ISRAËL : LE DILEMME DE L’ANNEXION

 feuilleton israélien n’aura pas perdu en intensité durant la crise du Coronavirus. Le virus de 125 nanomètres aura même, contre toute attente, permis à un gouvernement d’union de voir le jour et cristallisé un vif débat autour de l’annexion de la Cisjordanie, thématique récurrente dans le dossier israélo-palestinien.

L’Etat hébreux s’était fixé la date fatidique du 1er juillet 2020 pour définir sa stratégie de mise en œuvre du deal du siècle. L’institut FMES vous propose quelques clés pour décrypter la situation.

Le Covid-19 à l’origine du 35ème gouvernement israélien

Il aura fallu trois élections législatives et 17 longs mois de crise politique pour permettre à un gouvernement israélien de voir le jour. Les deux protagonistes que tout opposait il y a encore quelques mois, Benyamin Netanyahou et Benny Gantz, sont parvenus à un accord sur-mesure sur fond de pandémie.

Pour satisfaire les desiderata des deux parties, le gouvernement comptera à terme 36 ministres et 16 vice-ministres[1], doublant ainsi ses effectifs et entraînant par la même occasion des dépenses considérables[2] pour le contribuable dans un contexte économique difficile marqué par une hausse du chômage de 20 points due au Coronavirus[3]. Afin de contourner l’épineuse problématique du chef de ce nouveau gouvernement, il a été décidé que Netanyahou serait Premier ministre et Gantz ministre de la Défense et vice-Premier ministre pendant les 18 premiers mois et que les rôles s’inverseraient pour la seconde partie du mandat. Ces dispositions peuvent prêter à sourire lorsque l’on sait qu’un accord de coalition est habituellement un compromis douloureux entre des parties se répartissant les postes à pourvoir, et non la multiplication des portefeuilles du gouvernement et des avantages qui y sont associés.

Au-delà du caractère polémique de la situation, les citoyens israéliens voient d’un œil dubitatif l’alliance entre le Likoud de Netanyahou et le Kahol lavan de Gantz, lesquels avaient axé leurs campagnes électorales respectives autour de l’incapacité de leur rival à diriger dignement Israël. Evincer Benyamin Netanyahou du pouvoir constituant la raison d’être du mouvement Kahol lavan, l’annonce de l’accord a été vécue comme une trahison par les soutiens de Benny Gantz et a provoqué une scission au sein de son propre parti[4]. En effet, en acceptant finalement de former un gouvernement avec Netanyahou, l’ancien chef d’Etat-Major de l’armée israélienne Gantz lui confère un regain de légitimité publique après que celle-ci a été écornée par les lourdes accusations de corruption, fraude et abus de confiance dont il fait l’objet.

Les opposants à l’accord ont vu leur dernier espoir s’envoler avec la décision de la Cour suprême d’autoriser Benyamin Netanyahou à former un gouvernement malgré les inculpations citées plus haut. En effet, « si la loi israélienne interdit aux ministres de servir alors qu’ils font l’objet d’accusations criminelles, aucune loi de ce type ne s’applique aux Premiers ministres »[5]. Cette décision unanime rendue le 6 mai 2020 par la plus haute instance juridique du pays n’est certes pas une prise de position sur la gravité des charges qui pèsent sur Netanyahou, mais seulement sur la légalité de la formation d’un gouvernement autour de ce dernier.[6] Cette Cour pourrait néanmoins être amenée à se prononcer sur les trois chefs d’inculpation du Premier ministre si ce dernier était reconnu coupable en première instance et décidait de faire appel. Le procès qui a débuté le 24 mai 2020 rythmera désormais l’actualité israélienne, les médias prévoyant un feuilleton de trois ans dans l’éventualité où il n’y aurait pas de recours.[7] Précisons également que malgré l’aura du Premier ministre aux rênes depuis onze années consécutives, l’issue du procès n’est pas certaine. En effet, son prédécesseur Ehud Olmert avait été condamné en 2015 à 18 mois de prison ferme pour corruption par la Cour suprême[8], tout comme le président Moshe Katsav pour des faits de viols et d’harcèlement sexuel[9]. Si la machine judiciaire est désormais en marche, le vide juridique autour des conditions pour exercer le mandat de Premier ministre soulève un questionnement éthique. En effet, si des restrictions s’appliquent pour les ministres israéliens, le chef de gouvernement ne devrait-il pas à plus forte raison faire preuve d’exemplarité ? N’est-elle pas essentielle à la délégation de confiance des citoyens ? Au-delà d’un besoin juridique en ce domaine, les Israéliens peuvent-ils exiger de leurs Premiers ministres l’autonomie de jugement nécessaire à la mise en conformité de leur comportement au devoir qui leur incombe?[10] Si ce questionnement est loin de se limiter à l’Etat hébreu, il devra s’y poser une fois la crise sanitaire et économique passée.[11]

