LA RÉFLEXION STRATÉGIQUE EST PLUS QUE JAMAIS NÉCESSAIRE

Cet article, rédigé par le général de corps aérien (2s) Patrick Lefebvre, directeur du centre méditerranéen d’études stratégiques de l’institut FMES, a été publié dans le numéro de mars 2020 de la Revue défense nationale.

La réflexion stratégique est plus que jamais nécessaire. S’y soumettre est un gage d’autonomie, la dénier conduirait à subir.

« L’avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne suit pas l’avenir, on le fait ». Autant dire que cette affirmation de Georges Bernanos conserve toute sa pertinence en ce début de 21ème siècle. Le monde d’aujourd’hui entre, c’est le moins que l’on puisse dire, dans une mutation sans précédent. Inquiétante ou rassurante, telle est la question ? D’abord, il va plutôt mieux. Sans doute s’agit-il d’un effet de la mondialisation, n’en déplaise à ses détracteurs, mais en tout état de cause, nul ne peut contester qu’une amélioration sensible est enregistrée qu’il s’agisse de l’allongement de la durée de vie, de la baisse de la mortalité infantile, divisée par deux en moins d’un quart de siècle, ou de l’accès aux ressources vitales même si des inégalités existent encore dans certaines parties du monde. Ces inégalités induisent des tensions pour l’accès aux ressources indispensables. Elles concernent prioritairement les populations déplacées avec un accroissement substantiel du nombre de migrants d’origine économique ou menacés sur leur territoire. Le monde a changé aussi dans sa forme géopolitique. Ce changement est sans doute moins positif. L’après-guerre avait été marqué par une bipolarisation du monde. En cela, la chute du mur de Berlin à lui seul représente une véritable rupture stratégique en effaçant brutalement deux pôles en confrontation. Succès absolu des instances internationales avec des organisations qui ont su, au prix du dialogue, préserver la paix en Occident et ailleurs. Succès aussi de la dissuasion qui continue d’être un rempart à toute forme de guerre totale. Pour autant, il n’est pas sûr que nous en ayons tiré toutes les conséquences. Le monde est donc devenu multipolaire. Cette multipolarité n’a d’ailleurs pas simplifié les rapports de puissance. Le multilatéralisme, facteur clé du dialogue entre les nations, a cédé la place à des actions désormais unilatérales plaçant les uns et les autres devant le fait accompli. L’échiquier des acteurs internationaux rend le jeu plus complexe et les interactions entre eux plus difficiles.  Ces dix dernières années soulignent cette mutation. Elle est d’importance.

Cette mutation du monde impose donc qu’on y réfléchisse. Elle légitime sans conteste les laboratoires d’idées ou les observatoires qui peuvent y concentrer les efforts de recherche dont nous aurons besoin demain. Ces laboratoires sont nombreux et s’agrègent souvent autour des centres de décisions.  C’est un peu l’esprit jacobin qui ressort diront certains. Ces centres de réflexion sont pour autant indispensables et très utiles à la réflexion stratégique. En France, une nette croissance est relevée puisque nous sommes désormais au sixième rang mondial en nombre même si la concentration la plus forte est enregistrée aux Etats-Unis. Alors, par extension, il est légitime de les multiplier pour fertiliser cette réflexion. Il est légitime aussi d’encourager les dynamiques régionales.  A cet égard, la montée en puissance progressive de l’institut Fondation méditerranéenne (Fmes) des hautes études stratégiques mérite d’être soulignée.

D’abord parce qu’il constitue un laboratoire d’idées qui s’intéresse à cette mutation du monde. La vocation régionale de l’institut est un atout. C’est la raison pour laquelle, pour ce qui concerne la dimension géopolitique, l’horizon méditerranéen est privilégié. Ce fut aussi une raison suffisante pour créer en collaboration avec les universités de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur un observatoire stratégique des mondes méditerranéens. Les universités de Nice, Marseille, Toulon, et l’institut d’études politiques d’Aix en Provence ont rejoint cet observatoire, aux côtés d’officiers de nos trois armées. Cette démarche contribuera à générer un vivier de chercheurs se concentrant sur les grands enjeux méditerranéens. Voici donc une belle manière de ne pas subir en axant les recherches sur les déterminants géopolitiques de demain. Voici donc une belle manière d’apporter aux décideurs une réflexion de fond neutralisant ainsi les analyses bâclées résultant de la spirale de l’information continue et instantanée. Il faut parfois donner du temps au temps.

