Le combat naval à l’épreuve de nouveaux modes d’action

Le combat aéromaritime du futur sera caractérisé par des changements de paradigmes découlant d’évolutions technologiques de plus en plus rapides. La massification de l’emploi des drones, les nouvelles armes offensives et la centralité du combat en réseau en sont les principales illustrations. Le combat s’étendra à de nouveaux champs de conflictualité (hybridité, exoatmosphère, grands fonds, cyber) entraînant une diversification et une nécessaire complémentarité des modes d’action. Parmi ces derniers, certains émergent quand d’autres hier maîtrisés demandent une réappropriation dans un environnement aujourd’hui contesté. Le combat aéromaritime du futur s’inscrit en effet dans un contexte géopolitique de désinhibition de la violence, rendant la confrontation probable dans un espace perçu par les acteurs politiques comme moins escalatoire que les territoires nationaux. Face à ces enjeux, les marines occidentales ont intérêt à investir dans de nouveaux modes d’action hybrides compatibles avec les valeurs qu’elles défendent, en agissant en particulier dans le champ des perceptions.

“Nous ne nous attendions pas à ce niveau de menace” confiait le capitaine de vaisseau Jérôme Henry, commandant de la frégate multi-mission Alsace, à son retour de mission en mer Rouge en avril 2024 [1]. Alors que l’actualité préfigure les contours du combat du futur, l’Observatoire “Marine 2040”, piloté par la FMES, s’intéresse à ces enjeux pour anticiper les champs de bataille de demain.


[1] Hugues Maillot, “En mer Rouge, les Houthis font preuve d’une violence désinhibée : le commandant de la frégate Alsace se confie au Figaro”, Le Figaro, avril 2024.

Percevoir  les intentions de son adversaire reste un des fondements du combat naval. Dans la prochaine décennie, la transparence du champ de bataille en mer sera accrue même si la “très haute mer” restera un espace lacunaire. L’opacité des espaces sous-marins devrait quant à lui préserver la discrétion des mobiles qui y évoluent. Il sera d’une manière générale de plus en plus difficile de masquer l’activité des navires de surface, y compris à plusieurs centaines de kilomètres des côtes : les manœuvres de dilution des forces navales seront compliquées par des informations de leurs adversaires, plus complètes, plus permanentes et mieux corrélées.

La mer concentre des caractéristiques physiques favorables au combat hybride et de haute intensité. Ces caractéristiques permettent d’envisager des attaques cinétiques contre des navires ou des installations civiles sans risquer l’escalade, alors qu’elles auraient un tout autre impact sur le territoire national de l’adversaire.  Depuis 2019, ces actions hybrides cinétiques sont devenues courantes, comme le démontre encore récemment l’arraisonnement par l’Iran du MSC Aries, un porte-conteneur “lié” à Israël au large du détroit d’Ormuz. L’Iran est coutumier de ce type d’actions : en mai 2022, il avait déjà arraisonné les pétroliers grecs Prudent-Warrior et Delta-Poséidon.
Sans aller jusqu’à leur destruction, les navires civils comme militaires peuvent également être dissuadés d’agir par la présence de mines (détroit de Bab-el-Mandeb, mer Noire). Leurs activités peuvent être perturbées par la présence d’acteurs aux intentions incertaines qui compliquent l’établissement d’une situation tactique (milices maritimes, drones), par la dilution de la menace ou la saturation de capteurs, ou tout simplement en gênant la manœuvre par des cinématiques imprévisibles voire dangereuses, à l’image des actions chinoises en mer de Chine méridionale.

La transparence du champ de bataille, en surface et dans une moindre mesure sous l’eau, est la conséquence de deux facteurs : la multiplication des acteurs et la diversification des moyens ISR (renseignement, surveillance et reconnaissance) elle-même favorisée par de nouveaux acteurs du secteur privé tels que les opérateurs de satellites privés et de câbles et les entreprises d’exploration sous-marine. Ces acteurs privés interviennent tant dans l’élaboration et la diffusion que dans la manipulation de l’information.

L’espace exoatmosphérique, indispensable aux opérations aéromaritimes et contribuant largement à cette plus grande transparence, est aujourd’hui le théâtre de confrontations directes, rendant les satellites, outils de la supériorité informationnelle, vulnérables depuis la terre ou l’espace : missiles à très haute altitude, armes lasers, objets déployés intentionnellement pour provoquer des collisions sont autant d’exemples d’actions hostiles techniquement réalisables.

