Chloé Jamet, chercheuse associée à l’Institut FMES
Évaluer la stabilité d’un pays du Moyen-Orient est toujours ardu. Cet article, rédigé à l’issue d’un long séjour sur place, n’aura donc pas vocation à prédire l’avenir, mais à souligner les différents éléments qui pourraient faire basculer la Jordanie, alors que la reprise des hostilités à ses portes et la montée des tensions régionales depuis octobre 2023 font craindre un effondrement du Royaume.
Malgré la guerre à Gaza et son impact sur la stabilité régionale, la Jordanie tente de maintenir un semblant de statu quo. Les dynamiques régionales tout comme les défis politiques et sécuritaires auxquels elle doit faire face questionnent son positionnement stratégique et sa marge de manœuvre limitée. Les négociations sur l’avenir du dossier israélo-palestinien, dans lesquelles la Jordanie ne pèse plus, pourraient faire passer au second plan les intérêts jordaniens. Le pays pourrait dès lors être perçu comme une variable d’ajustement par les différentes parties et sortir fragilisé, voire déstabilisé par cet énième épisode du conflit israélo-palestinien.
Une situation interne dégradée
Depuis la Nakba[1] qui a obligé la Jordanie à accueillir une importante population palestinienne sur son territoire limité en ressources, et d’autant plus depuis l’épisode de « Septembre noir » en 1970[2], l’État jordanien perçoit la question palestinienne comme une source de déstabilisation potentielle. À la suite des diverses vagues de déplacement (1948, 1967, Intifadas et guerre civile en Syrie[3]), plus de la moitié de la population a des origines palestiniennes. Qu’ils possèdent ou non la nationalité jordanienne, les Palestiniens du royaume hachémite gardent des liens forts et intimes avec l’autre rive du Jourdain, et chaque choc politique dans les territoires palestiniens se répercute en Jordanie. Depuis le 7 octobre 2023, la société jordanienne vit donc au rythme des évolutions politiques et géopolitiques autour de Gaza.
Outre l’annulation de nombreuses célébrations et la consolidation du mouvement « Boycott, désinvestissement et sanctions » (BDS) visant Israël en Jordanie, des manifestations ont lieu de manière hebdomadaire dans le centre-ville en soutien à la population gazaouie. Encadrés par la police jordanienne et ayant engendré peu de débordements, ces rassemblements à la sortie des mosquées le vendredi réunissent des militants de tous bords politiques (islamistes, nationalistes et libéraux) et des familles venues avec leurs jeunes enfants. Les slogans qu’on y retrouve tournent autour des doubles standards occidentaux, de la dénonciation des crimes de guerre de Benyamin Netanyahu et Joe Biden, et des appels à la création d’un État palestinien « de la rivière à la mer ». Ces rassemblements ne débordent jamais du cadre admis par le pouvoir, et toute forme de critique ouverte à l’égard du positionnement du roi est proscrite. Toutefois, des appels à dénoncer l’Accord de normalisation de 1994 avec Israël, ainsi que les accords gaziers ou commerciaux avec Tel-Aviv peuvent être entendus dans les rues d’Amman.
Alors qu’en novembre 2023, Abu Obeida (porte-parole des brigades Izz al-Din al-Qassam, la branche militaire du Hamas) avait appelé les Jordaniens à se soulever,[4] le pouvoir jordanien s’est rapidement assuré d’encadrer le mécontentement populaire : la reine Rania s’est notamment faite l’écho de la rue arabe en dénonçant le « deux poids deux mesures occidental » lors d’une interview sur CNN. Le roi a quant à lui qualifié de « crime de guerre » l’action israélienne à Gaza dès le mois d’octobre. Ces mesures d’affichage, de même que les largages humanitaires à Gaza effectués en partenariat avec la France ou la mise en place d’hôpitaux de campagne, sont absolument nécessaires pour ne pas aggraver les contestations actuelles dans le pays et empêcher qu’elles atteignent la légitimité du pouvoir, alors que celui-ci est perçu par sa propre population comme un allié d’Israël depuis les accords de Wadi Araba en 1994.
