Drones navals, entre attentes et incertitudes 

Chirine Riaz est chercheuse et adjointe au directeur de l’observatoire « Marine 2040 » au sein de l’institut FMES.

Résumé

L’arrivée remarquée des drones navals dans l’actualité internationale annonce une profonde évolution du combat naval sans pour autant révéler leur très large potentiel d’utilisation. Multiformes, susceptibles d’augmenter les performances des navires habités ou de produire un effet de masse, ouvrant de nouveaux modes d’action, les drones navals présentent de multiples intérêts pour une marine militaire. Mais si la compréhension leurs potentialités est largement partagée, chaque pays développe une stratégie de dronisation qui lui est propre.

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Depuis la fin de l’année 2023, les Houthis ont attaqué de nombreux navires de commerce en mer Rouge. Parmi la panoplie d’armes utilisées, les drones ont provoqué d’importants dégâts et ont contribué à couler plusieurs navires de commerce occidentaux : le pétrolier grec Sounion en août 2024 et en octobre le pétrolier Cordelia Moon, battant pavillon panaméen, en sont des exemples récents. Les drones navals ukrainiens prennent une part prépondérante à l’affaiblissement de la flotte russe désormais confinée dans la partie orientale de la mer Noire. Ils ont détruit une vingtaine de patrouilleurs et de navires de débarquement. 

Une fois de plus, les conflits incitent à l’ingéniosité et consacrent de nouveaux modes d’action, à la manière dont le conflit du Haut-Karabagh a illustré l’ère de l’utilisation massive du drone aérien.[1] Les modes d’actions révélés par les récents évènements en mer Rouge et en mer Noire ne sont pas transposables à tous les espaces maritimes. La nature des acteurs, la géographie et les situations géopolitiques propres à chacun doivent être prises en compte dans l’analyse de l’utilisation des drones navals. Ainsi, les attaques de drones ukrainiens en mer Noire ont été un succès permis par un cadre d’emploi propice : autodéfense défaillante de la flotte russe, mer fermée et dont les dimensions sont compatibles avec l’autonomie des drones utilisés. Or « en plein milieu de l’Atlantique, cela n’aurait pas été aussi facile” rappelait l’Amiral Vaujour dans une récente interview.[2]       

Certes, les drones maritimes ont fait leur apparition il y a plusieurs décennies, à l’image des ROV (Remotely Operated Vehicles) utilisés à l’origine pour des missions scientifiques. Mais l’évolution rapide des technologies et leur diffusion aisée d’un environnement civil vers un environnement militaire a changé la donne. Aujourd’hui, les drones de surface ont fait une entrée tonitruante sur la scène internationale, dans un premier temps sous la forme d’engins de surface suicides. L’offre industrielle s’étoffe rapidement en proposant des usages plus évolués. Les drones navals sont donc devenus un enjeu déterminant pour la maîtrise des espaces maritimes, dans un contexte international dégradé. 

L’Observatoire Marine 2040 de la FMES s’est interrogé sur les raisons qui poussent une marine à s’équiper de drones et sur les stratégies adoptées par plusieurs d’entre elles.  

 
I. Pourquoi “droniser” une marine ? 

Il importe d’emblée de définir ce qu’est un drone naval, ou du moins ce qui le caractérise. Quatre éléments sont retenus pour qualifier un système de drone naval : une contribution aux opérations militaires conduites sur mer ou à partir de la mer, ainsi qu’à l’action de l’État en mer s’agissant de la Marine française et de certaines de ses homologues ; l’emport de capteurs ou de moyens d’intervention ; un lien avec un système de commandement, avant, pendant et après la mission ; une mobilité et une unité matérielle qui le dissocient physiquement du navire ou de la terre à partir duquel il est mis en œuvre. Ainsi, un drone aérien téléopéré à partir d’un bâtiment de combat est incontestablement un drone naval. Au contraire, une mine déposée par un engin n’en est pas un, car malgré une logique d’activation qui peut être complexe, elle n’est pas mobile. Cette définition présente cependant des frontières floues : une torpille filoguidée répond aux critères définis ci-dessus mais n’est pas considérée comme un drone ; un petit drone sous-marin utilisé pour une inspection de coque ne contribue pas directement aux opérations navales. Quoi qu’il en soit, ces appréciations différentes ne remettent pas en cause les multiples objectifs recherchés par une dronisation. 