En effet, l’heure n’est plus aux querelles politiciennes, mais bien à l’union contre le Covid-19. Face à ce virus qui paralyse le monde entier et dont le nombre de victimes s’alourdit de jour en jour, Benyamin Netanyahou en tant que Premier ministre d’un gouvernement d’intérim, était limité dans les mesures qu’il souhaitait mettre en place, contraint notamment par le budget dont il disposait. Il ne pouvait donc décider des fonds d’urgence nécessaires pour limiter les effets néfastes de l’épidémie en Israël.[12] Dans ce contexte, l’échec de formation d’un gouvernement et une quatrième campagne électorale auraient représenté une perte de temps considérable dans la lutte contre le Coronavirus et auraient été très mal perçus par la population.

La marge de manœuvre était donc réduite car un gouvernement d’urgence était nécessaire pour affronter les épreuves actuelles. “Nous traversons une période inhabituelle qui appelle des décisions inhabituelles“, a affirmé Benny Gantz. “Avec tous mes collègues et partenaires politiques, nous mettrons tout notre temps, notre expérience et nos capacités à gérer la crise actuelle au nom des citoyens d’Israël… Le peuple d’Israël se tourne à juste titre vers nous et attend de nous que nous continuions à soutenir la lutte sacrée contre le coronavirus et ses effets.” Avant de conclure : “Joignons nos mains et sortons Israël de cette crise. Faisons passer Israël en premier“.[13]

Si la pandémie de Covid-19 a paralysé la vie politique de la plupart des pays, elle aura semble-t-il permis la formation d’un gouvernement d’union en Israël. Les citoyens n’y croyaient plus et ont patiemment attendu la prestation de serment qui a scellé l’alliance controversée. L’investiture du gouvernement avait été repoussée à deux reprises : la première fois car la date coïncidait avec la venue du Secrétaire d’Etat Mike Pompeo (13 mai)[14] et la seconde fois (14 mai) pour permettre aux deux hommes d’affiner la répartition des portefeuilles et ainsi de s’assurer de la majorité absolue lors du vote d’approbation de la Knesset[15]. Netanyahou et Gantz auront tenu les Israéliens en haleine jusqu’au 17 mai 2020.

Quelles conséquences pour la Cisjordanie ?

Le nouveau mode de fonctionnement du gouvernement d’union reste mystérieux tant pour les Israéliens et que pour les observateurs internationaux. En effet, l’accord signé fait peu mention du programme de la mandature naissante. Bien que les portefeuilles de la défense et des affaires étrangères soient détenus par des membres de Kahol lavan (respectivement par Benny Gantz et Gabi Ashkenazi), il semble difficile de prédire la politique internationale d’Israël à court et moyen termes du fait de la nécessité d’accord entre les deux parties pour toute législation gouvernementale, même si la désignation de ces deux personnalités pragmatiques et maîtrisant les dossiers sécuritaires rassurent tout autant les partenaires d’Israël que ses adversaires. L’Iran et le Hezbollah savent ainsi que Gantz et Ashkenazi ne se laisseront pas entraîner dans une escalade que pourrait souhaiter certains ultras, tant en Israël qu’en Iran.

