Chloé JAMET, Diplômée de Sciences Po Paris en sécurité internationale, membre associée FMES de l’Observatoire stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient (OS2MO)
Résumé
Depuis 3 ans et demi, on assiste en Tunisie à une hyper-présidentialisation néonationaliste et populiste par Kaïs Saïed, alors que le contexte économique, social et politique se dégrade dans le pays. L’appareil sécuritaire hérité de la période Ben Ali a évolué sous la pression jihadiste et les tentatives de démocratisation ont échoué. Les relations entretenues par la Présidence avec l’Armée d’un côté, et la Police de l’autre, sont centrales pour comprendre la manière dont le président tente de restructurer l’Etat tunisien et ses institutions sécuritaires. Si Kaïs Saïed entretient de bonnes relations avec l’Armée tunisienne, historiquement apolitique, il fait face à des difficultés au sujet de la police dorénavant syndicalisée. Cet article souligne les éléments pointant vers un possible retour à l’autoritarisme en Tunisie, et dresse plusieurs scénarios à moyen terme : retour à l’Etat policier, reprise en main militaire, guerre civile et retour progressif à la démocratie.
Fin 2010, la Tunisie connait des manifestations d’ampleur. La Révolution du Jasmin conduit à la chute du président Ben Ali le 14 janvier 2011. Après une période de transition démocratique où le parti islamiste Ennahdha arrive au pouvoir, la situation économique, sociale et politique continue de se détériorer. Le 23 octobre 2019, le juriste sans affiliation politique Kaïs Saïed est élu président de la République tunisienne. Depuis 3 ans et demi, et dans un contexte de blocages politiques caractérisé notamment par l’amorphie du Parlement, Kaïs Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs, a dissout le Parlement, et fait adopter par référendum une nouvelle Constitution renforçant le pouvoir exécutif. Sur la même période, face à la dégradation économique et sociale du plus petit pays maghrébin, doublé de la mise à l’écart des forces de sécurité intérieure à la suite du départ de Ben Ali qui régnait grâce à un autoritarisme policier, la Tunisie a dû faire face à la montée de l’islamisme et du jihadisme. Quelles sont aujourd’hui les places des différentes composantes de l’appareil sécuritaire tunisien et leurs relations avec le pouvoir politique ? Kaïs Saïed a-t-il réussi à s’arroger les pleins pouvoirs en contrôlant l’administration tunisienne et l’appareil sécuritaire comme son prédécesseur Ben Ali ? Quels sont les scénarios à moyen-terme pour la Tunisie ?
L’héritage d’un État policier ébranlé par la Révolution du Jasmin et par le terrorisme islamiste
Ben Ali, d’abord militaire, devenu Chef de la Sûreté nationale puis ministre de l’Intérieur, et enfin Premier Ministre, renverse Bourguiba en 1987. Alors que les deux pays voisins sombrent dans des crises, Ben Ali développe son État policier au nom de la stabilité et de la sécurité du pays. Il développe l’appareil coercitif du pays afin de disposer de la volonté et la capacité exceptionnelle d’écraser les initiatives démocratiques [1]. La surveillance est présente à tous les niveaux de la société grâce à l’utilisation de techniques d’intimidation et de torture, et à l’omniprésence de la délation. La libéralisation économique ne remet pas en cause l’autoritarisme : elle le renforce par la cooptation de technocrates dans l’appareil gouvernant, et le soutien de pays occidentaux à un régime stable contribuant à la sécurité en Méditerranée et à la lutte contre le terrorisme islamiste. L’armée est laissée de côté et conserve un simple rôle de protection du territoire national, hérité de la période Bourguiba. Toutefois, le pays fait régulièrement face à des mouvements sociaux, des émeutes de la faim et à des grèves, violemment réprimées[2]. Décembre 2010 marque le début de la fin pour un appareil sécuritaire que beaucoup considérait pourtant comme fonctionnel et solide, lorsque la division entre l’armée et les forces de sécurité donne une chance à la révolution de réussir.