“Faire plus vite que l’homme, avec une plus grande précision, une meilleure endurance” 

Les drones peuvent avant tout améliorer les capacités des marines militaires selon deux axes différents. D’une part, leur rapport coût/efficacité permet d’envisager une massification des moyens. D’autre part, ils augmentent la performance des navires de guerre. Ils permettent aux navires de voir et d’agir plus loin. Leur mobilité autorise à les placer de manière plus réactive et plus efficace au sein d’une force navale. Il s’agit de faire plus vite qu’avec des moyens habités, avec une meilleure précision et une plus grande endurance. Ces qualités qui concernent tous les processus automatisés trouvent un intérêt particulier avec les drones. Cependant, les gains espérés en performance doivent être mis en balance avec de nouveaux risques ou de nouvelles contraintes que peuvent générer les drones. En effet, la capture ou la destruction de l’un d’entre eux est plus facilement concevable que celle d’un navire (ou aéronef) habité, sans pour autant conduire à une escalade des tensions. Les États-Unis ont déjà perdu plusieurs drones aériens Reaper, abattus par leurs adversaires : en mars 2023 par un chasseur russe au-dessus de la mer Noire, en novembre de la même année par la défense aérienne houthie au-dessus du Yémen. En 2022, l’Iran a tenté de capturer un drone de surface américain navigant dans le golfe Persique.  En 2016 déjà, la Chine avait capturé un glider (planeur sous-marin) américain pour finalement le restituer… après une probable analyse poussée. Par ailleurs, les drones sont soumis à un risque cyber contre lequel il est difficile de se prémunir. Ces moyens seront donc vulnérables et attaqués en priorité.

« Les drones rendent acceptables des actions qui seraient inadmissibles si elles devaient être conduites directement par des militaires. Les missions suicides en sont l’exemple extrême. »
 
L’une des principales fonctions du drone est de réduire le risque pour l’homme. L’acceptation du risque inhérente au statut du militaire ne saurait écarter le devoir de l’en préserver quand la technologie le permet. Surtout dans le contexte actuel de renforcement de la létalité du combat naval. Cet objectif est déjà pris en compte par la dronisation en cours de la lutte contre les mines au sein de plusieurs marines occidentales. En effet, l’autonomisation de ces missions, conduites en général de manière indépendante, est technologiquement plus accessible que celle du combat au sein d’une force navale. Elle ouvre donc la voie à d’autres usages.

Au-delà, les drones rendent acceptables des actions qui seraient inadmissibles si elles devaient être conduites directement par des militaires. Les missions suicides en sont l’exemple extrême.  
Indépendamment de la notion de risque, certains milieux sont impossibles à atteindre pour l’homme pour des raisons physiologiques. Les drones permettent d’y envisager des actions régulières voire permanentes : c’est le cas par exemple de la surveillance et de l’intervention dans les grands fonds. 

D’autre part, pour mener des missions complexes, il faut pouvoir disposer des moyens polyvalents que sont les navires de combat habités. Selon le principe de différenciation des moyens énoncé par le Livre blanc de 2013, certaines missions simples peuvent être conduites par des drones sans mobiliser inutilement, par exemple, une frégate plus lourdement armée et plus coûteuse.[3] 

« Un navire autonome d’environ 500 tonnes pourrait à long terme être capable de réaliser des missions comparables à celles d’une frégate de 4000 tonnes. »

Les drones peuvent aussi procurer une certaine souplesse aux navires à partir desquels ils sont mis en œuvre : le type de drones et les charges utiles qu’ils emportent sont modulables. Les moyens des navires peuvent ainsi être adaptés aux missions qui leur sont confiées, sans multiplier le nombre de systèmes embarqués, et donc la complexité globale du navire. 
 
Enfin, la réduction des coûts peut être un objectif de la dronisation d’une marine, même s’il reste difficile à mesurer. Alors que l’entretien et les charges de personnel représentent deux tiers des coûts d’un navire sur sa durée de vie, les drones laissent envisager la réduction de ces coûts, dans une mesure aujourd’hui difficile à mesurer. Par ailleurs, le coût d’acquisition d’un navire est fortement dépendant de la place que prend l’homme à son bord : un navire autonome d’environ 500 tonnes pourrait à terme être capable de réaliser des missions comparables à celles d’une frégate de 4000 tonnes, ou du moins embarquer autant d’équipements, les missions les plus complexes et les armements les plus lourds restant hors de portée. Cependant, la question de l’équilibre entre d’une part les ressources financières épargnées par l’utilisation plus efficiente de moyens coûteux et d’autre part l’acquisition et la mise en œuvre de moyens plus simples mais supplémentaires, reste posée.

II. Quelles stratégies de dronisation ? 

Aujourd’hui, certaines technologies sont déjà mûres et l’innovation est permanente. L’autonomie de navigation, les dispositifs de reconnaissance optique, dans une certaine mesure l’autonomie décisionnelle, témoignent de ce dynamisme. L’intelligence artificielle y joue un rôle majeur. Les orientations variées des pays en matière de drones sont donc guidées par leurs stratégies générales et militaires plutôt que par une supériorité technologique pérenne. Pour certains, elles dépendent également d’une confiance en la capacité des drones à apporter une plus-value, confiance qui les pousse alors à s’engager fortement dans cette voie. Mais les drones étant relativement nouveaux dans l’environnement naval, de nombreux risques doivent encore être évalués. Plusieurs combinaisons de stratégies ressortent de l’étude des marines militaires. Elles déterminent les priorités affichées par les différents pays.  

