Pierre Razoux, directeur de recherche à l’IRSEM, associé à la FMES, est l’auteur de nombreux ouvrages de référence dont The Iran-Iraq War (Harvard UP-Belknap) et Tsahal, Nouvelle histoire de l’armée israélienne (Perrin, Tempus) ; il vient de publier le wargame FITNA – Global War in the Middle East (NUTS publishing, 2020).
Alors que les conséquences stratégiques de la crise du Covid-19 paraissent encore incertaines au Levant et que les combats se poursuivent méthodiquement dans la poche d’Idlib en Syrie, plusieurs experts, commentateurs et politiciens israéliens profitent de la commémoration du vingtième anniversaire du retrait israélien du Liban[1] (juin 2000) pour s’interroger sur la pertinence des stratégies appliquées depuis 1982[2]. Fallait-il envahir le Liban et s’y maintenir ? N’aurait-il pas mieux valu privilégier une campagne aérienne sans présence de troupes au sol à l’exception de raids ponctuels de forces spéciales ? N’était-il pas préférable de conserver une bande tampon au Sud-Liban ?
Ces débats font bien évidemment écho au dilemme stratégique opposant aujourd’hui Israël à l’Iran et au Hezbollah, à la fois au Liban et en Syrie[3]. Pour certains, l’approche frontale étant inéluctable à terme, l’armée israélienne doit se tenir prête à envahir, si nécessaire, des portions de territoires syriens et libanais. Pour d’autres, l’approche aérienne, fondée sur des frappes régulières d’aviation et de missiles de croisière, suffirait à juguler le défi posé par l’Iran et le Hezbollah. Pour d’autres encore, il conviendrait de privilégier l’approche indirecte basée sur les actions clandestines, la guerre cybernétique et les sanctions économiques. Pour une minorité enfin, la solution de ce dilemme stratégique passera forcément par un dialogue discret avec Téhéran permettant de concilier les attentes minimales des uns et des autres, qui n’empêche d’ailleurs pas la conduite en parallèle d’opérations « cinétiques » pour reprendre un terme à la mode chez les penseurs anglo-saxons[4].
Deux autres dilemmes divisent la communauté des experts scrutant l’évolution à court terme du Levant. Le premier concerne l’issue de la bataille d’Idlib qui stigmatise toutes les rivalités opposant les acteurs présents et influents au Levant. Le second a trait au déclenchement éventuel d’une troisième Intifada pour débloquer le dossier palestinien, après l’annonce de l’annexion probable de la vallée du Jourdain et de nouvelles portions de la Cisjordanie.
Face à ces dilemmes, les war studies et le wargaming sont deux approches académiques distinctes, mais complémentaires, qui apportent des réponses empiriques.
Que nous apprennent les war studies et l’histoire militaire récente ?
Les war studies, terme à la mode inventé par les universitaires anglo-saxons de sciences politiques[5], ne sont ni plus ni moins que la version relookée de la nouvelle histoire bataille – héritière de l’histoire militaire classique – popularisée à la fin du XXe siècle par le Centre d’histoire militaire de l’université Paul Valéry de Montpellier sous les auspices du professeur André Martel, puis par la chaire d’histoire de la Défense de l’IEP d’Aix-en-Provence et le Centre d’études d’histoire de la défense (du ministère de la Défense) avant sa fusion avec le Service Historique de la Défense. Depuis, plusieurs universités et associations ont repris le flambeau et développent des enseignements et des programmes de recherche consacré à la polémologie. Au sein du ministère des Armées, l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire s’efforce de fédérer les études sur la guerre car cette discipline n’est pas reconnue par la nomenclature universitaire française, à l’inverse des pays anglo-saxons. Cette discipline est pourtant bien utile pour décrypter les conflits du moment au Levant.