La conflictualité se renforce également dans les fonds sous-marins, de plus en plus accessibles à l’homme et aux systèmes non pilotés. Les infrastructures stratégiques de télécommunications, de transport et de production d’énergie qu’ils abritent en font une cible privilégiée d’actions militaires offensives ou d’attaques hybrides, d’autant plus que leur surveillance est difficile. Si les actions navales discrètes qui les menacent n’ont pas d’incidence directe sur les forces navales, leurs conséquences politiques, économiques et sociales peuvent être très importantes. Ainsi en 2019, l’archipel des îles Tonga et ses 106 000 habitants avaient été coupés de tout réseau mobile et internet pendant près de 11 jours, après qu’un navire ait jeté l’ancre sur le câble sous-marin assurant la connectivité de l’archipel. Les actions intentionnelles contre les infrastructures sous-marines constituent un mode d’action simple, peu coûteux (une ancre suffit par petits fonds à endommager un câble ou un gazoduc) et sont surtout difficilement attribuables : l’origine du sabotage des gazoducs Nord Stream en mer Baltique en 2022 reste inconnue. À l’horizon 2040, la multiplication des champs éoliens off-shore étendra cette problématique au transport d’énergie électrique, avec des risques de variation brutale de la puissance produite en cas d’attaque, pouvant conduire à l’effondrement des réseaux. Mais le monde sous-marin dans sa globalité devient un espace de confrontations multiformes des forces navales : prolifération de l’arme sous-marine traditionnelle, systèmes d’écoute, mines intelligentes, drones ISR ou de combat sont autant de moyens à prendre en compte comme de nouvelles menaces et à savoir utiliser à son profit.

Enfin, le cyberespace, omniprésent, ne peut déjà plus être considéré comme un nouveau milieu de conflictualité. Exemple même de l’interpénétration de tous les milieux et de tous les domaines de conflictualité jusqu’aux champs immatériels, il concentre un ensemble de clés du combat – et particulièrement du combat naval – dans un monde où la donnée est centrale tant pour la préparation que pour la conduite de l’action sous toutes ses formes.

Ces nouveaux champs de conflictualité, associés à l’évolution des technologies militaires et duales exposée dans un précédent article de l’Observatoire Marine 2040 , ne sont pas sans impact sur les moyens militaires à mettre en œuvre dans le combat naval. Ils ont trois conséquences tactico-opératives particulièrement critiques.

La massification de l’emploi des drones, sous-marins, aériens ou de surface, soulève de multiples questions dans la conduite de l’action navale. Les drones peuvent être complexe à utiliser mais génèrent de l’incertitude chez l’adversaire : leurs comportements sont difficiles à analyser, leur criticité difficile à évaluer et ils rendent la manœuvre plus difficile à percevoir. Face à une action hostile par drone, le risque d’escalade est moindre et permet l’adoption de règles d’engagement plus permissives. Ainsi, l’interception puis la destruction d’un drone Reaper américain par un chasseur russe en mer Noire en 2023 n’a pas eu les mêmes conséquences s’il s’était agi d’un aéronef habité. Toutefois, les drones présentent des faiblesses intrinsèques qui peuvent être utilisées par un adversaire, telles que des capacités évasives limitées, une forte sensibilité au risque cyber ou au brouillage des communications.

La deuxième conséquence est un ascendant retrouvé à l’action offensive. Les avancées technologiques favorisent la transparence du champ de bataille, la multiplication des vecteurs et des effets, la vélocité des mobiles aériens et la dilution des assaillants, rendant la position du défenseur bien plus complexe. Le cas particulier des armes hypersoniques, en service d’ici 2040 dans les principales armées mondiales est une question clé : la combinaison d’une haute vitesse, d’une grande manœuvrabilité et d’une portée importante[1] rend l’interception de telles armes très complexes jusqu’à quelques secondes avant l’impact. Seule une vision globale de la défense permet d’envisager des parades efficaces en cherchant, par exemple, à rendre plus difficile la primo-détection.

La dernière conséquence est la centralité du combat en réseau. La globalisation du combat liée aux portées et à l’interpénétration des milieux, la contraction du temps, la massification des vecteurs déconcentrés des principales plateformes et la diversification des acteurs donnent une importance plus grande au combat en réseau. Le besoin de connectivité, de partage des données et l’appel à l’intelligence artificielle deviennent déterminants pour diminuer la durée de la boucle OODA – Observation, Orientation, Décision, Action – et accélérer la prise de décisions par ailleurs sécurisées. L’agression des réseaux de l’adversaire semble d’ailleurs être la priorité que s’est donnée la Chine dans l’hypothèse d’un affrontement avec les États-Unis.

