Hubert Védrine, Dictionnaire amoureux de la Géopolitique, Plon-Fayard, 518 p, 2021, 26€
Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, profondément gaullo-mitterrandien, nous livre à travers 250 entrées d’une ou deux pages chacune sa vision et sa compréhension de la géopolitique, une matière qu’il affectionne tout particulièrement et qui infuse sa personnalité et ses nombreux autres ouvrages. Comme il le rappelle, la collection des « Dictionnaires amoureux » consiste à traiter un thème librement et subjectivement. Il ne s’agit donc pas d’un essai théorique ou académique, mais bien d’une réflexion libre sur sa perception des grands enjeux internationaux que chacun pourra picorer en fonction de son intérêt du moment ou de sa curiosité. Les entrées couvrent tout autant les grands penseurs stratégiques (même si l’on pourra s’étonner de l’absence des anglo-saxons Mahan et McKinder à qui la géopolitique doit pourtant beaucoup), des chefs d’Etat qui ont marqué les relations internationales, des pays clés, des zones géographiques, des batailles, des traités et des concepts. Si Talleyrand règne en maître indétrônable à ses yeux, Hubert Védrine décrypte les nombreux présidents américains qui ont marqué, selon lui, la géopolitique. On appréciera certaines entrées originales, telle celle consacrée à la Bande dessinée (p. 47) qui fait la part belle à Tintin, Blake & Mortimer et Largo Winch, celle traitant d’Uchronie (p. 467), réécriture de l’histoire à partir de la modification d’un évènement passé, ou bien encore celle traitant des Espions dans laquelle il rend hommage à son ami disparu Gérard de Villiers à travers un clin d’œil à Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge, agent freelance de la CIA (p. 158).
A travers les entrées les plus contemporaines, l’auteur montre bien comment l’on est passé de la guerre froide à l’hyperpuissance américaine, puis au « Temps des chimères » qui nous a précipité dans la « Mêlée mondiale » et d’inquiétants « Comptes à rebours ». Il pourfend le politiquement correct et réhabilite la géopolitique traditionnelle dans sa vision historique du temps long et de la confrontation de puissance et d’ambitions. Il crucifie les néoconservateurs français qu’il accuse (p. 332) d’avoir déconstruit sciemment la diplomatie gaullo-mitterrandienne pour promouvoir une vision « droits-de-l’hommiste interventionniste » qui aura affaibli au final la France. Dans l’entrée consacrée à la philosophe Thérèse Delpech, il estime que « L’Occident n’étant plus un concept opérationnel et les Occidentaux n’étant plus vraiment d’accord entre eux, la France et l’Europe, dans le nouveau chaos du monde, devraient être, sans esprit de croisade, plus kissingériens et machiavéliens que missionnaires, pour ne pas pousser leurs rivaux à se coaliser » (p. 116). Cette phrase résume bien la teneur de ce dictionnaire dont l’entrée la plus fournie (7 pages) demeure celle consacrée à l’Europe. L’auteur y reste manifestement très attaché, même si à la lecture de l’ouvrage on perçoit qu’il n’y croit plus vraiment. A l’inverse, on peut regretter la superficialité de certains items traités sans doute trop rapidement, mais sans doute faut-il voir là le travers d’une société qui cherche à décrypter la complexité du monde en moins de 250 caractères et quelques tweets sur les réseaux sociaux, deux termes qui n’ont curieusement pas leur place ici.
Au bilan, le dictionnaire d’Hubert Védrine reste un ouvrage précieux pour donner un aperçu des grandes évolutions de la géopolitique contemporaine. Il mérite à ce titre une place dans votre bibliothèque.
PR
François-Olivier Corman, Innovation et stratégie navale, Nuvis Phèbe Editions, 292p, 2021, 21€.
Un officier de Marine est d’abord un homme – ou une femme – d’action. La conduite des opérations, le commandement des équipages, le maintien en condition du bateau ou des aéronefs et des équipements, occupent à plein temps les jeunes gens qui ont dédié leur vie au service de la France sur, sous ou au-dessus des mers et des océans.
C’est la raison pour laquelle il est si rare et si précieux que certains officiers sacrifient du temps à la réflexion sur leur métier et, mieux encore, prennent la peine de mettre par écrit leurs conclusions. C’est le cas du capitaine de frégate Corman, dont l’institut FMES avait déjà publié un excellent article sur la préparation au combat de haute intensité ( Vers une nouvelle ère glaciaire ? Le durcissement de la compétition militaire dans l’espace maritime – Fondation Méditerranéenne d’Etudes Stratégiques (fmes-france.org)). Son ouvrage, Innovation et stratégie navale , propose une ébauche de stratégie de l’innovation permettant de progresser efficacement dans le maquis des nouvelles technologies en s’appuyant, c’est son originalité, sur les analyses historiques des penseurs navals français du XXème siècle.