Intéressons-nous d’abord aux interventions militaires conduites depuis Israël en direction du nord (paradigme actuel). Depuis la percée britannique en Palestine en 1918 face à l’armée ottomane, les fondamentaux restent inchangés. Compte-tenu du relief très compartimenté, il n’existe que trois axes de progression depuis le territoire israélien : le premier longe le littoral jusqu’à Beyrouth ; le second s’écarte légèrement vers le nord-est depuis le plateau du Golan pour atteindre Damas après avoir sinué à travers de hauts plateaux basaltiques ; le troisième s’enfonce entre les deux premiers, le long de la vallée de la Bekaa, entre deux chaînes montagneuses, pour couper l’axe transversal reliant Beyrouth à Damas. A chaque fois, les stratèges ont dû arbitrer entre ces trois axes. En 1941, lorsque les troupes britanniques se sont lancées à l’assaut des territoires du Levant gérés par la France de Vichy, ils ont choisi d’avancer en parallèle le long de ces trois axes ; se heurtant à une résistance farouche, leur progression s’est avérée lente et coûteuse, mais la disproportion des forces et la supériorité aérienne britannique n’ont laissé aucune chance aux troupes françaises qui ne disposaient d’aucun renfort.
Pendant la guerre d’indépendance de 1948-49, la Haganah, sur la défensive sur le front nord, n’a pas été en mesure de percer les fronts libanais et syrien. En juin 1967, pendant la guerre des Six Jours, l’armée israélienne a privilégié l’axe syrien, s’emparant sans trop de difficultés du plateau du Golan. Lors de cette guerre, l’aviation israélienne a conquis la supériorité aérienne et ouvert la voie aux fantassins et aux blindés. Ce fut un remake de la blitzkrieg façon Deuxième Guerre mondiale. Pour prix de sa passivité, le Liban a dû accepter la présence massive de feddayin palestiniens sur son sol, enclenchant le cercle vicieux d’une longue et meurtrière guerre civile qui ne s’est achevée qu’en 1990.
En octobre 1973, lors de la guerre du Kippour, l’armée israélienne contre-attaque en direction de Damas, ignorant le Liban. Cette fois, ce sont ses chars et ses commandos qui ouvrent la voie à l’aviation en détruisant les batteries de missiles sol-air qui contestent la supériorité aérienne israélienne. Il s’agit de percer ce que l’on appelle aujourd’hui une bulle A2/AD[6]. La leçon qu’en tirent les Israéliens, c’est qu’aucune défense sol-air n’est invulnérable si l’on accepte d’y mettre le prix en consentant un certain niveau de pertes. Malgré tout, la contre-offensive israélienne s’enlise par l’usure des combattants, une logistique limitée et les pressions des Soviétiques faisant très clairement comprendre à Israël qu’ils ne tolèreraient pas une menace directe sur la capitale syrienne. De fait, Tsahal doit rétropédaler et rendre les portions de territoire syrien conquis (sauf le plateau du Golan annexé huit ans plus tard).
En 1978, l’armée israélienne se lance prudemment dans une opération punitive contre l’OLP retranchée au Sud-Liban (à l’instar du Hezbollah aujourd’hui) le long de l’axe côtier jusqu’au fleuve Litani, mais elle doit se retirer sous pression de l’ONU.
En juin 1982, cette même armée, considérablement modernisée, se rue en direction de Beyrouth en empruntant cette fois les deux axes parallèles du littoral et de la vallée de la Bekaa, après avoir clairement signifié au pouvoir syrien qu’elle n’entendait pas porter les hostilités en Syrie. De fait, les Syriens, les Israéliens et les différentes milices libanaises et palestiniennes ne s’affrontent qu’au Liban. De nouveau, l’aviation israélienne conquiert la supériorité aérienne en jouant intelligemment de la combinaison des moyens, en utilisant massivement les drones (pour la première fois dans la région) et la guerre électronique, en détruisant préventivement les batteries de SAM et en étrillant la chasse syrienne après l’avoir aveuglée. Ce succès opérationnel n’empêchera pas une défaite stratégique, à l’instar de ce que connaîtront les forces armées américaines en Irak entre 2003 et 2011.