Les modes d’action hybrides se caractérisent par plusieurs éléments. Dans une logique de compétition entre les États, pouvant aller jusqu’à l’affrontement, ils visent à brouiller les frontières entre temps de paix et temps de guerre, ou à renforcer l’efficacité d’actions de combat en situation de guerre. Après plusieurs décennies pendant lesquelles l’asymétrie des confrontations naissait de l’asymétrie des moyens militaires utilisés, ces modes d’action connaissent un renouveau favorisé par la diffusion des technologies de l’information et le nivellement des technologies militaires. Mais l’hybridité s’exprime également dans une confrontation du fort au fort où l’Occident fait face à des modèles intellectuels et culturels différents du sien, modèles qui entremêlent l’action militaire et les actions d’autres natures, tel que la désinformation, les cyberattaques, des actions difficilement attribuables, l’intervention d’acteurs tiers, etc. L’hybridité permet de créer des dommages sans risquer la guerre. La “guerre hors limite” chinoise en est une illustration paradigmatique. [2]

Dans le domaine maritime, la guerre hybride ajoute à ses caractéristiques des formes particulières. L’immensité des espaces et la non-transparence du dioptre favorisent les actions non imputables, à l’image des sabotages des gazoducs Nord Stream. Le spectre des moyens utilisables est très étendu : dégradation de l’information par des campagnes agressives de brouillage GPS ou tromperies sur les signaux AIS[3], actions sous-marines, entraves indirectes à la liberté de navigation, cyberattaques sur des navires de plus en plus automatisés et dépendants des systèmes de positionnement et de communication. L’importance de la mer pour les échanges permet aussi, en s’y attaquant, de cibler indirectement des enjeux économiques et des populations : ainsi, l’interruption faussement accidentelle du trafic dans un détroit international ou la destruction de câbles sous-marins peuvent soutenir indirectement une action militaire. Le chantage au blé et la menace d’interdire la navigation commerciale en mer Noire par la Russie ont permis tout autant d’affaiblir l’économie ukrainienne que d’accentuer la fracture avec les pays du Sud, fragilisant ainsi le soutien militaire à L’Ukraine.

Potentiellement très divers, les modes d’action de la guerre hybride peuvent ainsi être catégorisés selon cinq critères : la nature des acteurs qui mettent en œuvre ces modes d’action, leurs objectifs, les cibles ou points d’application, les moyens utilisés et enfin, les champs dans lesquels ils s’exercent. Les limites de cette catégorisation ne sont cependant pas étanches. Le tableau ci-dessous dresse quelques exemples constatés ou possibles de modes d’actions selon les cinq critères évoqués.

Modes d’actions constatés ou supposés
Mode d’actionActeur(s)Objectif(s)Cible(s)ChampsMoyen(s)
Attaques sporadiques en merProxys (Houthis) ou États (Iran)Créer de l’insécurité, entretenir une dissuasion, affaiblir l’adversaireNavires majoritairement civilsMatériel (cinétique) et informationnel (influence)Moyens nautiques et aériens divers (drones)
Harcèlement en merMilices maritimes (Chine)Perturber l’activité civile et militaire de l’adversaireForces japonaises, vietnamiennes et philippinesMatériel (cinétique)Navires de pêche armés
Armée de trollsÉtats (Russie) et mercenaires (Wagner)Influencer les choix en sa faveur (élections), légitimer son action, délégitimer celle l’adversaireOpinions publiquesInformationnel (influence)Médias et réseaux sociaux
Destruction de câbles sous-marinsÉtats ou proxysAffaiblir l’économie et la société de l’adversaire, perturber son informationInfrastructures sous-marinesMatériel (cinétique)Navires civils (océanographiques, commerciaux…)
Menacer l’environnement privé des militairesÉtats ou proxysDéstabiliser la force morale de son adversaireMilitairesInformationnel (influence) et matériel (cinétique)Discours, médias, réseaux sociaux, attaques cinétiques ciblées

Les acteurs peuvent être étatiques ou non (proxys, mercenaires, milices…), autonomes ou en relai d’acteurs plus importants, conscients ou instrumentalisés : la stratégie asymétrique du président turc Erdogan, visant à utiliser les déplacements de population comme une menace directe depuis la Turquie en Méditerranée orientale, ou indirectement en Méditerranée centrale via son influence en Libye, en est un exemple. L’épisode de la “flottille de Gaza” est un autre exemple édifiant d’instrumentalisation d’acteurs tiers à des fins politiques : la flottille avait officiellement pour but de briser le blocus de Gaza afin d’acheminer de l’aide humanitaire et des matériaux de construction. La violation du blocus par la partie turque amena Israël à conduire une opération militaire, qui fût également l’objet d’une guerre de communication acharnée.