Le 24 janvier 2011, le Chef d’État-major de l’Armée de terre, qui avait déjà refusé d’utiliser la force armée contre la population, s’adresse aux manifestants devant le siège du gouvernement : l’armée « ne sortira pas du cadre de la Constitution » et se portera « garante de la révolution ». Ce rôle prépondérant dans la révolution, qui a ancré le respect et la sympathie pour l’institution au sein de la population tunisienne, s’expliquait notamment par le fait que l’Armée avait été tenue à l’écart du pouvoir[3], ne l’encourageant donc pas à protéger le régime de Ben Ali[4]. Par sa décision, elle devient adulée par la population. Son budget double entre 2011 et 2020 (de 571 millions à 1 milliard d’euros)[5], ce qui ne suffit toutefois pas à rattraper le retard accumulé. A ce jour, l’armée reste sous-équipée et dépendante de l’aide militaire extérieure. Elle fait aussi face à des problématiques de ressources humaines bien qu’elle soit passé de 35 000 soldats en 2011 à 90 000 en 2023[6]. Elle est donc un acteur important mais non autonome sur la scène politique tunisienne.
Le renversement du système autoritaire de Ben Ali a également conduit à une profonde réforme de l’appareil sécuritaire tunisien, à l’image de la suppression de la police politique. Pendant quelques années, la gestion des affaires de police est chaotique, à cause de multiples renvois et nouvelles nominations à toutes les échelles de sympathisants du parti lié au frères musulmans Ennahdha pour épurer le « système Ben Ali ». La désorganisation des forces de police se voit renforcée par des coupes budgétaires, et par une perte d’autorité, de légitimité et de compétences. La transparence et le contrôle des services de sécurité intérieure et de renseignement ne s’améliorent pas : pour Amnesty International, les violations des droits de l’Homme persistent en Tunisie, et les efforts de réforme de l’ensemble de l’appareil sécuritaire tunisien sont insuffisants.[7] La fonctionnarisation de militants d’Ennahdha puis la création de corporations professionnelles au sein du ministère de l’Intérieur a permis la politisation de la police. Les deux principaux syndicats policiers avaient notamment réussi à devenir des poids lourds politiques grâce aux cotisations de leurs membres ralentissant et dévoyant les tentatives de réforme du secteur de la sécurité[8]. Ce phénomène a été renforcé par un laxisme des partis politiques pour obtenir l’allégeance des policiers, allant jusqu’à l’impunité pour ceux accusés de meurtre ou de torture[9]. Malgré ces recompositions, le ministère de l’Intérieur a gardé sa place centrale en Tunisie (3e budget après la dette et l’éducation).
Bien que l’essor du terrorisme dans le pays ne date pas de 2011, l’écroulement du régime doublé d’une violente crise sociale et économique a nourri le développement d’une insurrection djihadiste, alimentée par une situation sécuritaire régionale détériorée et à la libération d’islamistes violents grâce à la loi d’amnistie et à la complaisance d’Ennahdha. En 2015, trois attaques terroristes menées par des wilayat ayant plaidé allégeance à l’État islamique, ont tué 72 personnes. En parallèle, on estime à environ 6000 le nombre de combattants tunisiens ayant rejoint l’EI au Levant, soit la plus grande force étrangère : parmi eux, au moins 650 personnes sont revenues[10]. Pour empêcher ce phénomène, les autorités interdisent aux jeunes Tunisiens de se rendre en Libye, en Irak et en Syrie, empêchant ainsi le départ de 18 000 jeunes en 2016 selon le gouvernement. Le système sécuritaire tunisien était devenu inadapté et incapable de faire face au terrorisme djihadiste : à cause de la disparition de la Direction de la Sûreté de l’État, les connaissances sur les groupes radicaux tunisiens ont été largement perdues. Pour faire face, la Tunisie a tenté de faire évoluer son appareil sécuritaire[11]. Le Parlement tunisien a ainsi voté une loi[12] plaçant pour la première fois le renseignement antiterroriste au cœur du système de sécurité. Cette loi a permis la création de l’Agence nationale de renseignement et de sécurité de la défense (ANRSD) afin d’éviter que la lutte antiterroriste ne dépende uniquement du ministère de l’Intérieur, noyauté par Ennahdha. Ce système basé à la fois sur l’armée et la police fait encore face à de nombreuses difficultés[13], mais les forces de sécurité intérieures ont profité de la menace pour améliorer leur image, même aux yeux des partis politiques de gauche et progressistes. Il faut souligner que malgré la proximité dénoncée entre les leaders d’Ennahdha et les milieux djihadistes, l’armée s’est accommodée du gouvernement islamiste et a cherché à remplir son rôle tout en restant éloigné de l’arène politique. C’est donc elle qui porte la charge, depuis 2013, de protéger le territoire national et ses frontières par des opérations de contre-terrorisme.
