Ecrit par le Commissaire général (2S) Thierry Duchesne, Directeur du département maritime de la FMES
La Méditerranée est une mer en plein bouleversement qui illustre bien les défis de notre monde contemporain. Elle n’échappe ni à la pression démographique, ni à la croissance des activités, ni à l’arrivée des nouvelles technologies. Mais là où les autres océans peuvent montrer une forme de résilience, cet espace, qui représente moins de 1% des mers du globe, en a moins la capacité. Tout s’y paye « cash » très rapidement. Ce qui fait de cette mer un espace de rivalité et de fragilité où les solutions identifiées peuvent ensuite s’appliquer à d’autres mers.
Cependant, on ne peut pas comprendre le grand bouleversement subi par la Méditerranée, si on ne réalise pas ses évolutions démographiques. En effet, si en 1970, les rivages des vingt-cinq pays qui la bordent abritaient 280 millions d’habitants, aujourd’hui ils sont près de 500 millions et seront, en 2030, 570 millions. Au-delà de cette pression anthropique, la Méditerranée a connu un véritable basculement de populations entre les deux rives. Désormais, les populations les plus nombreuses sont au sud avec des pays comme l’Egypte (102 millions d’habitants) ou la Turquie (84 millions).
Des acteurs traditionnels bousculés dans leurs pratiques ancestrales
La Méditerranée a connu un très fort développement de son trafic maritime. En cinquante ans, il a été multiplié par quatre et, compte tenu de ses caractéristiques géographiques, elle reste une des routes maritimes commerciales majeures. Chaque année c’est près de 25% du trafic maritime mondial qui y transite, 70 000 navires doublant le détroit de Gibraltar. Confronté au développement des risques d’accident aux conséquences dramatiques, il a été nécessaire d’organiser le trafic en instaurant des dispositifs de séparation du trafic (DST). Institués par l’organisation maritime internationale (OMI), ils contraignent désormais les navigateurs à Gibraltar, au nord de la Tunisie, en mer Egée mais aussi dans les Bouches de Bonifacio (1993)[1] et dans le canal de Corse (2016)[2]. Ces dispositifs, en organisant la circulation maritime dans des eaux resserrées et sensibles écologiquement, constituent d’importants outils de prévention des accidents de mer à l’heure de la densité du trafic maritime.
La pêche, autre activité traditionnelle en Méditerranée, est confrontée à des défis majeurs. Près de 1,2 million de tonnes de poissons y sont capturées chaque année ; trois pays représentant la moitié des prélèvements : la Turquie, l’Algérie et la Tunisie. Or, la Méditerranée a connu un véritable effondrement de ses ressources halieutiques en raison d’une surexploitation de ses ressources. Si, il y a encore peu, le constat était très inquiétant, il semble que les mesures de gestion de la ressource halieutique, prises depuis une dizaine d’années, commencent à être efficaces.
Les premières concernent celles prises par laCommission Générale des Pêches en Méditerranée (CGPM), organisme de la FAO. Composée de vingt-trois Etats riverains de la Méditerranée, cette commission exerce une compétence générale sur la gestion des ressources halieutiques.
Pour restaurer la ressource, la CGPM a d’abord mis en place des plans de gestion pluriannuels des pêches concernant des espèces prioritaires. Mais, elle a aussi créé des zones de pêche réglementées. Au nombre de dix, ces zones ont pour objectif de protéger les espèces et les écosystèmes des fonds marins sur plus de 1,7 millions de kilomètres carrés en Méditerranée, dont l’interdiction de tout chalutage sur les fonds supérieurs à 1000 mètres.
Cette politique de la CGPM commence à porter ses fruits puisqu’on assite à une réduction de la surexploitation des stocks (toujours 75% en 2018) mais aussi à une augmentation de la biomasse pour cinq espèces sur les dix-huit suivies (merlu, turbot de la mer Noire, rouget, sole, anchois).
Les autres mesures prises sont celles relevant de la Commission Internationale pour la Conservation des Thonidés de l’Atlantique (CICTA ou ICCAT en anglais) qui est responsable de la gestion du thon rouge, espèce emblématique et très prisée en Asie (Japon). Dans les années 2000, la ressource en thon rouge s’était complétement effondrée en raison de captures, légales et illégales, approchant les 60 000 tonnes chaque année ; alors que les scientifiques estimaient sa capacité de reconstitution à seulement 15 000 tonnes de prises annuelles. Face à cette situation, l’ICCAT met en œuvre un plan draconien (2007), sur 15 ans, de restauration du thon rouge. Il comporte des quotas de pêche drastiques, un nombre de jours de pêche limité et un renforcement notable des contrôles en mer. A l’instar d’autres Etats membres de l’ICCAT, la France déploiera d’importants moyens, dont ceux de la marine nationale, pour contribuer à cette police internationale au large de la Lybie et des Baléares.