Au-delà de cet observatoire, l’institut Fmes dispense, depuis trente ans déjà, des formations centrées sur les questions méditerranéennes à des officiers et des cadres dirigeants de la société civile des secteurs publics ou privés. L’ambassadeur Francis Gutmann, alors président de l’institut, déclarait toute l’importance de renforcer la coopération des pays de la Méditerranée occidentale sur les plans culturel, économique et scientifique à un moment où l’histoire semblait hésiter entre l’Est et le Sud. Si l’histoire hésite, c’est à l’avenir que nous le devons. Et cet avenir, si nous n’avons pas à le prévoir, il nous faut le permettre comme l’écrivait Antoine de Saint-Exupéry. Quant à l’histoire, elle nous permet tout simplement de mieux voir et donc de mieux écrire notre avenir. Mais monsieur Francis Gutmann avait vu juste. Il faut réfléchir et les domaines de réflexion à couvrir en Méditerranée sont larges.

Il faut donc se réjouir de l’accroissement du nombre de ces laboratoires d’idées et consolider leur coopération. D’ailleurs, dans la continuité des propositions faites à l’occasion du « Sommet des deux rives » réalisé à Marseille au mois de juin dernier, il paraît opportun de favoriser le rapprochement de l’Institut FMES avec les instituts partenaires de l’espace méditerranéen dans l’esprit du dialogue dans le format des pays du 5+5. Finalement, cela répond au besoin de coopération régionale. L’implication de jeunes chercheurs contribuera à partager les analyses sur des sujets d’intérêt commun et ils sont nombreux.

C’est dans le même esprit que l’institut Fmes a projeté de réaliser, dès 2020, une session méditerranéenne des hautes études stratégiques destinée aux jeunes diplômés des écoles ou universités des pays du 5+5. C’est une façon d’ancrer plus profondément la coopération régionale, une façon de favoriser la compréhension mutuelle et de développer une perception commune des grands enjeux d’un espace partagé. Ces initiatives seront d’ailleurs prolongées par celle soutenue par les chefs d’état-major de la marine réunis en format 5+5 au mois de décembre dernier pour entreprendre une session réservée aux « Young Leaders » pour reprendre les termes de l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de notre marine nationale. Ce sont autant d’initiatives qu’il faut saluer car elles contribueront toutes à redonner une dimension multilatérale à nos échanges avec les pays du Sud. Cette dimension est d’autant plus indispensable qu’elle palliera ce défaut de dialogue sur l’axe Nord -Sud qui ouvre la voie à d’autres acteurs. Ainsi, la Chine qui lance sa « Belt and Road Initiative » à un moment opportun mesure bien la vulnérabilité de la région méditerranéenne qui délaisse les coopérations au profit d’intérêts nationaux de court terme. Son action illustre directement la vulnérabilité de l’Union européenne.

A ce laboratoire d’idées stratégique s’adosse celui se consacrant aux questions maritimes. La mutation sans précédent du monde affecte à tout le moins les espaces maritimes. Les rapports de puissance opèrent ici presque de façon pure faisant abstraction des contraintes que l’on peut rencontrer sur des territoires, ne seraient ce que les frontières physiques. L’adaptation ou l’interprétation des droits de la mer sont autant d’artifices pour faire faire face aux enjeux d’ordre économique, environnemental et ceux liés à l’accès aux ressources vitales nécessaires aux puissances émergentes ou ré-émergentes. Quelques situations critiques où les tensions s’exacerbent sur fond de contentieux anciens émergent. L’exploitation des gisements d’hydrocarbure en Méditerranée orientale nous le rappelle avec force les risques potentiels des protagonistes de ce dossier.