Kaïs Saïed : retour à l’autoritarisme par le néonationalisme populiste ?
La Tunisie, entre 2011 et 2019, fait face à une situation sécuritaire détériorée, tout en s’enfonçant dans une crise économique, sociale et politique. La nouvelle constitution, qui prévoyait un système parlementaire pour éviter un président trop puissant, a servi de cadre à la décadence du pouvoir, provoquée par un blocage non résolu entre la Présidence, le Premier ministre et le Parlement. Ce blocage facilite en 2019 l’élection du juriste Kaïs Saïed à la tête de l’État. Celui-ci, fervent défenseur du caractère démocratique de la Révolution du Jasmin pendant plusieurs années, jouit d’une image de probité et promet de lutter contre la corruption en appliquant le droit.
Toutefois, son élection, dans ce contexte de blocage politique qui aggrave la crise économique, a conduit à une nouvelle concentration du pouvoir à partir de 2021. Celle-ci a débuté avec la déconstruction du régime parlementaire dans l’indifférence du peuple tunisien exaspéré ; durant l’été, le président a ainsi ordonné à l’armée de procéder à la fermeture du Parlement. Les militaires ont suivi ses ordres : à l’image du reste de la population tunisienne, ils percevaient les politiciens tunisiens comme corrompus et peu soucieux de l’intérêt général. Cet affaiblissement du Parlement[14] a été mené en parallèle d’une remise en cause de l’État de droit[15]. La nouvelle Constitution adoptée par référendum en 2022 permet la reconstruction d’un pouvoir présidentiel fort, gouvernant par décrets et contrôlant directement le pouvoir judicaire. En février 2023, une vingtaine de militants prodémocratie ont été placés en détention provisoire, le président les qualifiant de « terroristes » et les accusant « complot contre la sécurité de l’État », provoquant la réaction inédite des Nations Unies face à « l’aggravation de la répression » en Tunisie.[16] Le Monde a également rapporté que des opposants avaient été poursuivis pour « atteinte à la sûreté de l’État » sur la base d’échanges avec des diplomates étrangers.[17] Enfin, en avril 2023, le chef du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, a été arrêté. Les opposants à Kaïs Saïed dénoncent également une mise au pas de la justice doublée d’un recours accru aux tribunaux militaires contre des civils, alors que le procureur général de l’État et directeur de la justice militaire avait été limogé la même année par le président. [18]
Le président fait également usage de rhétorique populiste. En décembre 2022, lors d’un Conseil de Sécurité nationale, il menaçait des « traîtres » responsables selon lui de pénuries alimentaires, de naufrages de bateaux ou de corruption. Le 21 février 2023, il convoquait une réunion de ce même Conseil afin de prendre des mesures urgentes contre « l’arrivée en nombre de migrants irréguliers » d’Afrique subsaharienne en Tunisie, provoqué selon lui par des partis politiques corrompus afin de transformer la Tunisie en « un pays purement africain sans aucune affiliation avec les pays musulmans et arabes ». Plus généralement, depuis deux ans, le complotisme est devenu l’élément principal de la rhétorique présidentielle, entraînant de multiples démissions au sein des structures de conseil de la présidence. Ses discours virent même à la criminalisation de tout débat politique. Ainsi, à la suite de son absence fin mars et alors que l’opposition tunisienne s’inquiétait de l’absence de communication au sujet de l’état de santé du président, ce dernier avait dénoncé une instrumentalisation : « Menacer la paix civile sera puni et poursuivi dans les tribunaux »[19]. L’armée et la police tunisiennes, patriotes, étaient sans nul doute favorable aux premières prises de parole présidentielles qui annonçaient une politique tournée vers l’intérêt général et la sécurité du pays, mais ces dernières prises de position complotistes sont plus difficiles à accepter, malgré la réalité complexe des mouvements migratoires en Tunisie[20].
Ce populisme vise à cacher le fait que Saïed ne parvient pas à remettre la Tunisie sur les rails du développement : au lieu de mettre en place les réformes nécessaires, il préfère simplement dénoncer les complots, la contrebande, le détournement d’argent public et la spéculation sans prendre de mesures réellement efficaces. Le seul horizon économique du pays est ainsi l’obtention d’un accord avec le FMI basé sur un plan d’austérité pour éviter le défaut de paiement, ce qui risque de mettre le feu aux poudres, alors que la crise sanitaire avait fait bondir le chômage des jeunes autour de 40%.
