Conseils de lecture- février 2024

« Comment la Palestine fut perdue et pourquoi Israël n’a pas gagné », Jean-Pierre Filiu, éditions du Seuil, Paris, 2024, 427p., 24€

Cet ouvrage retrace l’histoire d’un extraordinaire renversement en l’espace d’un siècle. Comment une population juive représentant 10% de la démographie palestinienne en 1920 a-t-elle pu, en 100 ans, combler son retard démographique et contrôler 70% du territoire ?

L’idée que le conflit israélo-palestinien ne constitue pas un jeu à somme nulle est l’un des enseignements principaux du livre : la victoire de l’un ne signifie pas forcément la défaite de l’autre et, dans un contexte où le destin des deux peuples est lié, les deux peuvent couler ensemble.

S’il s’agit bien d’un livre d’histoire, celui-ci adopte avant tout une approche thématique. Dans une première partie, Jean-Pierre Filiu met en évidence les trois forces du projet sioniste (ses racines chrétiennes, son pluralisme de combat et sa stratégie de fait accompli), avant d’aborder en seconde partie les trois faiblesses du mouvement palestinien (l’illusion arabe, la dynamique factionnelle et le « deux poids, deux mesures »). Cette construction thématique permet de donner du relief à l’approche historique en abordant sous différents angles les événements marquants du siècle dernier.

Le fait d’aborder en premier lieu les forces du mouvement sioniste permet ensuite de mieux appréhender les faiblesses palestiniennes. La première partie insiste ainsi sur les racines évangélistes du mouvement sioniste, poussé dès le XIXè siècle par le protestantisme anglo-saxon dans une attente eschatologique. Ce soutien est un facteur explicatif de la proximité historique entre le monde anglo-américain et Israël et fait écho au « deux poids, deux mesures » abordé dans la dernière partie. A cet égard, J.P. Filiu rappelle que la déclaration Balfour (et le mandataire britannique) octroie des droits « nationaux » aux Juifs et ne définit les Palestiniens qu’en opposition à ces derniers (sans leur accorder le qualificatif de « peuple »), alors qu’ils constituaient l’écrasante majorité démographique.

L’opération « Déluge d’al-Aqsa », survenue le 7 octobre 2023, est une campagne terroriste sans précédent menée par les brigades al-Qassam sur le sol israélien. Préparée dans le plus grand secret (y compris vis-à-vis de la propre direction politique du Hamas), elle a mis en exergue tant l’extraordinaire défaillance de la défense israélienne qu’une profonde méconnaissance de la bande de Gaza. Si cette opération a été l’occasion du plus grand massacre de juifs depuis la Seconde guerre mondiale, les représailles israéliennes constituent l’événement le plus meurtrier de l’histoire palestinienne, bien plus que la Nakba. L’auteur explique que le soutien inconditionnel et multisectoriel apporté par les Etats-Unis à Israël au lendemain du 7 octobre s’explique en partie par le fort pouvoir de nuisance, voire de paralysie, dont sont capables les élus évangélistes américains au Congrès. B. Netanyahou, comme d’autres dirigeants israéliens avant lui, n’hésite pas à passer par ces réseaux d’influence afin de peser sur la politique étrangère américaine.

Au final, cet ouvrage très agréable à lire et très accessible permet de comprendre la dynamique d’un siècle de déroutes et de divisions palestiniennes, à mesure que l’Etat d’Israël se renforce. Malgré ces défaites et le désintérêt des dirigeants arabes, la détermination des Palestiniens à habiter leur terre demeure intacte et impose de sortir des impasses intellectuelles pour trouver une solution de long terme.

L’accélération de l’histoire – Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle, Thomas Gomart, éditions Tallandier, 2024, 170 p, 18,50€

Dans son nouvel opus, Thomas Gomart, directeur général de l’IFRI et récipiendaire du Prix Géopolitique FMES 2023 pour Les Ambitions inavouées – Ce que préparent les grandes puissances, nous livre les réflexions nées d’une traversée en mer de Chine lors d’un embarquement à bord de la frégate multi-missions Lorraine. Il décrypte les conséquences de l’interconnexion de trois nœuds géostratégiques maritimes clés : le détroit de Taïwan qui contrôle les exportations de puces électroniques vers l’Occident ; le détroit d’Ormuz par lequel transite encore une large partie des exportations d’hydrocarbures, principalement vers l’Asie ; le détroit du Bosphore par lequel passent les exportations de céréales russes et ukrainiennes vers les pays du Sud, global ou pas. Peut-être aurait-il été utile d’y ajouter un quatrième nœud stratégique, le détroit de Bab el-Mandeb, par lequel transitent les flux maritimes en provenance des trois autres nœuds et qui se retrouve sous les feux de l’actualité la plus brûlante depuis que les Houthis yéménites en ont fait un nouveau front de « l’axe de la résistance pro-iranien ».

Ces trois points de passage obligés de la mondialisation constituent les trois chapitres de cet essai bref et percutant, illustré de cartes originales, dans lequel Thomas Gomart nous livre sa vision de l’accélération de l’histoire. Celle-ci se manifeste, selon lui, par la multiplication des évènements météorologiques extrêmes, par la transformation de l’émergence économique en revendication politique avec pour enjeu le nouveau partage du pouvoir et l’édiction de nouvelles normes, mais aussi par le rapprochement structurel de la Corée du Nord, de l’Iran et de la Russie qui adoptent résolument une posture de confrontation avec l’Occident. A cet égard, la Russie n’hésite plus à recourir au chantage nucléaire pour envahir l’Ukraine, de même que la Corée du Nord pour menacer la Corée du Sud et le Japon, ce qui oblige à réintégrer le facteur nucléaire dans toutes les équations stratégiques régionales, sans pour autant abandonner une défense conventionnelle de plus en plus indispensable pour être capable de combattre sous le seuil nucléaire.