Après trois années de présence à Beyrouth (1982-85), puis quinze ans d’occupation d’une bande tampon à la frontière israélo-libanaise (1985-2000), les autorités israéliennes, épuisées par des combats de harcèlement incessants et par la détérioration de leur image sur la scène internationale, jettent l’éponge et se retirent du pays du Cèdre, emmenant dans leurs bagages leur supplétifs de l’Armée du Liban Sud[7]. En face, les combattants du Hezbollah crient victoire et se sentent pousser des ailes, multipliant les provocations qui vont conduire à la deuxième guerre du Liban.
A l’été 2006, Tsahal rebelote et se lance une nouvelle fois à l’assaut du Liban, délaissant volontairement le front syrien. Les stratèges israéliens hésitent sur la stratégie, le chemin, le choix des moyens et la meilleure manière de les coordonner. Pour la première fois, des combattants israéliens refusent de monter au feu face aux positions retranchées du Hezbollah et la milice chiite, même si elle doit céder du terrain, inflige de lourdes pertes à Tsahal, tout en harcelant la population israélienne à coup de roquettes et de missiles balistiques. Les Israéliens découvrent à leurs dépends l’efficacité d’une guerre asymétrique qu’ils ont pourtant longtemps pratiquée et maîtrisée. Comme les Américains face à l’Irak en 1991 et 2003, la puissance aérienne montre ses limites ; elle ne peut pas gagner toute seule une guerre, même si elle permet d’user l’adversaire. A un moment ou un autre, son action doit être combinée à celle de troupes terrestres, impliquant la décision cruciale d’engager des combattants au sol.
Depuis, les stratèges israéliens qui se sont lancés dans une discrète guerre d’usure contre le Hezbollah libanais et les gardiens de la révolution iraniens déployés en Syrie ne cessent de préparer leur revanche. Ils se demandent comment concilier à la fois le front libanais et le front syrien. Pour l’instant, ils se contentent d’un mélange de frappes aériennes ponctuelles, d’actions clandestines, de guerre informationnelle et cybernétique, mais surtout de guerre économique. Tant qu’aucun des deux belligérants ne souhaite l’escalade, cette recette semble fonctionner ; mais qu’en serait-t-il demain si l’un ou l’autre, pour des raisons de prestige, de cohésion nationale ou de survie politique, choisissait l’escalade ?
Evoquons maintenant la poche d’Idlib dans le nord-ouest de la Syrie, second point chaud du Levant. Les combats intensifs qui s’y déroulent semblent signifier la fin de la guerre civile qui ensanglante le pays depuis 2011. A maints égards, ce conflit n’est pas sans rappeler la guerre d’Espagne (1936-39). Il débute par une rébellion et une tentative de renversement du régime en place, puis s’internationalise et s’idéologise par l’implication progressive des acteurs régionaux et globaux. Chacun pousse de manière cynique – mais pragmatique – ses propres intérêts, y compris économiques. Les forces des uns et des autres s’entremêlent dans un puzzle qui ressemble davantage à un kaléidoscope qu’à une bataille rangée. Comme en Espagne, c’est le camp le plus implacable, mobilisant la majorité de la population et le plus soutenu militairement qui finira sans doute par l’emporter.