Le président à la recherche des soutiens militaires et policiers
Le président multiplie désormais les signes de soutien vers toutes les composantes de l’appareil sécuritaire, qu’elles soient militaires ou civiles. Kaïs Saïed s’affiche régulièrement dans des casernes, cherchant à mettre en scène sa proximité avec les deux composantes sécuritaires. Cela se traduit également au niveau de la Loi de Finance 2023 qui prévoit une augmentation du budget du ministère de l’Intérieur, de 5 260 milliards de dinars en 2022 à 5 697 milliards en 2023 (environ 1,7 milliard d’euros, soit une hausse de 8%). Le ministère de la Défense doté de 3 446 milliards de dinars en 2022, se voit accorder 3 750 milliards en 2023 (1,1 milliard d’euros, soit une augmentation de 9%).[21]
Kaïs Saïed cherche en particulier à s’assurer le soutien de l’institution militaire, la seule au capital symbolique encore important dans le pays : il a besoin de celle-ci pour se protéger, légitimer ses décisions et obéir à ses ordres. Il cherche donc depuis deux ans à concentrer les pouvoirs sécuritaires entre ses mains, par exemple en limogeant le ministre de la Défense Ibrahim Bartagi, supposément opposé à l’intervention de l’armée au Parlement, pour le remplacer par Imed Memmich, un professeur de droit sans poids politique. Pour s’attirer le soutien de l’armée, le président lui confie davantage de responsabilité et de poids, par exemple lors de la crise sanitaire, au prétexte que les institutions civiles avaient été jugées insuffisantes et trop peu réactives : en 2020, le médecin Général de Bridage Mustapha Ferjani avait ainsi été nommé à la tête du ministère de la Santé, et est ensuite resté conseiller auprès du président de la République. De nombreux militaires ont récemment rejoint les cabinets ministériels ou le gouvernement, à l’image du Général Abdennabi Bel Aati en tant que nouveau ministre de l’Agriculture. L’ANRSD, de son côté, monte en puissance : son directeur, le Général de Corps d’armée Habib Dhif, est devenu en 2022 le plus haut gradé tunisien, au-dessus des différents chefs d’État-major. Ses rencontres avec le président sont largement médiatisées.
Kaïs Saïed cherche aussi à remettre en cause le lien entre police et ministère de l’Intérieur pour s’affirmer comme seul chef des forces armées, tant militaires que civiles, au détriment du chef du gouvernement qui est normalement responsable des forces de police. Malgré le départ du Premier ministre Hichem Mechichi[22] et la nomination de proches au poste de ministre de l’Intérieur (Taoufik Charfeddine puis Kamel Feki), le président conserve cette rhétorique. En dépit de ses promesses électorales de lutte contre la corruption et de justice équitable, « l’antisystème » Kaïs Saïed sait l’importance du ministère de l’Intérieur dans l’équilibre des pouvoirs tunisiens, et n’a donc pas choisi de s’attaquer frontalement aux abus des forces de police[23]. Toutefois, les relations présidence-police semblent moins aisées et évidentes que sous l’ère Ben Ali, notamment du fait du corporatisme et de la politisation des forces de sécurité intérieure, un frein à la transformation de l’outil policier souhaitée par le président. Ainsi, depuis août 2022, ce dernier a entrepris de reprendre en main le ministère, en le purgeant des fonctionnaires encartés chez Ennahdha pour les remplacer par des technocrates, et en neutralisant les syndicats de police par une réforme du mode de financement des syndicats, des procès contre des responsables syndicaux pour conflits d’intérêts, et l’adoption d’un code de conduite des forces de sécurité intérieure[24]. Le président essaie ainsi de naviguer entre amélioration de la redevabilité et du contrôle de la police, et maintient de bonnes relations avec cette dernière.
Quels scénarios à moyen terme pour la Tunisie ?
La révolution et son héritage étant à présent réduits en miettes, les perspectives pour la Tunisie sont peu encourageantes. Le pays étant sur la trajectoire d’une hyper-présidentialisation soutenue par l’armée et les forces de sécurité intérieure, le risque d’un retour à une Tunisie autoritaire est réel. On peut dresser plusieurs scénarios impliquant l’Armée et la Police.