Cette organisation de la pêche et ces efforts seront couronnés de succès puisque qu’en 2017, la ressource est considérée comme n’étant plus surpêchée et, en septembre 2021, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) sort le Thunnus thynnus de sa liste rouge. En 2023, le total autorisé de capture (TAC) est encore remonté de 36.000 tonnes en 2022 à 40.570 tonnes.
Les derniers acteurs traditionnels en Méditerranée sont les marines militaires, très présentes dans une mer de confrontation et de rivalités entre les puissances. Celles-ci aussi sont soumises à de nouvelles contraintes en termes d’occupation d’espaces ou d’activités opérationnelles. Concernant ce dernier point, la pression est devenue très forte dans la zone d’exercice de la marine nationale (ZONEX). La création d’aires marines protégées (Pelagos), les nouvelles normes relatives à la protection des espèces protégées (mammifères marins) et les nouveaux entrants dans le domaine de l’acoustique sous-marine (scientifiques et environnementalistes) viennent perturber un espace qui lui était réservé pour la protection des approches maritimes et pour le maintien de ses capacités opérationnelles. Pour permettre une bonne gestion du ZONEX, le préfet maritime de la Méditerranée doit, de plus en plus souvent, veiller à une bonne coordination des activités civiles et militaires pour y éviter des interactions fâcheuses.
Des nouvelles technologies demandeuses de nouveaux espaces maritimes
Mais, ces nouvelles contraintes sur les acteurs traditionnels de la mer n’en sont qu’au début. Car de nouvelles technologies et activités sont en train d’arriver à maturité et revendiquent aussi de nouveaux espaces pour leur développement.
La Méditerranée est un des berceaux historiques de la pose de câbles sous-marins destinés aux communications. L’histoire des câbles sous-marins commence en 1850 et la France en fut un des précurseurs, notamment en Méditerranée où une première station fut créée en 1860 à Toulon (transférée ensuite à la Seyne sur mer) pour assurer les liaisons avec la Corse et les colonies d’Afrique.
Cette histoire déjà ancienne des câbles est en train de s’emballer avec la révolution numérique. Les besoins de communication mondiaux sont devenus considérables et passent essentiellement par le fond des mers. Actuellement, plus de 450 câbles, représentant 1,3 millions de km, sont posés sur le fond des mers. Dans ce maillage mondial, la Méditerranée est une artère majeure reliant l’Asie à l’Europe. La plupart des câbles qui arrivent de mer Rouge atterrissent à Marseille qui a su tirer bien profit de cette nouvelle économie en jouant la carte du hub majeur des télécommunications mondiales. Avec 17 câbles sous-marins, Marseille est la 7ème place mondiale pour la capacité de données, ambitionnant même de devenir la cinquième.
Les câbles sous-marins sont devenus un vrai sujet de préoccupation pour les Etats. Au titre de la sécurité des Etats, les câbles pouvant faire l’objet de menaces criminelles, terroristes ou militaires. Mais aussi au titre de l’environnement, la pose de câbles dans des aires marines protégées étant devenu un véritable enjeu environnemental comme le cas du parc national des Calanques (Marseille) l’a montré récemment.
Ce sujet devient d’autant plus crucial que de nouvelles activités gourmandes en espace arrivent à maturité. C’est le cas des énergies marines renouvelables et tout particulièrement des parcs éoliens marins. La Méditerranée connait actuellement l’installation de ses premiers parcs éoliens, non pas en France mais en Italie. En effet, un parc éolien a été mis en service en mai 2022 au large des Pouilles et devrait être suivi prochainement (2023) par un parc éolien flottant dans le canal de Sicile.
La France, qui partait avec l’atout d’une bonne maitrise des techniques off-shore issue de son industrie pétrolière, a malheureusement perdu beaucoup de temps dans la justification de cette énergie. Néanmoins, la première ferme éolienne pilote devrait voir le jour au large de la Camargue à l’été 2023 et sera suivie par deux autres implantées au large de Gruissan et de Leucate. Deux premières fermes commerciales de 250 MW sont déjà planifiées pour l’avenir.