Aujourd’hui, quel est l’enjeu de la bataille d’Idlib ? Tout simplement l’avenir des rapports de forces au Levant[8]. Comme en Espagne à la fin des années 1930, chacun pousse ses propres pions. Le régime syrien souhaite reconquérir son territoire. Les rebelles et les djihadistes, discrètement soutenus par Ankara, défient Bachar el-Assad et poussent leur agenda islamiste radical, espérant ressusciter la guérilla sur d’autres portions du territoire. Le gouvernement turc y voit un outil de nuisance et de négociation pour contraindre le régime syrien et ses appuis russes et iraniens à des concessions en Syrie[9], mais aussi en Irak (comme le démontre l’opération turque « Serre de l’aigle ») et en Libye (face à la Russie, à l’Egypte et aux Emirats arabes unis). Les Iraniens cherchent pour leur part à sécuriser un corridor terrestre vers le Liban et le littoral méditerranéen pour approvisionner plus facilement leurs affidés libanais et exporter leurs hydrocarbures vers la Méditerranée en s’affranchissant d’Ormuz, du détroit de Bab el-Mandeb et du canal de Suez. Le maintien du statu quo leur permet de justifier leur présence militaire en Syrie pour aider Bachar el-Assad, tout en conservant un pouvoir de nuisance à l’encontre d’Israël, de la Turquie et surtout de la Russie. La présence de djihadistes à proximité immédiate des troupes du Kremlin n’est d’ailleurs pas pour leur déplaire, tant qu’elle ne menace pas leurs propres positions.
De son côté, le Kremlin cherche à repousser le plus loin possible les djihadistes de tous poils qui menacent la tête de pont russe en Syrie enracinée entre Tartous et Lattaquié. Il cherche aussi à démontrer que le régime syrien ne peut vaincre sans l’appui décisif de l’armée russe, tout en empêchant l’Iran d’accéder à la Méditerranée. Les monarchies du Golfe sont pour leur part divisées. Le Qatar soutient fermement la position turque par empathie avec les Frères musulmans. Les Emirats arabes unis se sont résolus à soutenir Damas par détestation de ces mêmes Frères musulmans. L’Arabie saoudite est écartelée ; tentée de soutenir les rebelles syriens, elle ne souhaite pas favoriser le président turc Erdogan qui se pose en héraut de la cause sunnite et qui reste un fervent avocat des républiques islamistes, menace vitale pour les monarchies absolues du Golfe.
Redescendons maintenant un peu plus au sud. La commémoration prochaine du vingtième anniversaire du déclenchement de la seconde Intifada (septembre 2000) laisse entrevoir le spectre d’une nouvelle insurrection en réaction au fameux « Plan de paix du siècle » concocté par la famille Trump. Là encore, que nous apprennent les études sur la guerre ? Que si la première Intifada (1987-1993) a permis de déboucher sur les Accords d’Oslo (aujourd’hui enterrés) parce que la violence était restée en-dessous d’un certain seuil, la seconde Intifada (2000-2005), qui avait pulvérisé ce seuil, n’a en revanche abouti qu’à l’affaiblissement mutuel des deux parties en présence. Dans chacun des cas et compte tenu de la réalité du rapport de forces, les Palestiniens ne pouvaient pas gagner et les Israéliens ne pouvaient pas perdre. Cela semble plus que jamais le cas aujourd’hui.
Que nous apprend le wargaming ?
Rappelons brièvement ce qu’est un wargame : c’est une forme élaborée de simulation stratégique sous forme de jeu de plateau interactif qui reproduit une situation de crise ou de confrontation armée passée, présente ou hypothétique. En s’identifiant à un camp, quel qu’il soit, chacun comprend ce que l’autre recherche vraiment, contribuant par là même à l’anticipation et à la prospective[10]. Il s’agit d’apprendre et de réfléchir en jouant, en testant des options et des stratégies avec un droit à l’erreur puisqu’aucune vie n’est réellement en jeu[11]. Les anglo-saxons[12], les Russes et les Israéliens pratiquent cette discipline depuis longtemps, ce qui ne les a pas empêché de se fourvoyer dans certaines opérations, car le wargaming n’est ni une boule de cristal, ni une baguette magique. Il s’agit d’un outil destiné à stimuler l’agilité intellectuelle des participants en les forçant à réfléchir comme leurs adversaires et leurs rivaux, dans un contexte marqué par une extrême incertitude et une grande imprévisibilité. C’est donc un outil pédagogique contribuant à forger le leadership en forçant les participants à prendre des décisions tout en priorisant leurs actions[13]. En France, le wargaming n’a réellement émergé dans les milieux institutionnels qu’à partir de 2014 à la suite d’une série de surprises stratégiques[14] (annexion de la Crimée, extension territoriale de Daech, interventions russe, puis turques en Syrie) aggravées en 2016 par l’élection d’un improbable président américain au tempérament impétueux.