Scénario n°1 : Le retour à l’État policier
Alimenté par le discours populiste du président Saïed, le retour à un État policier sur le modèle de celui de Ben Ali serait déjà en cours pour certains[25]. Les propos alarmistes et complotistes de Kaïs Saïed peuvent en effet permettre de renforcer la perception d’un nécessaire État d’urgence justifiant de redonner aux forces de sécurité intérieure des prérogatives importantes. Le processus pourrait notamment être accéléré par une détérioration de la situation sécuritaire (attentat) et se confirmer dans les prochaines années, dans le cas où Kaïs Saïed parviendrait à remporter une nouvelle victoire électorale.
Étant donné que l’État policier n’a jamais vraiment disparu, mais qu’il a tout au plus été mis en sommeil, il constitue une base solide pour un nouveau régime autoritaire. Dans ce cas, le président devra faire preuve de clientélisme vis-à-vis des policiers pour que ceux-ci contribuent à la solidification de sa mainmise, renforçant d’autant plus la corruption et l’impunité des forces de l’ordre. Il existe toutefois un risque qu’une tentative de reconstruction d’un État autoritaire se retourne contre Kaïs Saïed, qui en a conscience et cherche à se distinguer de Ben Ali. En effet, la population tunisienne, notamment au sein des sympathisants initiaux du président, souhaite la fin de l’impunité policière et la protection de l’héritage révolutionnaire ; les islamistes, bien que désorganisés après leur déroute des dernières élections, cherchent à revenir au pouvoir. Une nouvelle révolution (provoquée par une tragédie semblable à celle de Mohammed Bouazizi ou de Mahsa Amini) pourrait alors fournir des scénarios alternatifs.
Scénario 2 : une reprise en main militaire
Dans le cas d’une mise en place réussie d’un État autoritaire ne donnant pas lieu à une nouvelle révolution, il est peu probable que l’armée tunisienne se dresse contre le président. Toutefois, face à une bouffée de violence incontrôlée rappelant janvier 2011, l’armée pourrait jouer un rôle central mais différent, si les militaires estimaient que Saïed n’était plus un allié suffisant et que celui-ci avait perdu le soutien populaire. Refusant de laisser la Tunisie devenir un État failli, l’État-major pourrait décider d’assumer, dans un objectif de transition, un rôle stabilisateur pour éviter l’écroulement du pays. Une telle situation pourrait être provoquée par l’effondrement économique qui impacterait directement la population. L’armée disposant encore d’une bonne image, une telle prise de pouvoir temporaire ne serait pas forcément mal perçue par les Tunisiens. En outre, l’armée n’étant pas un acteur économique comme en Algérie ou en Égypte, elle sait qu’elle rencontrerait des difficultés à se maintenir au pouvoir.
La question demeure de savoir si les généraux tunisiens suivront l’exemple de leurs prédécesseurs. Le Chef d’État-major de l’Armée de Terre actuel, le Général de division Mohamed El Ghoul, nommé en 2018, aurait déjà refusé de faire arrêter le président du Parlement Rached Ghannouchi, lors de la fermeture du Parlement en 2021[26]. Kaïs Saïed l’avait pourtant promu à un grade supérieur un mois avant, tout comme les autres chefs d’Etat-major.[27] Ces récompenses laissent présager la loyauté des hauts-gradés envers le président. Dans l’éventualité d’une crise politique, ce seront ces officiers généraux, rassemblés au sein du Conseil supérieur des armées, qui prendront ou non la décision d’intervenir.
Scénario 3 : la longue descente vers la guerre civile
Fin mars 2023, l’absence du président a relancé la question d’une éventuelle vacance du pouvoir s’il venait à décéder ou être indisponible pour cause de maladie. Selon la nouvelle Constitution, le président de la Cour constitutionnelle devrait remplacer le chef de l’État jusqu’à la tenue d’une nouvelle élection présidentielle : mais l’absence de mise en place de la Cour constitue un élément d’instabilité notable.