L’exception à la règle susmentionnée résidera dans l’extension de souveraineté israélienne, thématique fétiche de Benyamin Netanyahou qui ne pourra donc faire l’objet d’un véto de Benny Gantz. Cependant, l’article 29 du document stipule que la législation doit être en accord avec les Etats-Unis avant d’être portée au débat pour approbation à la Knesset à partir du 1er juillet[16]. Erigée en caution d’Israël face à la frilosité d’une grande partie de la communauté internationale, l’administration Trump avait déjà dévoilé le « deal du siècle » en présence des deux Premiers ministres israéliens, reconnaissant unilatéralement « Jérusalem comme capitale d’Israël et sa souveraineté dans la vallée du Jourdain, puis l’annexion définitive du plateau du Golan [et] la reconnaissance de la légalité du projet colonial en Cisjordanie (illégale au regard du droit international) »[17]. Actuellement préoccupé par la pandémie de Covid-19, par ses conséquences économiques et par les manifestations médiatisées en réaction aux conditions du décès de George Floyd, Washington explique aujourd’hui vouloir ralentir le processus d’annexion israélienne. Ce rétropédalage doit également être analysé à la lumière des sondages menés auprès des Américains, et notamment auprès de la communauté juive, qui expriment une opposition grandissante aux plans d’annexion israéliens. Ce rejet a pris une telle envergure que le puissant lobby pro-israélien AIPAC a fait savoir aux élus américains qu’ils étaient « libres de critiquer les plans d’annexion imminents d’Israël » tant qu’ils ne « touchent pas à l’aide américaine à l’Etat juif »[18]. Il convient également de souligner que la rhétorique plus réservée du gouvernement américain par rapport à l’annexion lui permet de soigner ses relations avec les monarchies du Golfe tout en limitant la posture de l’Iran, de la Turquie et de la Russie dans la région.

Ce revirement de situation a fait apparaître les premières divergences au sein du gouvernement d’union en Israël. Soucieux de ne pas froisser Washington et les Etats européens – pour une majorité ouvertement opposée aux projets de Netanyahou –, Gantz a exprimé ne pas soutenir d’annexion dans des localités de Cisjordanie « comptant une population palestinienne importante afin d’éviter les frictions ». Le ministre des Affaires étrangères Ashkenazi a quant à lui souhaité rassurer son homologue allemand en lui assurant que toute action se ferait « en coordination avec les Etats-Unis et dans le respect des accords de paix israéliens existants ».[19] Ces déclarations dénotent une volonté des ministres Kahol lavan de ne pas faire de vagues au sein de la communauté internationale et de soigner leurs relations avec les partenaires historiques d’Israël. Cette vision n’est pas partagée par Benyamin Netanyahou, lequel a fait savoir que l’annexion de pans de Cisjordanie était une condition sine qua non à l’existence du gouvernement d’union,[20] faisant peser sur la sphère politique israélienne la menace d’un retour aux urnes.

Il est toujours risqué de faire des prédictions quant à la probabilité d’un événement tel qu’une annexion, qui plus est dans le contexte décrit plus haut. Notons cependant que cette décision, si elle devait être prise et mise en application début juillet 2020, mettrait en péril de nombreux acquis israéliens pour, somme toutes, peu d’avantages réels. En effet, Israël s’attirerait les foudres de la communauté internationale pour acquérir – et à ses yeux seulement – de jure la continuité du contrôle israélien sur des territoires qu’elle maîtrise déjà de facto[21]. De nombreux palestiniens de Cisjordanie constatent une annexion de fait sur le terrain. Et chacun sait en Israël qu’une annexion de jure coûterait très cher puisque le gouvernement israélien devrait alors assumer intégralement la charge financière (services publics, etc…) de la gestion effective des territoires annexés. Chacun sait aussi qu’Israël n’aurait rien à gagner d’une nouvelle Intifada, d’autant que le puissant lobby des mères de soldats ne semble pas prêt à sacrifier la vie de jeunes recrues sur des checkpoints perdus au milieu de la Cisjordanie. Dans ces conditions, pourquoi donc Benyamin Netanyahou tient-il des propos si agressifs ? Pour comprendre, peut-être convient-il de rappeler que le Premier ministre israélien est coutumier des déclarations chocs à destination de son électorat, tout en étant averse aux risques vis-à-vis de l’international. En début d’année 2020, le changement de perception des Etats-Unis vis-à-vis de l’extension de souveraineté israélienne – et par ricochet d’une partie de la communauté internationale – débouchant sur le deal du siècle avait augmenté la probabilité d’une annexion formelle. Cette fenêtre d’acceptabilité internationale semble désormais s’être réduite, diminuant ainsi significativement la plausibilité de la survenue de l’annexion au 1er juillet 2020. Elle pourrait totalement se refermer d’ici novembre prochain dans l’éventualité d’une victoire démocrate aux élections présidentielles américaines. Peut-être est-ce la raison pour laquelle le Premier ministre israélien semble prêt à accélérer le tempo et à jouer son va-tout.