Les objectifs visés par les modes d’actions hybrides sont de trois ordres : la confusion de l’adversaire (tromperie, génération d’informations contradictoires, attribution erronée d’une action…), son affaiblissement (pression internationale, actions de déstabilisation interne, attaque directe sur des capacités économiques ou autres) ou le détournement de ses capacités (activation d’une menace terroriste ou de pirates aux confins d’un théâtre dont on veut éloigner un adversaire par exemple). Les marines occidentales ne peuvent se priver d’y faire plus largement appel. Elles doivent s’approprier ce domaine en développant de nouveaux modes d’action efficaces mais respectueux du droit international : la ruse et la déception en font partie.

L’action dans le champ des perceptions relève de l’hybridité. À l’image des guerres qui se jouent actuellement en Ukraine et au Proche-Orient, l’influence, la maîtrise de l’information et la distorsion de la réalité sont des modes d’action utilisés par les États pour combattre. Ces champs d’action environnent le combat naval sans en faire réellement partie, mais doivent être pris en compte puisqu’ils permettent de dominer l’espace conflictuel et plus largement le domaine cognitif. Ils sont devenus une arme mise en œuvre par les diplomaties, les services de renseignement, mais aussi les armées ou parfois les acteurs privés, à l’image de l’ex- groupe Wagner. L’ensemble de ces acteurs agit sur les opinions publiques nationales et étrangères en intégrant leurs récits dans les médias locaux et internationaux, mais aussi en ciblant spécifiquement les décideurs, relais d’opinion et acteurs directs d’une guerre plus conventionnelle. Par exemple, les images prises depuis les drones de surface pénétrant dans le port de Sébastopol viennent briser le sentiment de relative sécurité des marins russes dans leur port base.  

Les doctrines chinoise et russe en matière d’hybridation des conflits ont réinventé l’utilisation des capacités militaires d’influence. Cela consiste à inverser la logique traditionnelle, où les forces armées utilisaient des moyens civils pour atteindre des objectifs militaires. Désormais, les forces armées utilisent des capacités militaires, notamment en matière d’influence et de renseignement élargi, pour atteindre des objectifs civils de puissance. Cette mutation reflète un nouveau paradigme des conflits du XXIème siècle.

***

La conflictualité navale s’intensifie, avec des adversaires de plus en plus habiles agissant sous le seuil du conflit ouvert. Cette conflictualité s’élargit à de nouveaux champs que doivent s’approprier les marines qui veulent peser sur l’échiquier. Le combat naval de demain sera plus âpre, plus technique, plus complexe. Il impose aux marines d’aujourd’hui d’investir de manière importante sur des moyens capacitaires pour faire face à ces défis, mais aussi sur les compétences et la résilience des marins, cœur du dispositif en mer comme à terre. Après plusieurs décennies de paix relative, comment préparer les jeunes marins aux nouveaux moyens de faire la guerre ? Quelles compétences générer en adéquation avec un futur incertain et sans cesse mouvant ?

Ces questionnements seront le fil directeur du prochain article de l’Observatoire Marine 2040.


[1] Près de 2000 kilomètres pour un missile aérobie et potentiellement illimitée à l’échelle terrestre pour les missiles balistiques.

[2]  Publié en 1999 par Qiao Liang, théoricien militaire chinois et général de division à la retraite, et Wang Xiangsui, ancien colonel chinois, le manuel de stratégie politique “La guerre hors limite” (超限战) propose une vision nouvelle de la confrontation entre les États-Unis et la Chine, selon laquelle il n’est plus possible d’obtenir l’avantage sur son adversaire sans dépasser la confrontation dans le champ militaire. Liang et Xiangsui défendent alors la nécessité d’atteindre de nouveaux espaces, tels que la technologie, la finance ou encore le juridique.

[3] L’AIS (Automatic Identification System) est un outil d’aide à la navigation. Il permet aux navires émetteurs d’être visibles dans un certain rayon, peu importe les conditions météo, et ainsi éviter les collisions. L’AIS transmet des données telles que la position, le cap ou encore la vitesse, et peut être désactivé ou faussé à tout moment par un navire émetteur.

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