Même si ce scénario est moins probable que les deux premiers, il convient tout de même de l’envisager. La démocratie par la base, promue par Saïed dans le cadre de la réforme des élections tunisiennes, pourrait réactiver des tensions communautaires auparavant contenues.[28] Les islamistes et les jihadistes, s’ils parvenaient à se restructurer, pourraient également avoir un impact sur un tel scénario. Le décès du président ou un autre évènement déstabilisateur pourrait provoquer une dégradation rapide de la situation sécuritaire tunisienne. Les conditions d’un début de guerre civile pourraient être réunies dans le cas où l’armée viendrait à se diviser tandis que la police tenterait de protéger ses intérêts particuliers. Une guerre civile en Tunisie pourrait emprunter des éléments aux conflits libyen (tribalisme) et syrien (jihadisme).
Scénario 4 : une reprise en main démocratique
Les processus de démocratisation sont longs et complexes, et font souvent face à des mouvements réactionnaires et contre-révolutionnaires. Kaïs Saïed pourrait représenter une étape temporaire du processus de démocratisation tunisien. Toutefois, ce scénario demeure le moins probable, la Tunisie s’enfonçant dans une sévère crise économique et les organes contribuant à la démocratisation du pays ayant été supprimés ou mis en sommeil. Il est à noter que les observateurs ne voient actuellement pas d’autres alternatives politiques au président Saïed, qui conserve une popularité importante.
La société civile, bien qu’affaiblie par l’échec de la Révolution du Jasmin, reste toujours active et pourrait contribuer à une redynamisation démocratique. Un tel processus nécessitera un véritable soutien de la communauté internationale, et notamment des partenaires européens. Les capitales de la rive nord de la Méditerranée ont pour l’instant choisi de prioriser la stabilité politique et économique du pays au soutien à des processus longs et sinueux de démocratisation pour leurs voisins du Sud. Si les Européens voulaient véritablement contribuer à la démocratisation tunisienne, cela pourrait passer, entre autres, par des programmes de formation aux forces de sécurité intérieure évoluant autour de nouvelles priorités : lutte contre la corruption et respect de l’État de droit. Une telle ambition devrait toutefois s’accorder avec le discours souverainiste du Président, alors même que ce dernier adopte aujourd’hui un ton résolument anti-occidental. Et l’on change rarement en vieillissant…
[1] Bellin, E. (Janvier 2004). The Robustness of Authoritarianism in the Middle East : Exceptionalism in Comparative Perspective (Vol. 36, n°2). Comparative Politics.pp. 139-157
[2] Par exemple en 2008 lors des grèves de Gafsa, qui ont secoué le bassin minier du sud-ouest du pays.
[3] Martinez, L. (2019). L’Afrique du Nord après les révoltes arabes. Paris, Presses de Sciences Po, p. 63
[4] Chabbi, M. (2015/1 (Printemps). Armée et transition démocratique en Tunisie. Politique étrangère. Doi :10.3917/pe.151.0103
[5] Chiffres de la Banque mondiale
[6] Global Fire Power (2023, avril 13). 2023 Tunisia Military Strength. Récupéré sur Global Fire Power : https://www.globalfirepower.com/country-military-strength-detail.php?country_id=tunisia
[7] Amnesty International. (2017). Tunisia : ‘We want an end to the fear’ : Abuses under Tunisia’s state of emergency. London. Consulté le 10 avril 2023, sur https://www.amnesty.org/en/documents/mde30/4911/2017/en/
[8] Pluta, A. (2020). Pas de révolution pour la police ? Syndicats et organisations internationales autour de la « Réforme du secteur de la sécurité » en Tunisie après 2011. Lien social et Politiques (84), 122-141. Doi :10.7202/1069446ar
[9] Nafti, H. (2022). Tunisie : vers un populisme autoritaire ? Paris : Riveneuve.
[10] Bourgou, T. (2015). Renseignement et terrorisme en phase de transition politique : le cas de la Tunisie. Sécurité et Stratégie (20), pp. 54-61. Doi :10.3917/sestr.020.0054 ; on ignore le nombre de djihadistes tunisiens tués.
[11] Jamet, C. (2021). The impact of ISIS on Muslim countries’ intelligence services. Sciences Po Kuwait Program. Consulté le 11 avril 2023, sur https://www.sciencespo.fr/kuwait-program/wp-content/uploads/2021/11/sciencespo-kuwait-program-2021-jamet-chloe.pdf
[12] République tunisienne, Présidence du gouvernement. (12 avril 2023). Cadre juridique. Récupéré sur Commission nationale de lutte contre le terrorisme: http://www.cnlct.tn/fr/?page_id=1026
[13] Cette période a souligné les besoins de formation des forces de sécurité et des policiers, qui devaient pour la première fois respecter un État de droit, dans un contexte juridique incertain : en conséquence, les forces de sécurité intérieures sont restées peu efficaces face à la menace terroriste.