Le pouvoir jordanien a aussi dû renforcer la sécurité de plusieurs points de son territoire comme l’ambassade israélienne ou celle des États-Unis, où des manifestants se regroupent régulièrement, provoquant des heurts avec la police jordanienne déployée pour protéger les bâtiments diplomatiques. Si plusieurs manifestants ont été arrêtés pour des slogans anti-régime, la situation n’a jamais dégénéré. Les manifestants ont également pour interdiction de se rendre à proximité de la frontière afin de prévenir tout risque d’escalade ; la zone est aujourd’hui étroitement contrôlée grâce à la multiplication de points de contrôle. La Jordanie a également profité d’une nouvelle loi sur la cybercriminalité, adoptée en août 2023, pour s’assurer que les critiques en ligne émises par les internautes présents sur son territoire ne suscitent par une nouvelle vague de soulèvement, à l’image des Printemps arabes.[5] Selon Human Rights Watch, les autorités jordaniennes ont arrêté des centaines de personnes sur la base de leur activisme en ligne pro-palestinien, et quatre militants ont été présentés à un tribunal[6].
Un autre risque pour la stabilité interne du pays est lié au pouvoir d’achat de la population. Selon les données de la Banque Mondiale[7], les attaques des Houthis en mer Rouge ont provoqué une diminution d’environ 45 % du volume des importations et exportations passant par le port d’Aqaba, seul accès maritime de la Jordanie. L’activation de routes de transport alternatives et le déploiement d’opérations navales occidentales au large du Yémen ont permis de limiter la hausse des prix payés par les consommateurs jordaniens. L’inflation est restée sous la barre des 2 % depuis le début du conflit, alors qu’elle avoisinait les 4 % en 2022.[8] Toutefois, la hausse des prix des produits de base se poursuit, alors que le salaire minimum jordanien n’a en parallèle pas augmenté, poussant de plus en plus de famille dans la pauvreté. Cette dynamique économique défavorable a été renforcée par l’écroulement du tourisme en Jordanie (-70 % de visiteurs selon le ministère concerné), fragilisant en particulier les tribus bédouines établies dans le Wadi Rum et autour de Petra, alors que celles-ci étaient déjà marginalisées.
La mise en cause de l’UNRWA[9] par Israël a également eu un impact fort en Jordanie. L’agence des Nations Unies fournit des services à environ 2 millions de réfugiés palestiniens dans le royaume. L’annulation des contributions de certains membres de la communauté internationale a provoqué une vive inquiétude en Jordanie, un prolongement de ces coupures pouvant plonger des milliers de familles dans la pauvreté en bloquant le fonctionnement de 169 écoles et 25 centres de santé. La Jordanie a donc immédiatement appelé ses partenaires à verser leurs contributions voire à les augmenter, ce qu’elle a réussi à obtenir.[10] Toutefois, on constate plus généralement que le conflit a détourné l’attention des principales ONG et une partie de l’aide internationale que recevait la Jordanie, fragilisant donc les populations les plus précaires[11].
La Jordanie a pour l’instant réussi à contenir les risques d’instabilité interne. Reste à voir si la situation actuelle aura un impact sur les élections législatives prévues pour le 10 septembre 2024. Le système de représentation jordanien est caractérisé par un très fort morcellement, la majorité des représentants étant des leaders tribaux ou communautaires. Le seul groupe structuré est celui du Front islamique d’action (FIA), issu des Frères musulmans, qui avait remporté 16 sièges sur 130 en 2016, et seulement 10 dans le cadre d’une alliance avec un autre parti islamique en 2020. Le FIA entretient des liens (compliqués malgré leur proximité idéologique) avec le Hamas, organisation interdite par le roi Abdallah dans le pays depuis 1999 mais aujourd’hui perçue par une grande partie de la population jordanienne comme le libérateur des Palestiniens. Le contexte pourrait d’ailleurs pousser les électeurs jordaniens d’origine palestinienne, particulièrement abstentionnistes, à voter davantage. Le FIA pourrait aussi tirer profit de l’image de résistance du Hamas, ce qui pousserait le régime jordanien à limiter son succès dans les urnes. Toutefois, une nouvelle loi électorale adoptée en 2022 et créant une circonscription unique à la proportionnelle, réserve dorénavant 30 % des sièges du Parlement aux partis politiques. Cela devrait avoir pour effet de limiter les logiques tribales[12] , mais pourrait aussi favoriser le FIA. Les résultats des élections devront donc être analysés avec attention, bien que le roi conserve l’essentiel des pouvoirs dans le pays.