Depuis 2017, le wargame FITNA – GLOBAL WAR IN THE MIDDLE EAST, conçu par l’auteur de cet article, est utilisé par des analystes, des militaires, des experts institutionnels et des universitaires pour réfléchir à l’évolution de la conflictualité et des rapports de forces au Moyen-Orient[15]. L’illustration ci-dessous donne un aperçu de l’état des forces qui prévaut aujourd’hui entre Israël et ses voisins libanais et syrien.
Une cinquantaine de parties test reproduisant une offensive aéroterrestre israélienne d’envergure en direction du Liban et de la Syrie, pour tenter d’annihiler le Hezbollah et repousser les contingents iraniens présents sur place vers le nord, aboutissent aux constats suivants :
En quelques semaines d’une offensive aéroterrestre déterminée appuyée de bombardements intensifs, l’armée israélienne parvient sans difficulté majeure, bien qu’avec des pertes significatives, dans la banlieue de Beyrouth ou de Damas (et dans 60 % des cas seulement s’il s’agit à la fois de Beyrouth et de Damas).
Tsahal ne peut s’emparer d’une de ces deux capitales que si elle fait l’impasse sur l’autre. En d’autres termes, conquérir à la fois Beyrouth et Damas lui est quasi-impossible, d’autant que la capitale syrienne bénéficie rapidement de renforts multiples en provenance d’Iran, de Russie et du monde arabe, appuyés par un nombre conséquent de milices de tous acabits comme le montre cette seconde illustration.
La capture de Beyrouth par l’armée israélienne entraîne généralement l’intervention militaire directe de l’Iran, de même qu’une rafale de résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU.
L’assaut ou le siège de Damas provoque l’intervention militaire directe de la Russie appuyée par la Chine et l’Iran. Dans ces conditions, la conquête de la capitale syrienne par Israël devient très compliquée.
Comme à chaque fois dans l’histoire récente, une offensive visant à la fois Beyrouth et Damas (ou leurs banlieues sud) impose de progresser le long de trois axes clés et par là-même de diviser ses forces en trois. Il est alors très difficile pour l’armée israélienne d’être suffisamment puissante le long de ces trois axes tout en protégeant ses bases-arrières du Golan et de Galilée. Les adversaires d’Israël peuvent dès lors contre-attaquer avec un certain succès en direction de l’axe le plus faible.
Si en revanche les stratèges israéliens limitent leurs ambitions et renoncent d’emblée à s’emparer de Beyrouth et de Damas, ils peuvent aisément progresser le long de ces trois axes stratégiques pour établir une zone tampon suffisamment large (mais pas trop) pour protéger le territoire israélien des attaques terrestres et des tirs de roquettes de leurs principaux adversaires, notamment le Hezbollah. Mais cette bande tampon ne les protège pas des tirs de missiles balistiques. On comprend dès lors pourquoi le gouvernement israélien s’acharne à intégrer l’arsenal balistique iranien dans les négociations entre la communauté internationale et Téhéran.
Si elle parvient dans la banlieue de Beyrouth et de Damas, l’armée israélienne n’a pas les moyens de s’y maintenir durablement dès que les adversaires d’Israël engagent massivement leurs milices pour harceler et user à peu de frais les unités de pointe de Tsahal. Assez rapidement, le niveau de pertes israéliennes augmente et cette guerre d’usure oblige l’état-major israélien à roquer d’un front à l’autre (Syrie-Liban) et à procéder à un retrait progressif vers Israël pour raccourcir à la fois ses lignes de défense et ses lignes logistiques.