La session nationale sur les enjeux et stratégies maritimes réalisée à l’institut Fmes au profit de l’institut des hautes études de la défense nationale (Ihedn) souligne cette nécessité absolue de réfléchir aux perspectives, qu’elle qu’en soit la forme, des contributions de la mer et de leurs interactions avec le monde terrestre. Dans ce domaine, presque tout est à faire. De nombreux organismes s’intéressent aux questions maritimes. Ils le font avec détermination et portent des messages dont l’écho est parfois dilué alors qu’ils posent les questions fondamentales d’ordre économique ou écologique. Comme l’a souligné l’institut français de la mer (Ifm) au lendemain des assises de la mer à Montpellier le 3 décembre dernier, un engagement est pris marquant une évolution profonde de la perception de l’importance majeure dans la régulation des grands équilibres climatiques et écologiques de la planète. Une déclaration jugée fondatrice où le président de la République Emmanuel Macron annonce que « la vision maritime que la France doit développer est claire : l’océan est un bien commun de l’humanité … Un bien placé sous notre responsabilité collective et individuelle de la haute mer aux eaux territoriales ». D’autres organismes comme l’institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) mettent en exergue ces questions fondamentales.

Pour le domaine maritime pris à son échelle mondiale, un laboratoire d’idées s’impose pour concrétiser la prise de conscience des enjeux maritimes intéressant notre pays. L’institut Fmes s’engagera sur cette voie en liaison avec des partenaires. La main est donc tendue vers les centres qui affirment la même ambition. La mise en œuvre d’un tel laboratoire s’inscrit désormais avec un réel degré d’urgence.  Pourquoi pas en 2020 ! Car en sa qualité de deuxième puissance maritime au sens des quelques 11 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive, cette ambition paraît non seulement utile mais indispensable au regard des intérêts de la France.

Un autre domaine s’inscrit clairement dans le périmètre des laboratoires d’idées, celui de la technologie. Si la mondialisation a changé la face du monde, elle le doit assurément à la croissance exponentielle des technologies. La dimension du monde a elle aussi changé ! Ne pas s’intéresser aux grandes mutations technologiques est aujourd’hui un risque évident. « We need men who dream about things that never were » ce que disait John Fitzgerald Kennedy dans son discours de Dublin le 28 juin 1963 pour faire « avancer » l’Amérique… reste évidemment d’actualité. Cette compression du monde, notamment dans sa dimension temporelle, où le temps réel s’impose désormais dans les communications et la circulation de l’information, affectera en profondeur la réflexion stratégique. Le Battle Rythm des chercheurs va donc radicalement changer. Les Think Tank doivent travailler plus vite et être en mesure d’analyser plus de données en temps contraint. Pour être au rendez-vous des décideurs, cette exigence est incontournable.

L’institut Fmes, par son ancrage régional, connaît bien le tissu industriel. Il concourt ainsi à l’élaboration d’une cartographie des entreprises de défense et celles traitant de technologies duales en étroite collaboration avec la direction générale de l’armement. Il contribue également à sécuriser ce tissu à partir d’une formation centrée sur la sécurité économique adressée aux entreprises sensibles de la Région.

Cette connaissance du tissu industriel conjuguée à une culture de défense et de sécurité dont l’institut se veut le promoteur dans les formations qu’il dispense l’amène naturellement à réfléchir aux grandes questions technologiques et industrielles. En l’occurrence, il ne peut faire l’économie d’une réflexion approfondie sur la transformation numérique. Cette transformation modifiera considérablement l’emploi des équipements, notamment pour ce qui concerne les équipements militaires. Nous risquons de faire face à une véritable rupture stratégique en la matière. Au moment où ressurgit les zones qualifiées de A2AD (anti access /aeria denial) interdisant l’engagement de capacités militaires au risque de les perdre, les confrontations militaires semblent déjà obéir à de nouvelles règles où la suprématie acquise d’emblée par un simple rapport de force ou des équipements plus performants ne suffisent plus. En conséquence, il faudra aller plus vite, traiter plus rapidement les informations, disposer de capteurs avec de très courts temps de réponse et d’armement de précision hypervéloce pour contrer ces dénis d’accès. Les étapes classiques d’acquisition de la supériorité aérospatiale, aéroterrestre ou aéromaritime seront par nature transformées. L’agilité s’imposera désormais et cette qualité prévaudra sur le rapport de force proprement dit. La stratégie elle-même sera conditionnée par la capacité à analyser un flux de données considérables en un minimum de temps. Car les données vont vites. Et lorsqu’elles circuleront optiquement en espace libre, elles iront encore plus vites altérant de façon substantielle les processus de décision. La DATA a donc un bel avenir devant elle. Les débats récents sur les groupes ayant misé sur la gestion de données massives montrent l’avantage qu’ils ont acquis dans leur processus de développement et la maîtrise d’informations industrielles et économiques stratégiques. La transposition de ces avantages dans les champs de la défense et de la sécurité s’applique et la maîtrise du numérique sera un atout indéniable dans l’acquisition d’une suprématie qu’elle qu’en soit la nature.