  • La stratégie de l’offre : financer le développement de ses propres capacités 

La stratégie de l’offre est celle des pays qui, considérant les réelles perspectives mais aussi les réalités technologiques, misent sur le développement par leur industrie de capacités destinées au marché national et à l’export pour financer leur défense et répondre à leurs ambitions de puissance. L’influence et les bénéfices économiques sont alors prioritaires, parfois au détriment du besoin opérationnel national. Cette stratégie est notamment privilégiée par la Turquie, dont la dronisation repose largement, mais pas exclusivement, sur la production et la vente de drones via les grandes entreprises nationales. Certains pays européens, comme la Grande-Bretagne et l’Italie, font appel à cette stratégie pour financer leur propre développement. Cela laisse présager une concurrence commerciale exacerbée entre ces pays, auxquels se joindront la Chine et les États-Unis. Ces derniers semblent préoccupés dans un premier temps par la réponse à leurs propres besoins. Mais nul doute qu’après cette étape, ils envahiront le marché, à l’image déjà des drones sous-marins Remus de l’américain Huntington Ingalls Industries.

  • La stratégie des petits pas : prendre le temps de l’expérimentation  

La stratégie des petits pas, adoptée souvent en complément d’une ou plusieurs autres stratégies présentées plus bas, consiste à privilégier l’expérimentation des drones (emploi, doctrine, organisation…) pour éclairer les choix majeurs futurs.Les pays qui l’ont choisie privilégient l’identification des gains possibles et des voies à prendre pour les réaliser. La sécurité de la démarche prend alors le pas sur le rythme d’une dronisation dont l’intérêt est pressenti mais ni qualifié, ni quantifié. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie ou encore la Chine adoptent prioritairement cette stratégie. Pour les États-Unis, elle prend de multiples formes, dont une task force entièrement dédiée à l’expérimentation dans la partie occidentale de l’océan Indien (la TF 59) et des programmes de prototypage des grands drones de surface et sous-marins.

  • La stratégie opportuniste : répondre à des besoins urgents 

Les pays adoptant la stratégie opportuniste cherchent à bénéficier au plus vite des technologies disponibles sur étagère. Ils développent ainsi des capacités qui n’ont pas forcément été planifiées mais qui sont susceptibles de conduire à une supériorité militaire ponctuelle, dans le temps ou dans l’espace. Il s’agit plus souvent de pays aux moyens limités, concernés par un déséquilibre géopolitique proche. C’est le cas par exemple de l’Iran, qui utilise des technologies existantes jusqu’à copier des drones ennemis[4] ou de l’Ukraine, qui intègre très rapidement des technologies existantes pour concevoir des drones de surface. 

  • La stratégie capacitaire classique : optimiser les cas d’usages des drones 

Enfin, la stratégie capacitaire classique fait abstraction du caractère novateur des drones et des risques qui lui sont associés. Elle permet d’identifier les drones comme une réponse au moins partielle à un besoin futur, au même titre que d’autres systèmes. Elle suppose l’identification en amont des missions confiées aux drones et la prise en compte de toutes les dimensions matérielles et opérationnelles de son intégration. C’est ce type de stratégie que l’Allemagne, l’Inde ou encore la Corée du Sud ont par exemple choisi d’adopter, tout en bénéficiant de l’expérience d’autres pays pour minimiser les risques. 

                                                           ———————-

L’actualité des dernières années montre que les drones peuvent donner un avantage aux “petits pays” qui savent être réactifs et intégrer l’innovation technologique dans le domaine des drones et adapter leur doctrine en conséquence. L’Ukraine en est l’un des meilleurs exemples. La capacité d’innovation constante bouscule les marines et peut les dissuader, voire les conduire à l’échec dans certaines opérations, comme cela a été largement illustré par les évènements récents. Mais, comme pour les moyens habités, les technologies seules ne suffisent pas pour gagner la guerre malgré les succès tactiques navals qu’ils permettent. Encore faut-il savoir les intégrer sur le temps long, sur le plan doctrinal, matériel et opérationnel. Ce questionnement sera l’objet du prochain article de l’Observatoire Marine 2040.   


[1] Rapport d’information du Sénat, « Haut-Karabagh : dix enseignements d’un conflit qui nous concerne », n°754, déposé le 7 juillet 2021. https://www.senat.fr/rap/r20-754/r20-754.html

[2] Nicolas Barotte, « L’amiral Vaujour sur l’état de l’ordre international : ‘Partout, des seuils de recours à la violence ont été franchis’ », Le Figaro, 4 septembre 2024. https://www.lefigaro.fr/international/l-amiral-vaujour-sur-l-etat-de-l-ordre-international-partout-des-seuils-de-recours-a-la-violence-ont-ete-franchis-20240904

[3] Ces missions et leurs enjeux d’interopérabilité feront l’objet d’un prochain article de l’Observatoire.

[4] Le drone aérien iranien Simorgh est par exemple une copie issue du drone américain RQ-170 capturé en 2011 par les forces iraniennes.



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