L’armée israélienne ne parvient à se maintenir durablement dans la banlieue de Damas et de Beyrouth que dans 10 % des cas, à la suite d’erreurs grossières des Syriens, des Russes et des Iraniens. Elle se maintient en revanche au Sud-Liban dans les deux-tiers des cas si elle ne s’est pas lancée simultanément dans une offensive en direction de la Syrie.
En cas d’offensive israélienne en Syrie, l’armée syrienne ne peut survivre que si elle opère une retraite stratégique rapide vers le centre de gravité de la Syrie (quadrilatère Quseir-Homs-Palmyre-Bir Basin), confiant la défense de Damas à la Garde républicaine et à la 4e division blindée syriennes, aux parachutistes russes et à la force Al-Qods iranienne.
Dans tous les cas, la Russie a les moyens de contester localement la supériorité aérienne israélienne, limitant l’impact de la puissance aérienne israélienne et forçant les stratèges israéliens à épuiser rapidement leur stock de missiles de croisière et d’autres missiles à longue portée. De même, la présence de troupes russes au sol joue le rôle de bouclier dissuasif, Israël renâclant à affronter directement un Etat doté de l’arme nucléaire, qui plus est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.
Dans les deux-tiers des cas où Israël envahit le Liban ou la Syrie, les Palestiniens profitent de l’éparpillement des forces israéliennes et de l’émoi de la communauté internationale pour déclencher une troisième Intifada, affaiblissant la posture stratégique israélienne et contraignant Tsahal à des choix cruciaux.
Si les Israéliens choisissent une stratégie de harcèlement du Hezbollah en refusant une offensive terrestre et en privilégiant un recours massif à leur puissance de feu (aviation, missiles de croisière, drones armés, artillerie) combinée à des offensives cybernétiques et à des raids aéromobiles de leurs troupes d’élite (option haute de la stratégie pour l’instant retenue par Tsahal), ils peuvent tenir tête à l’Iran et au Hezbollah tant que ces deux acteurs ne déploient qu’une fraction de leurs forces face à Israël. Si le Hezbollah engage l’essentiel de ses forces dans une confrontation avec Israël, quel que soit le camp responsable du déclenchement des hostilités, et si l’Iran envoie des renforts conséquents en Syrie, voire même au Liban, cette stratégie n’est plus suffisante pour réduire la menace. D’autant que l’emploi massif de l’arsenal balistique de l’Iran et du Hezbollah attire généralement les Israéliens dans une intervention aéroterrestre massive (confer ci-dessus…).
Nul doute que l’état-major de Tsahal, qui pratique le wargaming de longue date, a dû lui aussi tirer ses propres conclusions des nombreuses sessions de simulation qu’il conduit depuis des années.
Intéressons-nous maintenant aux offensives en cours autour de la poche d’Idlib pour le contrôle du nord-ouest de la Syrie. L’illustration ci-dessous montre l’état des forces en présence au début de l’année 2020, avant la crise du Covid-19.
Les résultats d’une quarantaine de parties test impliquant plus de 200 participants au total aboutissent aux constats suivants :
Si la Turquie cesse d’approvisionner la poche d’Idlib, les Syriens et les Russes finissent inéluctablement par en reprendre le contrôle. La reconquête d’Idlib prend moins d’une année (généralement six mois) une fois que les rebelles et djihadistes retranchés autour d’Idlib sont effectivement isolés.
Même si la Turquie continue d’aider les combattants retranchés dans la poche d’Idlib, les Syriens et les Russes en reprennent le contrôle dans 80 % des cas. En contre-attaquant, l’armée turque et ses supplétifs locaux reconquièrent Idlib dans deux cas sur trois, ouvrant un nouveau cycle de confrontation qui prolonge le conflit et accroît brutalement la tension internationale, Turcs, Russes et Syriens se retrouvant face-à-face. Dans la plupart des cas, Syriens et Russes finissent alors par reconquérir et sécuriser durablement la poche d’Idlib, avec de lourdes pertes cependant.
