radars, satellites, drones, câbles sous-marins équipés de capteurs, hydrophones, exploitation de données numériques, …) et les performances accrues des armes de dénis d’accès (portée plus importante, grande vélocité, difficulté d’interception…) leur en donnent les moyens.

En Méditerranée, la Turquie, l’Algérie, la Russie – ou même des milices libyennes ou libanaises
soutenues par des tiers – sont dès à présent en mesure de fortement perturber l’usage de la haute mer. Si les tensions régionales continuent de s’accroitre, les pays européens ne pourront plus tenir pour acquis leur libre accès à la Méditerranée ni même la sécurité de leur territoire littoral.

Conclusion : desserrer le nœud coulant

Ainsi les évolutions stratégiques en cours placent les Européens dans une posture particulièrement inconfortable. Le flanc sud qui était perçu comme plutôt stable et prévisible et qui laissait envisager des opportunités économiques par son intégration progressive au système européen, favorisée par l’augmentation du commerce maritime Nord-Sud et Europe-Asie, devient progressivement une menace. Il est devenu beaucoup plus instable, s’éloigne de l’Europe, sa population montre un ressentiment croissant exacerbé par des puissances revanchardes, et les Etats qui le composent disposent désormais des moyens de perturber, de déstabiliser, voire de frapper leurs voisins du nord.

Que faire ? Deux types d’action semblent nécessaires.

A court terme, il faut être en mesure de desserrer le nœud coulant, en exerçant un rapport de force
dissuasif. Ce nouveau monde, moins bienveillant à notre égard nécessite de montrer les muscles, et donc en corollaire d’en disposer, c’est-à-dire de renforcer considérablement nos capacités de
protection et de frappe.

A plus long terme, il faut élaborer une stratégie visant à apaiser les tensions. Pour cela l’identification de nos intérêts, la prise en compte de ceux de nos interlocuteurs, la discrimination entre nos partenaires potentiels et nos adversaires probables et l’acceptation du principe de la confrontation et des sacrifices qui en découlent seront nécessaires.

Mais l’essentiel sera de restaurer une relation saine et durable entre les deux rives en favorisant le
développement économique au sud, tout en autorisant l’émergence de modèles différents. L’Europe doit cesser d’être le réceptacle passif des conséquences des dysfonctionnements de ses voisins. L’accueil inconditionnel ou l’indifférence ne font pas une politique. Il faut donner les moyens aux pays du Sud de trouver leur modèle économico-social de développement qui permettra de rééquilibrer les relations entre les Européens et leurs voisins.

1 Kanal Istanbul : bonne ou mauvaise affaire pour la Russie ? 20 Avril 2021, Igor Delanoë. Portail des forces navales de la Fédération de Russie

Les enjeux des fonds marins en Méditerranée. 1ère session maritime méditerranéenne (S2M). FMES

3 communication lors du Mediterranean day 28 novembre 2021 https://twitter.com/JosepBorrellF/status/1465003746396618765?s=20

4 Le grand continent : « État des lieux de la présence chinoise dans les ports méditerranéens » Pénélope Bendrimia, 8 mai 2019

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