La Marine est une armée de matériel, partagée dès l’origine par un dilemme entre l’immuabilité des règles de la mer et de la guerre et le foisonnement des innovations techniques qui représentent autant de ruptures dans la navigation et le combat. L’explosion technologique qui fut celle des deux derniers siècles a favorisé l’école matérielle sur l’école historique. Si la première a l’avantage d’être concrète, factuelle et déterminante lors du rapport de force en mer, elle présente des risques : excès de l’esprit serrurier que Foch attribuait aux marins, emprise de la tactique au détriment de la stratégie, effets de mode, prédominance enfin de la sophistication qualitative sur la robustesse, la simplicité, la quantité, toutes qualités essentielles aux opérations militaires sur mer et rappelées inlassablement par l’Histoire.
François-Olivier Corman propose de dépasser cette dialectique et de concilier les contraires : la haute performance avec la simplicité et la robustesse, la synergie créée par la liaison des armes avec l’autonomie et l’endurance, la différentiation entre bâtiments modernes ou plus âgés avec l’homogénéité des flottes qui doivent pouvoir combattre de concert. Son livre est un appel à la modération face à l’innovation à tout crin. Il faut en maitriser le tempo pour ne pas courir derrière chaque lièvre, ne pas oublier que l’objectif est de gagner la guerre et non pas de posséder les outils les plus brillants, et enfin conserver à l’esprit que l’arme suprême reste l’homme, à la fois l’équipage, le commandant et le stratège.
L’ouvrage fourmille d’exemples cités par les stars de la réflexion maritime du siècle passé, tous pertinents, même si la place accordée à l’immense Castex peut sembler excessive sur ce sujet que Daveluy, Barjot et Labouérie ont analysé avec plus de sens pratique. Le seul angle mort de ce livre passionnant réside dans l’absence d’analyse des facteurs externes des décisions stratégiques des chefs militaires en terme d’évolution de leur outil. Combien de décisions ont-elles été prises non pas à la suite d’analyse du besoin, mais pour plaire au ministre ou à des capitaines d’industrie ?
PA
L’Asie et le Moyen-Orient – Quelles relations au XXIe siècle ? Orient stratégiques, numéro 11, L’Harmattan, 2021
Le général de Gaulle évoquait dans ses mémoires « l’Orient compliqué ». Il s’agit en vérité d’orients multiples et polymorphes. Orients Stratégiques entend comprendre ces régions stratégiques du monde et consacre son 11ème numéro aux relations entre l’Asie et le Moyen-Orient. Dirigé par Didier Chaudet, consultant indépendant spécialisé sur les questions de géopolitique et de sécurité en Asie du Sud-Ouest et en Asie centrale, ce numéro regroupe une dizaine d’articles dans lesquels des chercheurs livrent leur analyse multidisciplinaire où se mêle notamment un ancrage historique. Cet ouvrage est indubitablement original. Comme l’écrit Didier Chaudet, l’Occident est perçu comme le centre du monde et les relations internationales sont analysées par le prisme de ce rapport à l’Occident. Or, sa lecture offre au lecteur un œil nouveau qui entend analyser les relations entre ces deux régions clés du monde aux histoires et aux logiques propres.
L’Asie et le Moyen-Orient apparaissent comme deux régions clés pour le XXIème siècle. La Chine trône incontestablement dans ce paysage. C’est pourquoi cet ouvragelui consacre sa première partie. A travers sa Belt and Road Initiative, la Chine est devenue incontournable et offre une alternative nouvelle pour les pays asiatiques et moyen-orientaux, comme en témoigne la conclusion le 27 mars 2021 d’un partenariat stratégique entre la Chine et l’Iran. Si son histoire est entremêlée avec celle du monde musulman, leurs rapports actuels reposent sur une diplomatie très active en matière d’influence commerciale et infrastructurelle. A ce titre, Pékin attache une importance particulière aux relations bilatérales et entretient des relations de proximité avec de nombreux pays de la région tels que le Liban, l’Egypte et l’Arabie saoudite, incluant également des acteurs antagonistes à l’instar de l’Iran ou d’Israël. Sa stratégie de puissance médiatrice lui confère la possibilité de ramener des acteurs rivaux à la table des négociations. Par son principe de non-ingérence, elle apparait comme un challenger de taille au modèle américain et à l’Occident. En dépit de l’épineux dossier ouïghour et de la Covid-19, l’image de la Chine au Moyen-Orient ne semble pas être entachée, preuve que le monde musulman n’est pas un tout homogène et uni.
