LA CHINE, UN EMPIRE À L’ASSAUT DU DROIT DE LA MER

Retrouvez l’article écrit par Nathalie Guibert pour le Monde du 05 mars 2021, dans lequel le vice-amiral d’escadre (2s) Pascal Ausseur nous livre son analyse de la situation en mer de Chine et évoque l’avenir de la convention de Montego Bay.

RÉCIT.En affichant sa souveraineté en mer de Chine du Sud, Pékin fait prévaloir des droits dits « historiques » sur les règles internationales, qu’il sape chaque jour de façon plus agressive.

Un destroyer de l’US Navy qui passe dans le détroit de Taïwan, début février, au nom de la « liberté de navigation ». Deux porte-avions américains qui s’exercent de conserve en mer de Chine du Sud quelques jours plus tard. Suivis par dix bombardiers chinois, lancés dans une mission fictive de frappes antinavires. Avant que l’Armée populaire de libération ne lance simultanément ses trois flottes, celles des mers du Nord, de l’Est et du Sud, pour un mois de mars d’exercices tous azimuts…

Entre les deux grandes puissances, la saison des démonstrations de force bat son plein, comme pour marquer l’arrivée du nouveau président américain, Joe Biden, à la Maison Blanche. La guerre n’est toutefois pas à l’ordre du jour.Dans les approches de la Chine, c’est un pilier majeur de la mondialisation que les deux grands éprouvent : le droit international de la mer.

Les Etats-Unis n’ont pas signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer adopté en 1982, à Montego Bay (Jamaïque), dont ils sont aujourd’hui les défenseurs les plus bruyants. La Chine, elle, a ratifié le texte, mais le sape chaque jour de façon plus agressive, en affirmant comme sienne la mer située à l’intérieur de la « ligne en neuf traits » – ce grand U qu’elle a dessiné unilatéralement, en 1947, et qui, depuis Taïwan, longe les Philippines, Brunei, l’Indonésie, la Malaisie et le Vietnam. […]

A l’instar de nombreuses autres règles multilatérales, la convention de Montego Bay vit-elle ses dernières heures ? Elle est en tout cas en danger, estime, en France, Pascal Ausseur, directeur de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques. 

« La mer est longtemps restée “la chose commune”, selon le principe formulé par Grotius au XVIIsiècle, avant de ne devenir qu’une aire de transit au service du commerce des empires coloniaux européens, rappelle-t-il. Montego Bay a scellé un compromis pour une appropriation raisonnable de leurs eaux par les Etats. Mais, à présent, les puissances continentales  Chine, Turquie, Russie  réclament davantage. »

[…]

Ilots contestés

[…] Pékin ne réclame pas la mise au rebut de la convention de Montego Bay. Mais il en tord tous les principes, au nom de « droits historiques », sans base légale, revendiqués à l’ONU en 2009 : par note verbale, la Chine déclarait une zone maritime de 2 millions de kilomètres carrés, îles comprises. De premières constructions avaient commencé en 1988 sur le récif de Johnson du Sud, dans l’archipel des Spratleys. Pékin a accéléré la poldérisation des îlots contestés en mer de Chine du Sud, au cours des années 2010, en y édifiant des bases militaires. […]

« Le discours des Chinois reste ambigu, explique Christophe Prazuck, directeur du tout nouvel Institut de l’océan de l’Alliance Sorbonne Université, et ancien chef d’état-major de la marine française. Ils ne disent jamais quel est le statut des eaux à l’intérieur de la “ligne en neuf traits”, ne parlent pas de ZEE ou d’eaux territoriales chinoises. Car le faire serait pour eux s’aliéner les pays de la région. Ils attendent simplement que des opportunités se présentent, et prennent des positions. »

En 1982, à Montego Bay, c’est un point d’équilibre historique qui avait été atteint par la communauté internationale, à l’issue de discussions commencées neuf ans plus tôt. La convention mettra douze ans de plus pour entrer en vigueur… mais on avait concilié le principe séculaire de la liberté de naviguer et la soif nouvelle d’appropriation des mers. La Chine des années 1980 déclarait déjà 200 milles marins pour ses eaux territoriales, « quand les Etats-Unis se contentaient des 3 milles en vigueur, rappelle M. Ausseur. Ronald Reagan disait que les eaux territoriales n’étaient pas son sujet ! Il n’avait pas besoin d’un droit de la mer ni de frontière sur les océans, seule comptait pour lui la liberté de navigation. »