Si les Jordaniens ont bien conscience des difficultés économiques, sociales et démocratiques de leur pays, ils n’oublient pas le chaos dans lequel nombre de leurs voisins sont actuellement plongés. La jeune génération a plus en tête de quitter un pays où le chômage des jeunes atteint 50 % que de faire la révolution, bien que les élections étudiantes de l’Université de Jordanie ont fait craindre des débordements au gouvernement qui les a strictement encadrées. Si le désir de stabilité de la population est un facteur puissant dans le statu quo social jordanien, il ne doit pas cacher le grand nombre de défis auxquels fait face le pays, illustré il y a quelques années par le coup d’État manqué du prince Hamza, demi-frère du roi. En outre, sur le long terme, on peut s’interroger sur l’impact de la guerre à Gaza sur la jeune génération jordanienne qui a été soumise très tôt et quotidiennement à des images d’une violence indescriptible à travers les réseaux sociaux, laissant craindre une future radicalisation de la population sur la question israélo-palestinienne.
Si une déstabilisation du type « Printemps arabes » semble pour l’instant écartée, la Jordanie risque en revanche d’être la variable d’ajustements géopolitiques de ses voisins, afin de solder la question palestinienne et permettre une normalisation entre Israël et l’Arabie Saoudite, lorsque la guerre à Gaza prendra fin.
Un contexte régional très tendu sur lequel la Jordanie ne pèse plus
La région est depuis quelques mois marquée par des recompositions stratégiques rapides entre Israël, l’Iran et ses proxys (notamment le Hezbollah libanais et les Houthis yéménites), et l’Arabie Saoudite. Dans ce contexte, la Jordanie a du mal à peser alors même qu’elle était longtemps centrale dans les négociations liées au dossier palestinien. Alors que le Hamas a perdu plusieurs de ses leaders fin juillet, et qu’Israël joue la montre, les chancelleries diplomatiques anticipent un embrasement régional.
Un embrasement a été évité en janvier 2024 lorsqu’une base américaine située le long de la frontière septentrionale jordanienne a été ciblée pour la première fois par des milices chiites soutenues par l’Iran, tuant trois soldats américains. Puis, en avril 2024, le lancement par l’Iran de missiles et de drones vers Israël a provoqué la fermeture durant quelques heures de l’espace aérien jordanien et a obligé Amman, avec l’aide de ses alliés occidentaux, à intercepter les attaques de Téhéran. La Jordanie a justifié sa réaction par la nécessité d’assurer sa propre sécurité et de protéger sa souveraineté et l’inviolabilité de son espace aérien alors que la rue arabe le traitait de « meilleur allié arabe d’Israël ». Cet épisode a souligné la position géographiquement stratégique de la Jordanie, qui pourrait devenir un troisième front dans le scénario d’une guerre ouverte entre Israël et l’Iran. Après la nouvelle montée en tension régionale au mois d’août 2024, Amman a cette fois affirmé publiquement qu’elle resterait neutre dans le cas d’une nouvelle attaque iranienne en direction d’Israël, l’Iran ayant sous-entendu que le pays pourrait devenir une cible s’il persistait à protéger Israël.