Il importe donc, au-delà du soutien qu’il faut apporter aux acteurs qui veulent accélérer cette transition numérique, de créer des cercles de réflexion associant des chercheurs aux compétences pluridisciplinaires pour développer des stratégies nouvelles au service des décideurs. Ici aussi, les laboratoires d’idées doivent prendre toute leur place. L’institut Fmes préconise cette nouvelle voie complémentaire des réflexions stratégiques menées par ailleurs pour d’autres domaines.

La capacité de gestion des données massives et de leur traitement participera à l’accélération des processus de décision. L’utilisation d’algorithmes contribuera à augmenter l’intelligence des systèmes et à prédéterminer certains choix stratégiques. C’est une forme de révolution dans la conduite des opérations militaires. Il faut malgré tout prendre garde car l’apport de l’intelligence artificielle (IA), si elle est un atout, ne reste qu’un apport humain modélisé. Tout ne se fera pas sans garantir avant tout une appréciation de situation contribuant à écrire mathématiquement ces algorithmes. Pour s’y préparer, le wargaming pourrait revenir à la mode. Comme le souligne l’institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem) le wargame est « a warfare model or simulation that does not involve the operation of actual forces, and in which the flow of events shapes and is shaped by the decisions made by a human player or players ». Il s’agit tout simplement de placer les joueurs dans un environnement incertain mais suffisamment réaliste pour qu’ils puissent améliorer la qualité de leur prise de décisions. Ce jeu papier pourrait, à terme, être numérisé et il le sera sans doute. Il ne faut pas pour autant sous-estimer l’ampleur et le coût d’un système numérique se substituant au wargame traditionnel.

Si en l’état, le wargame paraît moins spectaculaire, il n’en demeure pas moins extraordinairement flexible et constitue un outil de formation très utile pour la planification et la conduite des opérations. L’institut Fmes souscrit à la démarche initiée par l’Isem de mettre en commun les expériences de wargaming et considère cet exercice comme un élément précieux de la réflexion stratégique. D’ailleurs, les exercices réalisés aujourd’hui seront très utiles à la construction de modèles qui seront transposés dans les outils de simulation par le biais d’algorithmes. Sans doute l’heure est-elle donc venue de mettre en synergie les acteurs français en y associant des experts militaires et des chercheurs universitaires. Ici aussi, le laboratoire d’idées tient toute sa place. Ici aussi la réflexion stratégique combinant les sciences humaines et les sciences pures en référence à la technologie prend tout son sens.

Au bilan, ces centres de réflexion, ces laboratoires d’idées ou Think Tank ont acquis au fil du temps une belle maturité. Loin de l’image désuète d’organisateurs de colloques en quête de subventions, ils sont devenus de véritables outils d’aide à la décision au service des décideurs qu’ils soient militaires, politiques ou plus largement de la société civile. C’est dans cette perspective que se place l’institut Fmes. Enfin, dans un environnement où la logique de performance est légitimement recherchée, les laboratoires d’idées ont un devoir de résultat. En conséquence, la qualité des travaux qu’ils conduisent ne peut être mise en défaut. C’est donc l’esprit d’innovation qui doit animer les acteurs qui ont fait le choix d’y servir. Ces laboratoires ne sont pas là pour rédiger des synthèses, des articles journalistiques, des revues techniques… Ils existent pour mettre des analyses en perspective. Ils existent pour déterminer des options déterminantes au plan stratégique. De ces options naîtra la décision.  C’est cette décision qui engage le décideur. Lorsqu’elle est prise au plan militaire, elle ne saurait être remise en cause. Lorsqu’elle est prise dans d’autres domaines, elle engage le décideur de la même manière. Il ne faut alors plus accepter de compromis. Ce n’est pas toujours facile mais la difficulté n’attire-t-elle pas l’homme de caractère ? Car c’est en l’étreignant qu’il se réalise lui-même… C’est ce que disait un « certain » Charles de Gaulle…

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