L’auteur souligne également le développement d’armes conventionnelles à vocation stratégique (missiles balistiques très précis et vecteurs hypervéloces), de même que la croissance impressionnante des dépenses militaires mondiales qui illustre un changement de paradigme et l’entrée probable dans une ère de confrontations qui pourraient bien être aussi brèves que décisives. Dans un épilogue très dense, Thomas Gomart pointe deux bascules stratégiques : l’émergence fulgurante de la Chine qui ne semble pas encore avoir opté pour une posture résolument confrontationnelle avec l’Occident, et la volonté des puissances régionales qui adoptent une posture transactionnelle et revendicatrice, profitant de la perte d’autorité morale des pays occidentaux. Dans ces vastes recompositions géopolitiques, les Européens, qui souffrent d’un indéniable décrochage économique, vont devoir penser le monde par eux-mêmes s’ils veulent éviter le déclassement durable et la mise sous tutelle par des Etats-Unis qui semblent se réengager en Europe et au Moyen-Orient. L’échéance de l’élection présidentielle américaine de novembre 2024 constitue pour Thomas Gomart un test décisif pour les Européens. Sa conclusion sibylline pourrait laisser à penser qu’au bout du compte, l’Europe, si elle veut exister stratégiquement, devra rester connecter à la Chine d’une manière ou d’une autre.

 « Les défis sécuritaires en Afrique », Le Rubicon, éditions des Equateurs, Paris, 2023, 140p., 12€

Cet ouvrage collectif constitué d’un recueil d’articles publiés par le site Le Rubicon expose dès son introduction que l’Afrique aura des défis immenses à relever, mais que l’Occident y sera largement moins associé qu’auparavant. Ce continent est présenté comme un espace « apolaire », où aucune puissance locale n’a suffisamment d’influence pour agir et s’imposer dans les conflits au-delà de son voisinage immédiat. De nouvelles puissances étrangères, intéressées par les opportunités en termes de ressources, de marché ou d’infrastructures, ont investi cet espace (Chine, Russie et Turquie principalement) ; d’autant plus que les acteurs occidentaux (France, Union Européenne et Etats-Unis) sont dans une dynamique de reflux à la fois subie et voulue. La multiplication des sommets entre le continent africain et différentes entités étrangères est un signe de l’augmentation de la lutte d’influence sur ce continent. Cet affrontement indirect entre puissances se joue sur un continent entré dans une dynamique d’augmentation de la violence et de déclin démocratique, qui rendent le positionnement occidental toujours plus délicat.

Les SMP (sociétés militaires privées) sont l’une des thématiques majeures du livre. Elles sont abordées en rappelant que ce n’est pas un problème nouveau et qu’elles dépassent largement le cadre russe, même si Wagner reste la SMP à laquelle la France, l’UE et l’ONU ont été directement confrontées au Mali comme en Centrafrique. Avec quelques décennies de recul sur le phénomène des SMP, il est constaté qu’elles sont à long terme vecteur d’instabilité, non seulement en affaiblissant les démocraties, mais surtout parce qu’elles privilégient la rentabilité à la stabilité. Michael Shurkin avance par ailleurs que la déstabilisation durable de l’Afrique de l’Ouest et centrale serait bénéfique pour la Russie. Pour lui, la multiplication des foyers de crise crée autant d’opportunités d’influence indirecte ; sachant qu’en outre, le phénomène migratoire, qui en découle, est un facteur de déstabilisation durable de l’Europe.

A travers l’approfondissement des cas malien, tchadien et éthiopien, cet ouvrage décrit différents types de défis sécuritaires qui jalonnent le continent. Dans le premier cas, l’instrumentalisation du sentiment anti-occidental, la désinformation et la présence de Wagner cachent l’absence de politique de long terme pour sécuriser le pays. D’autant qu’avec le départ de la MINUSMA, une large partie du Nord du territoire est devenue inaccessible à l’Etat malien. Au Tchad, les élections de 2024 risquent de faire échouer le processus de transition politique en installant durablement le fils Déby et sa junte à la tête de l’Etat. Le mécontentement de la population à l’endroit du pouvoir et la non-intégration des opposants au jeu politique risquent d’attenter à la stabilité du pays, pourtant primordiale pour de nombreux acteurs. Enfin, les affrontements en Ethiopie mettent en exergue la fragilité d’un processus de paix trop inégal et n’ayant pas associé toutes les parties du conflit. Ceci, d’autant plus que les causes profondes (désaccords sur la lecture constitutionnelle entre unionistes, fédéralistes et ethno-fédéralistes) n’ont pas été résolues.

Ce recueil aurait probablement gagné en cohérence en approfondissant les thèmes abordés et en en réduisant le nombre. Il offre tout de même une vision à la fois concise et plurielle de la dynamique stratégique en Afrique. Il permet de comprendre le reflux de l’influence française, qui ne doit pas se cacher derrière la stratégie d’influence russe pour détourner le regard sur ses propres échecs, tout en donnant, quelques pistes pour définir une nouvelle relation avec notre voisinage sud.

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