En tant que couloir principal entre l’Iran et Israël, la Jordanie porte une attention particulière aux tentatives d’ingérence en provenance de Téhéran, afin de ne pas être entraînée dans une escalade régionale. Le roi dénonce depuis 2004 la déstabilisation provoquée par le « croissant chiite » qui l’entoure à la fois à l’ouest (Hamas), au nord (Syrie et Hezbollah), à l’est (milices irakiennes) et au sud (Houthis). Les autorités jordaniennes ont aussi dénoncé en mai 2024 des tentatives iraniennes de contrebande d’armes en Jordanie. Si le caractère majoritairement sunnite du pays limite pour l’instant l’influence iranienne dans la société jordanienne, il n’est pas à exclure que des campagnes de manipulation de l’opinion publique menées par Téhéran et son allié moscovite, expert dans le domaine, viennent provoquer un jour le soulèvement qui n’a pour l’instant pas eu lieu.
Alors que la communauté internationale craint une nouvelle escalade à la suite des éliminations menées à la fin du mois de juillet 2024 à Beyrouth et à Téhéran, la Jordanie semble impuissante : située entre le marteau et l’enclume, ses leviers d’action sont limités par son poids régional réduit et surtout sa dépendance à Israël, notamment pour son approvisionnement en eau (alors que le stress hydrique pourrait à l’avenir constituer un facteur de déstabilisation sociale[13]). Elle sera donc une victime collatérale si une guerre régionale venait à éclater.
La Jordanie, variable d’ajustement d’un règlement régional ?
Le conflit ne se réglera probablement pas avant l’élection présidentielle américaine de novembre 2024. Il est toutefois utile de se pencher sur les différentes solutions aujourd’hui à l’étude et leurs implications pour la Jordanie.
À terme, l’Arabie Saoudite sera probablement un acteur important d’une solution politique, qui lui permettrait d’ailleurs de s’affirmer encore davantage sur la scène régionale, en s’affichant comme protectrice du peuple palestinien tout en obtenant une normalisation avec Israël. Riyad considère la Jordanie, zone tampon pour sa frontière nord, comme le dernier îlot de stabilité du Proche-Orient. L’Arabie Saoudite porte donc une attention particulière à la monarchie voisine, qu’elle soutient à la fois politiquement et économiquement. Mais dans le contexte des recompositions régionales, la Jordanie pourrait faire les frais d’une entente entre Riyad et Washington.
Scénario 1 : l’expulsion des Cisjordaniens vers la Jordanie
Le principal risque du point de vue jordanien est celui d’un nouveau déplacement massif de population. Alors qu’Israël a accéléré sa politique de colonisation en Cisjordanie en violation du droit international et des résolutions onusiennes, certains responsables du Likoud et d’autres partis israéliens de droite considèrent la Jordanie comme une patrie alternative pour les Palestiniens. Le pire scénario pour la Jordanie serait donc une annexion totale de la Cisjordanie par Israël et l’expulsion des populations arabes de l’autre côté du Jourdain. De fait, la Jordanie garde un œil attentif sur Rafah et l’Égypte, puisqu’elle craint un précédent : si les Gazaouis étaient expulsés vers l’Égypte, les Cisjordaniens pourraient également l’être de l’autre côté du Jourdain. Les responsables jordaniens ont qualifié un tel scénario de « ligne rouge », de « violation fondamentale du traité de paix » conclu avec Israël en 1994, et « d’acte de guerre ».
L’élection présidentielle américaine de novembre pourrait pourtant aboutir à un tel résultat : Donald Trump, qui avait fait transférer l’ambassade américaine à Jérusalem, s’il est élu, pourrait vouloir régler rapidement la question. Conformément à son approche transactionnelle et dans la lignée de son plan prévoyant de céder la Crimée et le Donbass à Moscou pour mettre fin à la guerre en Ukraine, il serait capable de remettre en cause le soutien financier américain à la Jordanie si elle refusait d’accueillir de nouveaux réfugiés palestiniens. Ce scénario serait catastrophique pour la monarchie, totalement dépendante des soutiens financiers extérieurs ; Washington aide le Royaume à hauteur de 1,6 milliard de dollars par an (dont 500 millions de dollars en aide militaire).