Mais l’implantation de ces éoliennes ne se fait pas sans mal car elles viennent occuper un espace maritime déjà limité. Leur installation réduit d’autant les zones d’activité de pêche, de trafic maritime et de défense. Confronté à ce sujet épineux, le préfet maritime de la Méditerranée a dû faire des arbitrages sensibles pour rendre possible cette production d’énergie.
De nouveaux enjeux de préservation de la biodiversité
Depuis le début des années 50, la Méditerranée, espace de biodiversité unique au monde, est confrontée à des pollutions, à des exploitations du milieu et à une hyper- fréquentation de ses eaux alarmantes.
Un récent rapport de scientifiques coordonnés par l’institut de la Tour du Valat[3] estime que, entre 1993 et 2016, les populations de vertébrés ont baissé de 52% dans les écosystèmes marins et que, parmi toutes les espèces recensées par l’étude, ce sont les poissons qui sont les plus touchés, victimes de la surpêche déjà évoquée. Le même rapport estime que c’est en Méditerranée que cet effondrement est le plus significatif car c’est là que “le changement climatique est plus rapide et l’impact des activités humaines plus fort qu’ailleurs”.
Mais, c’est aussi en Méditerranée que les espoirs les plus encourageants de restauration et de préservation du milieu sont fondés.
La Méditerranée illustre tout d’abord le fait que la préservation de la mer vient d’abord de la terre. Depuis plusieurs années déjà, les organismes scientifiques, dont l’IFREMER, constatent une nette amélioration de la qualité bactériologique et chimique des eaux de la Méditerranée occidentale. Cette situation est une des conséquences du maillage de stations d’épuration mis en place par les Etats riverains, surtout ceux de la rive nord. Désormais, les points durs qui demeurent sont l’introduction dans la mer de pesticides et de plastiques amenés par les fleuves.
La pression anthropique sur la Méditerranée menace sa biodiversité. Une des illustrations de cette pression concerne l’herbier de posidonie qui est en très forte régression dans les baies emblématiques du littoral méditerranéen. En France, des rades comme Antibes, Calvi ou Saint Tropez ont perdu plus de 30% de leurs herbiers de posidonie en moins de dix ans. Cette situation est liée au fort développement de la plaisance dont les ancres arrachent les herbiers. Moteur économique puissant (on estime à 3 milliards d’euros par an le marché de la grande plaisance en France), cette activité ne pouvait pas justifier pour autant la disparition du poumon de la Méditerranée.
La France, mais d’autres pays aussi comme l’Espagne (Baléares) ou l’Italie (dans certaines aires marines) ont décidé de prendre des mesures fortes pour mettre fin à une situation qui menace la biodiversité méditerranéenne. En France, après 40 années d’inaction liée à un code de l’environnement inapplicable, la situation a radicalement changé lorsque le préfet maritime a décidé de changer de paradigme. Plutôt que de devoir démontrer que le mouillage d’un navire a représenté une atteinte à une espèce protégée, le préfet maritime a défini les zones où se trouvent les herbiers de posidonie, interdisant tout mouillage aux navires faisant peser un risque sur cette espèce protégée. En contrepartie, des coffres et des bouées sont offerts aux plaisanciers pour s’arrêter en toute sécurité.
Mais, dans le domaine de l’environnement, la plus grande évolution est venue de la création de nouveaux espaces maritimes, les aires marines protégées qui sont en train de modifier notre rapport à la mer.
Le concept d’une zone de protection est né en 1962 lors de la première conférence mondiale sur les parcs nationaux, organisée à Seattle par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN). La Méditerranée est d’ailleurs précurseur en la matière puisque les premières aires marines protégées sont créées en 1960 en ex-Yougoslavie (Parc National de l’Île Mljet) et en 1963 en France avec le Parc National de Port Cros en France.
La création des aires marines protégées va s’accélérer considérablement à l’issue de la conférence de Rio qui verra l’adoption par les Etats de la Convention sur la diversité biologique du 5 juin 1992. Cette Convention internationale fait de la zone protégée la pierre angulaire de sa politique de conservation de la biodiversité terrestre comme marine.