« Dans la ZEE, chacun est maître de ses poissons, c’est tout, souligne Eric Frécon, chercheur associé à l’Ecole navale française et à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine de Bangkok. Ce n’est pas la souveraineté, point. Ce sont des droits souverains. Le voisin n’a pas à demander l’autorisation de passer un câble ou d’y faire naviguer ses garde-côtes. On est dans le règne du “oui, mais”… » […]

La France ne peut que figurer parmi les plus ardents défenseurs de Montego Bay. Ses territoires ultramarins lui ont conféré du jour au lendemain la place de deuxième empire maritime mondial, avecune ZEE de 10,2 millions de kilomètres carrés, derrière les Etats-Unis (12,2 millions de kilomètres carrés). […]

Innombrables incidents

« Le problème n’est pas qu’il existe des différends, car il est normal que chacun essaie de tirer avantage du droit. Le problème est qu’on ne trouve pas de compromis », s’inquiète M. Prazuck. Dans leur confrontation, Américains et Chinois se livrent à un dialogue de sourds, explique M. Koh. La « militarisation » de la mer de Chine du Sud, dénoncée par les Etats-Unis, est une « légitime défense » pour le régime de Xi Jinping. La ZEE n’est plus « exclusivement économique » pour Pékin, mais « zone de sécurité ». Qui réduit la liberté de navigation promue par Washington à celle des bateaux civils. […]

La Chine n’est pas seule à fragiliser la convention de Montego Bay depuis sa mise en vigueur en 1994. […]

La Turquie, non signataire de Montego Bay, bouscule depuis plusieurs années les équilibres atteints en Méditerranée en affichant de nouvelles revendications autour de Chypre et au large de la Libye. La découverte d’hydrocarbures et l’instrumentalisation des sujets extérieurs par le président, Recep Tayyip Erdogan, à l’adresse de son électorat nationaliste, poussent Ankara à contester les droits accordés aux îles grecques par Montego Bay. « M. Erdogan veut négocier une ZEE pour neutraliser les îles du Dodécanèse », résume M. Ausseur. […]

La Russie, pourtant signataire de Montego Bay, a aussi rompu avec le droit international maritime en mer d’Azov, après l’annexion territoriale de la Crimée en 2014 : en considérant qu’elle était souveraine sur l’ensemble des rives de la mer et sur le détroit de Kertch, elle a mis à mal l’accord qu’elle avait avec l’Ukraine sur l’usage de ces eaux. Et fermé, de fait, la mer d’Azov. Un arbitrage est en cours entre les deux pays sur le sujet. […]

Un texte suffisamment souple

[…] La solution trouvée par l’Inde et le Bangladesh à leur dispute sur leur frontière maritime, en 2014, démontre la résilience du droit international. […] D’autres pays du Sud-Est asiatique ont porté leurs contentieux devant la Cour internationale : la Malaisie et Singapour dans le cas de Pedra Branca, en 2008 ; la Malaisie et l’Indonésie au sujet de Ligitan et Sipadan, en 2002. La souplesse offerte par le texte de Montego Bay pour régler les différends politiques a démontré sa force. « Il est acquis qu’il n’y a pas de frontière de barbelés en mer, que la fameuse ligne rouge ne saurait exister », souligne M. Frécon. C’est un dégradé de souverainetés, dans lequel peuvent prendre place tous les moyens dont les Etats ont besoin pour sauver la face, depuis les visites diplomatiques jusqu’à la militarisation, fait-il valoir.

Le texte a cependant besoin d’être actualisé, notamment pour prendre en compte la prolifération des drones marins. Il doit aussi être complété pour répondre à l’enjeu de la protection de la haute mer. Les capacités techniques de prospection et la pression économique ont changé la donne. « Sauvegarder la biodiversité devient une dimension importante de la légitimité à occuper un endroit, un argument de responsabilité dans une négociation », estime M. Prazuck. Bousculée par l’appétit chinois, la préservation des ressources prend une valeur géopolitique croissante.

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