En bref, un règlement du conflit se soldant par l’expulsion des Palestiniens en Jordanie ouvrirait une période d’instabilité sans précédent, requérant un investissement énorme de la communauté internationale pour trouver un modus videndi. Une telle solution, du point de vue saoudien, aurait pour inconvénient de fragiliser le pays et faire prospérer un pôle de contestation islamiste à sa frontière.
Scénario 2 : la réécriture des cartes au Proche-Orient
On a également vu la question du dépassement de la solution à deux États réémerger. Une option, certes peu probable mais déjà évoquée par Donald Trump lors de son dernier mandat, serait la disparition de l’Autorité Palestinienne et de toute revendication à un État palestinien, au profit d’un « Royaume arabe » regroupant la Cisjordanie et la Jordanie : on reviendrait donc à la situation pré-1967, en faisant fi du colonialisme israélien, d’un nationalisme palestinien consolidé depuis la Nakba et des tensions entre les populations des deux rives du Jourdain depuis 1970[14]. La Jordanie n’a ni les ressources naturelles, ni les moyens financiers ou structurels pour absorber la Cisjordanie. Une réunification arabe aurait des conséquences imprévisibles en matière de répartition du pouvoir entre les différentes composantes de cette nouvelle société. Du point de vue saoudien, elle représenterait un coup de poker. D’un côté, Riyad pourrait saisir l’opportunité de renforcer la vassalité d’Amman à son égard à travers un soutien financier massif rendant la Jordanie encore plus dépendante qu’elle ne l’est déjà ; mais de l’autre, elle pourrait donner davantage d’importance aux Hachémites, rivaux historiques des Saoud, grâce à un soutien renforcé en matière d’aide au développement et de soutien humanitaire des pays riches. Dans un troisième scénario plus préoccupant pour l’ensemble de la communauté internationale, l’État pourrait s’écrouler, et suivre la Syrie, l’Irak, le Yémen et la Libye.
Une autre carte du Proche-Orient est également envisagée. À court terme, Israël souhaite déléguer le maintien de l’ordre dans la bande de Gaza à une force multinationale arabe : si les Émirats arabes unis, l’Égypte et le Maroc semblent étudier l’option, la Jordanie s’y est fortement opposé, non par soutien au Hamas, mais pour éviter toute apparence de collusion avec Tel-Aviv. À plus long terme cependant, dans la perspective de la reconstruction de Gaza, Israël et les États du Golfe pourraient vouloir pousser la Jordanie à accepter le plan « Gaza 2035 ». Proposé par Benyamin Netanyahou, il vise à faire de Gaza une zone à la pointe en matière de nouvelles technologies (voitures électriques, énergie solaire) et un hub pour des infrastructures reliant le Proche-Orient au Golfe persique, afin de faciliter les échanges économiques et la prospérité de la région, dans la lignée des Accords d’Abraham.[15] La Jordanie, interface entre Israël et le Golfe, est une pièce maîtresse de ce projet. Toutefois, ce projet et celui de création du Corridor économique Inde/Moyen-Orient/Europe (IMEC) alimentent les critiques de la société jordanienne. Si ces projets venaient à se concrétiser en l’absence de la création de l’État palestinien, ils pourraient déstabiliser la Jordanie malgré les retombées économiques positives pour le pays.
Scénario 3 : la solution à deux États ou le risque de perdre Al-Aqsa
Solution la plus souhaitable pour toutes les parties, la création d’un État palestinien pourrait toutefois être synonyme d’une perte de « soft power » pour Amman. La mosquée Al-Aqsa et le dôme du Rocher sont depuis 1967 sous tutelle hachémite. La Jordanie en assure l’administration et le paiement des salaires des fonctionnaires, lui donnant ainsi un certain prestige dans le monde musulman. Toutefois, les tensions empirent autour de ce troisième lieu saint de l’Islam, que ce soit avec Tel-Aviv ou Ramallah.