A l’issue de cette Convention de nombreuses et nouvelles aires marines protégées seront créées, souvent sous des statuts très disparates. Désormais, ce sont près de 1100 aires marines protégées qui existent dans toute la Méditerranée, couvrant 6% de la surface de cette mer. Pour la France, le chiffre est beaucoup plus conséquent puisque les 77 aires marines protégées de Méditerranée occupent 85% de la surface de la mer territoriale et 45% de toutes les eaux sous juridiction française.
L’effet « aire marine protégée » n’est plus à démontrer. Partout où elles ont été mises en place, elles ont eu un effet avéré sur le retour de la biodiversité. Néanmoins, leur efficacité dépend beaucoup du niveau de protection effectif. Cette situation renforce la volonté de la France de mettre en place des zones de protection forte sur 10% de ses espaces maritimes. Mais, cet objectif est délicat à atteindre car il rendrait impossible bien des activités en mer, alors que le modèle français privilégie la cohabitation des activités compatibles avec l’environnement dans un esprit de développement durable.
C’est sans doute sur ce sujet que les prochains conflits d’espace apparaitront en France, comme dans le reste de la Méditerranée.
Conclusion : l’inéluctable besoin de planification des espaces maritimes.
Que ce soit pour des motifs d’activités économiques, de défense, de loisirs ou de préservation, les besoins en espaces maritimes prennent une importance considérable. La Méditerranée n’est désormais plus suffisante pour répondre à toutes les ambitions humaines en mer. L’heure des choix est venue.
Cette situation risque de générer de plus en plus de crises entre les Etats et les usagers de la mer. En Méditerranée orientale, les revendications turques sur les espaces maritimes de ses voisins sont sources d’inquiétude. Le bassin occidental n’est malheureusement pas épargné. Le 1er avril 2018, par décret présidentiel, l’Algérie instituait sa première zone économique qui empiète largement dans les ZEE espagnole et italienne. Quant à la France, elle a un important différend avec l’Espagne puisque cette dernière revendique un tiers de la ZEE française méditerranéenne.
Comme nous l’avons vu, au sein de chaque pays, les besoins en espaces maritimes vont très fortement croitre dans les prochaines années. En France, l’organisation des espaces maritimes pour couvrir les besoins de la recherche scientifique, des futurs champs éoliens, des câbles sous-marins, de la marine nationale et des futures zones de protection fortes s’annoncent comme autant de défis.
Mais ils pourront être relevés. En effet, depuis le 4 octobre 2019, la France comme d’autres pays méditerranéens de l’Union européenne a mis en place une planification de ses espaces maritimes dans le cadre d’une directive européenne[4]. Celle-ci établit un cadre pour la planification des activités maritimes et la gestion intégrée des zones côtières de l’espace européen. Elle fixe comme objectif aux États membres la coordination des activités en mer pour atteindre des objectifs d’ordre écologique, économique et social.
En Méditerranée, la planification de l’espace maritime a été incluse dans le document stratégique de façade (DSF) qui a été adopté le 4 octobre 2019 par les préfets coordonnateurs de façade maritime, le préfet maritime et le préfet de la région PACA. Le DSF permet de fixer les objectifs et les principes d’une conciliation du développement économique des activités maritimes et du respect du milieu marin. Ce document clef développe une planification concrète et inédite des espaces maritimes, fixant pour chacune des trente zones identifiées des objectifs stratégiques à atteindre, tant environnementaux que socio-économiques.
De ce point de vue, il faut souligner la vision anticipatrice de l’Europe qui a permis d’accélérer la mise en place d’une planification de l’espace maritime indispensable à l’avenir des activités en mer et à la protection de l’environnement. L’Europe a su jouer un utile rôle d’aiguillon pour mettre en place les outils de planification spatiale qui devenaient indispensables à la Méditerranée.
[1] Résolution de l’OMI n° A. 766 (18) du 4 novembre 1993 relative à la navigation dans les Bouches de Bonifacio.
[2] Circulaire COLREG.2/Circ. 67 de l’organisation maritime internationale du 20 mai 2016 instituant un dispositif de séparation du trafic dans le Canal de Corse.
[3] Rapport « Méditerranée Vivante » d’une équipe de scientifiques coordonnée par la Tour du Valat, Institut de recherche pour la conservation des zones humides méditerranéennes du 7 juin 2021.
1
[4] Directive Cadre pour la Planification de l’Espace Maritime (DCPEM) du 23 juillet 2014.