[14] Dissout et seulement remis en fonction en mars 2023 après une réduction de ses prérogatives.
[15] Dissolution du Conseil supérieur de la Magistrature en février 2022 et révocation de 57 juges en juin de la même année.
[16] Bobin, F. (14 février 2023). « En Tunisie, le tournant répressif du régime de Kaïs Saïed ». Le Monde Afrique. Consulté le 12 avril 2023, sur https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/02/14/en-tunisie-le-tournant-repressif-du-regime-de-kais-saied-alarme-l-onu_6161802_3212.html
[17] Ben Sellem, M. (24 mars 2023). « La Tunisie criminalise les contacts avec les diplomates occidentaux ». Le Monde Afrique. Consulté le 12 avril 2023, sur https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/03/24/la-tunisie-criminalise-les-contacts-avec-les-diplomates-occidentaux_6166807_3212.html
[18] Africa Intelligence (17 février 2023). « Kaïs Saïed, le président qui verrouille le pouvoir avec ses généraux ». Africa Intelligence. Consulté le 12 avril 2023, sur https://www.africaintelligence.fr/afrique-du-nord/2023/02/17/kais-saied-le-president-qui-verrouille-le-pouvoir-avec-ses-generaux,109912703-ar2
[19] Soudani, S. (4 avril 2023). « Tunisie. Le président Saïed met fin à une absence de 12 jours ». Le courrier de l’Atlas. Consulté le 12 avril 2023, sur https://www.lecourrierdelatlas.com/tunisie-le-president-saied-met-fin-a-une-absence-de-12-jours/
[20] Les chiffres varient, mais on parle d’au moins 1,5 millions de réfugiés libyens et entre 50 000 à 300 000 migrants d’autres nationalités.
[21] Boukhayatia, R. (9 février 2023). « Loi de Finances 2023 : Les Chiffres qui éloignent Saied du peuple ». Consulté le 27 avril 2023, sur Nawaat : https://nawaat.org/2023/02/09/loi-de-finances-2023-les-chiffres-qui-eloignent-saied-du-peuple/
[22] Dahmani, F. (19 avril 2021). « Tunisie : quand Kaïs Saïed veut étendre son pouvoir aux forces de sécurité ». Jeune Afrique. Consulté le 12 avril2023, sur https://www.jeuneafrique.com/1156949/politique/tunisie-kais-saied-cherche-a-etendre-ses-prerogatives/
[23] Bendami, F.-E., & Raynal, M. (14 juin 2021). « L’État policier, angle mort de la démocratie tunisienne ». Middle East Eye. Consulté le 12 avril 2023, sur https://www.middleeasteye.net/fr/reportages/tunisie-etat-policier-autoritaire-manifestations-repression-violence-democratie
[24] Gouvernement tunisien. (16 mars 2023). Décret n° 2023-240 du 16 mars 2023, portant approbation du code de conduite des forces de sécurité intérieure relevant du ministère de l’Intérieur. Tunis. Consulté le 27 avril 2023, sur https://legislation-securite.tn/law/105600
[25] Nafti, H. (2022). Tunisie : vers un populisme autoritaire ? Paris : Riveneuve.
[26] Middle East Eye. (26 avril 2022). « Tunisie : l’ancienne directrice de cabinet du président Saied fustige les « perdants » qui dirigent le pays. » Middle East Eye. Consulté le 12 avril 2023, sur https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/tunisie-akacha-kais-saied-coup-etat-crise-politique
[27] Les Généraux Mohamed el Hajem (chef d’État-major de l’Armée de l’Air, ancien attaché de Défense à Washington) et Abdelmonêm Belâati (Inspecteur Général des Forces Armées) ont été promus en 2021. En 2022, ce sont le Général Habib Dhif (Directeur général de l’ANRSD) et l’Amiral Adel Jhèn (Chef d’État-major de la Marine) qui ont reçu une étoile supplémentaire.
[28] Nafti, H. (2022). Tunisie : vers un populisme autoritaire ? Paris : Riveneuve.