Tant que la poche d’Idlib est active, les Syriens, appuyés ou non par les Russes, n’ont pas les moyens militaires de chasser l’armée turque de ses têtes de pont d’Afrine et de Jaraboulous (en territoire syrien) qui permettent à la Turquie d’avoir un levier contre Bachar el-Assad, le Kremlin et les Kurdes.
Une fois la poche d’Idlib reconquise, les Syriens, discrètement appuyés par les Russes, voire par les Iraniens, reprennent le contrôle d’une de ces deux têtes de pont turques dans les deux-tiers des cas ; ils ne reconquièrent toutefois les deux têtes de pont que dans seulement 10 % des cas. En d’autres termes, le gouvernement turc a 90 % de chances de conserver au moins une emprise militaire en Syrie, quel que soit le déroulement des combats. C’est certainement ce que vise le président turc Erdogan pour flatter l’ego nationaliste de sa population, occuper son armée, empêcher la création d’un sanctuaire kurde et se maintenir au pouvoir jusqu’en 2023, lorsque son pays célèbrera le centenaire de la République turque née des cendres de l’empire Ottoman.
Dans huit cas sur dix, la Russie s’impose comme l’acteur incontournable du conflit et parvient à remplir ses objectifs : sauver le régime syrien, éradiquer la poche d’Idlib, sécuriser ses bases militaires de même que l’axe Alep-Damas tout en empêchant l’Iran d’accéder au littoral Syrien.
Plus le conflit dure dans le temps, plus l’Iran a de chances de se maintenir en Syrie en y améliorant ses positions.
C’est finalement le régime syrien qui a le plus de difficultés à remplir ses objectifs de victoire ou d’indépendance. Il ne peut l’emporter qu’en restant étroitement allié à la Russie et à l’Iran. S’il perd l’un de ses deux soutiens, il ne peut plus vaincre, même s’il peut encore éviter une défaite en sécurisant la Syrie utile.
Une fois la bataille d’Idlib terminée, le seul moyen d’éradiquer durablement Daech de Syrie (et donc d’éviter qu’il ne gangrène le Liban, la Jordanie et la Turquie) consiste en une entente entre le régime syrien, le Kremlin, Téhéran et Ankara (processus d’Astana).
Les grands perdants de cet aggiornamento stratégique sont les Kurdes qui n’ont de toute façon aucun moyen de rompre leur enclavement et leur isolement logistique. Car en l’absence de port majeur, ni la Syrie, ni la Turquie, ni l’Irak, ni l’Iran qui les enserrent ne laisseront jamais personne les ravitailler durablement.
Bien évidemment, au-delà des affrontements évoqués dans cet article, le wargaming peut s’appliquer à bien d’autres théâtres de tensions ou de conflictualité, qu’il s’agisse du détroit d’Ormuz, de l’Irak, de la péninsule arabique ou de manière plus proche de la Libye et de la bande sahélo-saharienne. Les armées françaises l’ont bien compris puisqu’elles mettent sur pied des programmes de wargaming adaptés à leur besoin.
C’est pourquoi l’Institut FMES organisera dès la rentrée universitaire de l’automne 2020 des ateliers mensuels de wargaming-réflexion stratégique destinés aux étudiants, universitaires, industriels, institutionnels, militaires, élus ou journalistes qui souhaitent acquérir des clés de compréhension différentes pour mieux décrypter la complexité des conflits en cours, tout particulièrement au Moyen-Orient et dans le bassin méditerranéen. La FMES organisera également, à la demande, des sessions de wargaming taillées sur mesure.
Enfin, afin de contribuer à la réflexion stratégique, la FMES regroupera dans un onglet dédié les articles, les études et les mémoires de recherche émanant d’universitaires et d’officiers qui analysent des conflits en cours ou susceptibles d’éclater, et qui questionnent les guerres passées pour éclairer celles du présent sous un œil neuf et original.