L’Arabie Saoudite a l’ambition d’une « normalisation religieuse entre la Mecque et Jérusalem »[16] : elle pourrait être tentée de proposer de se charger de l’administration de ce lieu saint, en plus des garanties de sécurité et d’un programme nucléaire civil qu’elle réclame déjà aux États-Unis en échange d’une normalisation avec Israël. Riyad pourrait justifier ce changement de statu quo en arguant des tensions entre les Palestiniens et le gouvernement jordanien, et en promettant un large soutien financer à un futur État palestinien sous tutelle. Ce développement représenterait une importante perte de prestige et d’influence pour la Jordanie.
Une autre option existe : le roi Hussein de Jordanie avait promis de céder les responsabilités liées à Jérusalem-Est aux Palestiniens lorsqu’un accord israélo-palestinien définitif sur Jérusalem serait trouvé. Dans ce cas, la Jordanie pourra difficilement revenir sur sa parole. Toutefois, l’État palestinien sera faible, au moins dans ses premières années : les extrémistes juifs ne disparaîtront probablement pas et continueront de vouloir prier sur le Mont du Temple. De telles images pourraient alors aggraver l’instabilité à la fois dans les territoires palestiniens, en Jordanie et dans la région.
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La priorité pour la Jordanie est donc de préserver le statu quo actuel, tous les autres scénarios menaçant la Jordanie (au moins son soft power, au pire ses frontières et sa stabilité). En attendant, le royaume hachémite s’appuie sur le soutien occidental dont il bénéficie de longue date, et sur les rencontres du roi avec ses homologues américain, français et britannique, tous trois très concernés par la stabilité de la Jordanie. Mais ces efforts demeurent insuffisants pour peser dans les bouleversements stratégiques en cours au Proche-Orient : Amman restera probablement spectateur dans les prochains mois en espérant ne pas pâtir d’un nouvel ordre régional.
[1] Terme arabe signifiant « catastrophe », et désignant l’exode palestinien de 1948 à la suite de la création de l’État d’Israël et de la première guerre israélo-arabe.
[2] Le 12 septembre 1970, Hussein de Jordanie déclenche des opérations militaires contre les fedayins de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), dirigée par Yasser Arafat, pour restaurer l’autorité de la monarchie dans le royaume après plusieurs tentatives palestiniennes de coup d’État. Le conflit fit plusieurs milliers de morts. En juillet 1971, Arafat et les combattants de l’OLP sont expulsés de Jordanie. Cet épisode signe la première rupture entre la Jordanie et la direction palestinienne.
[3] Le déclenchement de la guerre civile en Syrie a poussé non seulement des Syriens vers la Jordanie, mais aussi des Palestiniens, à présent deux fois réfugiés et faisant face à de nombreuses difficultés socio-économiques.
[4] Middle East Monitor, 25/10/2023
[5] L’Orient- Le Jour , 02/05/2024
[7] Blog de la Banque mondiale, 16/05/2024
[8] Département des statistiques jordanien, consulté en août 2024
[9] Provoquée par les accusations israéliennes au sujet de la participation de certains de ses employés aux attaques terroristes du 7 octobre.
[10] The Impact of the Gaza War on Jordan’s Domestic and International Politics, Curtis R. Ryan, 08/02/2024
[11] Les consulats européens à Amman ont enregistré une hausse importante des demandes d’asile à partir de décembre 2023 (bien que de telles demandes, reposant seulement sur des difficultés économiques, soient automatiquement refusées).
[12] Al-Shark al-Awsat 19/07/2024, Anadolu 01/07/2024 et Al-Jazeera 25/04/2024
[13] Les conséquences du manque d’eau sur la sécurité nationale en Jordanie, Adrien J. 20/01/2024
[14] Si les Palestiniens sont plutôt bien intégrés en Jordanie, des phénomènes de différenciation persistent.
[15] The Jerusalem Post, 03/05/2024
[16] Conférence de l’ancien ambassadeur de France en Israël Eric Danon pour Diploweb (autour de la 37e minute).