Dans sa deuxième partie, ce numéro dresse un panorama complet des relations inter-asiatiques en analysant les relations entre le Moyen-Orient et d’autres pays à commencer par la Corée du Sud. Cette puissance émergente a vu ses liens se renforcer ces dernières années avec deux autres pays proches des Etats-Unis : l’Arabie saoudite et les Emirats arabes. Quant à l’Inde, elle semble marcher dans le sillon chinois à travers sa Look West Policy. Le Moyen-Orientest ainsi devenu son premier partenaire économique. Son contentieux avec le Pakistan n’apparait pas comme un frein, la plus grande réussite de New Delhi résidant dans sa capacité à isoler le Pakistan du reste du monde musulman. L’ouvrage s’attarde également sur la diplomatie turque en Afghanistan et au Pakistan. Pour des raisons historiques, culturelles et religieuses, Ankara a fait de ces deux pays des alliés qu’elle soutient économiquement et qui lui permettent de viser un rôle régional en Asie du sud. Les relations entre l’Indonésie et l’Arabie saoudite portent principalement sur l’économie se fondant sur le pétrole et le pèlerinage, l’Indonésie souhaitant attirer des investissements saoudiens. Pour l’heure, renforcer les liens avec Jakarta n’est toutefois pas une priorité pour Riyad. Enfin, l’ouvrage s’achève avec un focus sur la politique extérieure des Philippines. L’article souligne le manque d’orientation stratégique des Philippines, encore trop dépendantes des Etats-Unis, mais n’exclue pas une évolution à l’avenir.
Au bilan, dans un contexte où les puissances asiatiques pèsent davantage sur la scène internationale, les relations entre ces deux orients se concentrent en partie sur la question énergétique. Toutefois, comme ces liens ne sont pas que d’ordre économique, il serait pertinent pour la France et l’Union européenne d’adapter leur diplomatie et la défense de leurs intérêts pour prendre en compte ce rapprochement entre l’Asie et le Moyen-Orient qui promet d’être durable.
SHS
Numéro spécial de Diplomatie, L’état des conflits dans le monde, Areion Group, 95p, février-mars 2021, 10€95.
Ce numéro spécial dresse un état des lieux complet des conflits dans le monde en 2021 en révélant leurs enjeux. Même si l’épidémie de la Covid-19 occupe le devant de la scène, les conflits sont très nombreux, perdurent et peuvent à tout moment bouleverser l’ordre mondial comme le souligne le rédacteur en chef de Diplomatie.
Dans la première partie du magazine, les nouvelles conflictualités sont évoquées. L’ennemi est devenu invisible, les combattants se cachent derrière des écrans virtuels et l’emploi de l’intelligence artificielle à des fins guerrières introduit de nouveaux risques stratégiques.
La suite du magazine est consacrée aux conflits présents sur chaque continent. De ce panorama émerge un enjeu constant : la difficulté de la communauté internationale à faire prévaloir l’ordre et la paix face à des conflits locaux complexes. Cette communauté internationale est d’ailleurs elle-même en crise, fragilisées par un ordre mondial en plein bouleversement. Même les Etats les plus puissants peuvent chanceler comme les Etats-Unis lors des dernières élections américaines.
Noémie Rebière, docteure en géopolitique et chercheuse associée à l’Institut français de géopolitique, se demande si la Méditerranée orientale est dans une situation « préoccupante ». En effet, des enjeux énergétiques et souverains opposent les puissances régionales en Méditerranée. Le cas chypriote est révélateur des tensions opposant la Grèce et la Turquie ainsi que leurs coalitions respectives.
Concernant le Moyen-Orient, le directeur de recherche au CNRS, Marc Lavergne, nous livre une analyse sur la mer Rouge faisant l’objet d’âpres lutte d’influences. Des forces armées des quatre coins du monde sont désormais établies autour de cette mer fermée qui reste un corridor éminemment stratégique, tant pour des enjeux de sécurité que de commerce maritime international.
Au Sahel, dans la zone dite des « trois frontières » (Niger, Burkina Faso, Mali), les déplacements internes de populations créent des crises humanitaires amplifiées par la famine liée aux mesures imposées par la Covid-19 ; c’est en tout cas l’analyse d’Adib Bencherif, chercheur auSahel Research Group de l’université de Floride.
Enfin, en Asie, la situation aux frontières birmanes reste préoccupante et la puissance chinoise, en pleine expansion, inquiète l’Occident et bouleverse les équilibres, tout particulièrement en mer de Chine méridionale. Idem pour Taïwan qui semble devenir un point de fixation pour le régime chinois. Pour approfondir tous ces sujets géostratégiques, lisez ce numéro illustré de cartes et tableaux très intéressants.
CC