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[1]https://www.jpost.com/israel-news/politics-and-diplomacy/why-is-the-new-coalition-deal-so-controversial-625332

[2]https://www.lepoint.fr/monde/israel-un-gouvernement-xxl-en-pleine-crise-18-05-2020-2375943_24.php

[3]http://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20200403-israël-chomâge-emploi-coronavirus

[4]https://fr.timesofisrael.com/kakhol-lavan-a-la-cour-supreme-linculpe-netanyahu-doit-etre-premier-ministre/

[5]https://www.timesofisrael.com/high-court-unanimously-rejects-petitions-against-netanyahu-coalition-deal/

[6] La Cour a d’ailleurs souligné que la décision « ne diminue en rien la gravité des charges » https://www.haaretz.com/israel-news/elections/.premium-high-court-of-justice-green-lights-netanyahu-gantz-coalition-deal-1.8826446

[7] https://www.i24news.tv/fr/actu/israel/politique/1590315173-le-nouveau-gouvernement-represente-tout-le-peuple-d-israel-b-netanyahou-devant-le-nouveau-cabinet

[8] https://www.challenges.fr/monde/moyen-orient/l-ex-premier-ministre-israelien-ehud-olmert-condamne-a-de-la-prison-ferme_46820

[9] https://www.lepoint.fr/monde/israel-la-cour-supreme-envoie-l-ex-president-katzav-en-prison-pour-7-ans-10-11-2011-1394788_24.php

[10] « Le bon exemple ne doit pas servir de modèle, mais seulement de preuve pour montrer que ce qui est conforme au devoir est praticable » – Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs.

[11] Environ 2000 personnes ont d’ores et déjà manifesté leur mécontentement face à l’accord d’union tout en respectant les mesures de distanciation physique – https://www.letemps.ch/monde/israeliens-se-mobilisent-sauver-democratie

[12]https://www.jpost.com/israel-news/gantz-put-netanyahus-career-on-a-respirator-because-of-coronavirus-622508

[13] Ibid.

[14]https://www.lefigaro.fr/international/israel-report-de-l-investiture-du-gouvernement-pour-la-visite-de-pompeo-20200511

[15]https://www.lorientlejour.com/article/1218071/la-prestation-de-serment-du-gouvernement-israelien-reportee-a-dimanche.html

[16] https://www.usmep.us/media/filer_public/7a/31/7a314ad8-49c2-496f-af73-156d2d854612/usmep_briefing_memo_-_israeli_annexation_in_the_west_bank.pdf

[17] https://fmes-france.org/deal-of-the-century-le-desaccord-du-siecle/

[18] https://fr.timesofisrael.com/ce-que-laipac-a-dit-aux-deputes-americains-sur-lannexion/

[19] https://www.i24news.tv/fr/actu/israel/politique/1592810707-israel-annexion-ou-elections-met-en-garde-b-netanyahou-media

[20] Ibid.

[21] Prise de parole de Daniel Levy lors d’une visioconférence organisée par le LSE Middle East Centre le 28 mai 2020 intitulée « An Israeli Political Crisis: Elections, Unity Government and Annexation ».

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