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[1] En juin 2000, Ehud Barak, Premier ministre et ministre de la défense d’Israël, ordonne le retrait de Tsahal du Sud-Liban occupé depuis l’opération « Paix en Galilée » lancée le 6 juin 1982. Cette première guerre du Liban a démoralisé la société israélienne et lui a coûté 1 220 morts, et près d’un millier d’autres à ses supplétifs de l’Armée du Liban Sud.
[2] Efraim Karsh, “Israel’s flight from South Lebanon 20 years on”, BESA Perspective Paper n° 1577, 22 mai 2020, https://besacenter.org/perspectives-papers/israels-south-lebanon-withdrawal/ ; Gershon Hacoen, “Israel’s frustrating experience in South Lebanon”, BESA Perspective Paper n° 1581, 25 mai 2020, https://besacenter.org/perspectives-papers/israel-south-lebanon/ ; Udi Dekel, “Unilateral moves as game changers: 20 years since the withdrawal from Lebanon”, INSS, 26 mai 2020, https://www.inss.org.il/publication/annexation-and-the-withdrawal-from-lebanon/ ; Hanan Shai, The 1982 Lebanon “War and its repercussions for Israel’s National Security”, BESA Perspective Paper n° 1596, 4 juin 2020, https://besacenter.org/perspectives-papers/1982-lebanon-repercussions/
[3] Yaakov Lappin, “Gantz’s challenges and agenda as Israel’s new Defense Minister”, BESA Perspective Paper n° 1582, 26 mai 2020, https://besacenter.org/perspectives-papers/benny-gantz-defense-minister/ ;
[4] “Ex-Mossad Chiefs discuss the Iranian threats”, Atlantic Council, 2018, https://www.atlanticcouncil.org/blogs/iransource/q-a-ex-mossad-chiefs-discuss-the-iranian-threat/
[5] Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, « Le tournant des études sur la guerre en France », RDN n° 800, mai 2017, pp. 51-61.
[6] Anti-Access/Area Denial, que l’on peut traduire par « déni d’accès, déni de zone ».
[7] L’ALS comprend une majorité de chrétiens libanais, mais également un nombre significatif de combattants chiites en provenance des villages du Sud-Liban, qui vivent aujourd’hui en Israël.
[8] Pierre Razoux, « Quelle sortie de crise au Levant ? », RDN n° 822, été 2019, pp. 71-76.
[9] Notamment le maintien des têtes de pont de l’armée turque à Afrine et Jaraboulous (en territoire syrien), de même que l’établissement d’un corridor permettant d’isoler les combattants kurdes de Syrie de ceux du PKK de Turquie.
[10] Pierre Razoux, « Le wargaming, outil pédagogique pour une réflexion innovante », Défense n° 198, IHEDN, pp. 36-37.
[11] Pour un aperçu complet du wargaming, confer l’excellent ouvrage d’Antoine Bourguilleau, Jouer la guerre : histoire du wargame, Passé composé / Ministère des Armées, 2020.
[12] Comme en témoigne le Wargaming Handbook publié en 2017 par le Development, Concepts & Doctrine Centre du ministère de la Défense britannique (UK MOD).
[13] Guillaume Levasseur, « De l’utilité du wargaming », Note n° 47 de l’IRSEM, 2017, https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/2449/NR_IRSEM_n47_2017.pdf
[14] Comme en témoignent les débats tenus à l’Ecole militaire à l’occasion des deux Serious Games Forum organisés les 9 novembre 2018 et 27 janvier 2020 par l’association Serious Games Network France (https://sgnfr.wordpress.com/) et sponsorisés par l’IRSEM et l’IHEDN.
[15] https://www.dropbox.com/s/btjhjht69i0wynt/Bon%20de%20commande%20Fitna%20-%20Flyer%20fr-en.pdf?dl=0 ; https://www.nutspublishing.com/eshop/fitna-en ; les règles et cartes en français sont téléchargeables sur le site de l’éditeur.