Le séminaire franco-allemand de haut niveau sur la sécurité européenne et transatlantique est organisé par le Forum de défense et de stratégie et parrainé par la FMES.
Les 2 et 3 juin 2022 s’est tenu à l’ambassade de France à Berlin le second séminaire de haut niveau sur la sécurité européenne et transatlantique organisé par le Forum de défense et de stratégie. La FMES, qui parrainait l’évènement, était représentée par son directeur académique. Une soixantaine de participants (parlementaires, ministres et secrétaires d’Etat, experts, militaires, diplomates et chercheurs) ont débattu sans tabou de manière très franche et très directe dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine.
Principaux messages transmis par la partie allemande :
Sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie
Le 24 février 2022 restera un point de rupture durable pour les Allemands. L’ampleur de l’invasion russe a paniqué une population assez âgée et ressuscité les spectres de la Deuxième Guerre mondiale. Les Allemands ont donc besoin d’être rassurés.
Le chancelier Olaf Scholz a surfé habilement sur ces craintes pour négocier un changement radical de posture internationale qui fait consensus. Il ne s’agit ni d’un coup politique, ni d’une opération de communication, mais d’une réorientation qui sera durable. Olaf Scholz semble faire l’unanimité de la classe politique.
Prise de conscience générale, y compris chez les Verts, de la nécessité de réacquérir une culture stratégique (pour ne pas encore employer le terme « culture militaire ») et de définir une stratégie nationale de sécurité adaptée à la menace russe ; adaptation des forces et structures qui en découlent.
L’Allemagne est prête à souffrir économiquement pour assumer sa séparation économique durable de la Russie (au moins une génération) ; pour la Chine, c’est une autre histoire… Les Allemands pensent déjà la reconstruction de l’Ukraine et des opportunités économiques que celle-ci représente.
L’Allemagne a fourni et fournit encore d’importantes quantités d’armes à l’Ukraine, mais contrairement aux Etats-Unis, elle veut à tout prix éviter l’escalade militaire avec la Russie ; il ne s’agit pas de reproduire le schéma de la guerre froide. A long terme, il faudra rétablir un statuquo stratégique avec la Russie ; il est donc crucial de maintenir des liens avec la société civile russe.
En attendant, l’Allemagne et la France doivent continuer à livrer des armes et des munitions à l’Ukraine pour affaiblir la Russie, tout en restant discret.
Les sociétés allemandes et françaises doivent s’endurcir et devenir plus résilientes.
L’écart de perception entre les Occidentaux et le reste du monde va se creuser et mettre les Européens dans une position de plus en plus compliquée, notamment en Afrique et au Moyen-Orient.
Sur la dissuasion nucléaire
Ce qui inquiète le plus les dirigeants allemands dans la guerre en Ukraine, c’est le chantage nucléaire permanent sous-jacent du discours stratégique du Kremlin. C’est pourquoi il faut « placer très haut la barre pour dissuader la Russie de tout nouveau chantage nucléaire ». Le recours au nucléaire tactique par le Kremlin est une éventualité qui ne doit pas être négligée.
Pour la première fois, une série de sondages récents montre qu’une majorité d’Allemands sont favorables à l’arme nucléaire, à condition que celle-ci soit encadrée par l’OTAN.
L’Allemagne ne souhaite pas s’associer à la dissuasion nucléaire française (en réaction au discours d’Emmanuel Macron) et ne croit pas en une dissuasion française partagée (ou étendue) à l’Union européenne ; elle souhaite en revanche multiplier les échanges et les discussions avec les experts français pour « acclimater » ses fonctionnaires, ses militaires et ses diplomates à la dissuasion nucléaire (« renforcer leur quotient intellectuel de défense nucléaire » – sic). Durant les débats, la partie allemande a remis le sujet trois fois sur la table…
La dissuasion nucléaire allemande doit s’exercer dans le cadre de l’OTAN ; il est urgent de moderniser l’arsenal nucléaire de l’Alliance atlantique (vénérables ogives B-61) et les Alliés – Allemagne en tête – doivent faire pression sur les Etats-Unis pour qu’ils déploient dans ce cadre des vecteurs nucléaires beaucoup plus modernes, sophistiqués et dissuasifs ; c’est le sens de l’acquisition par l’Allemagne d’une escadre de chasseurs furtifs F-35 susceptibles d’emporter les derniers armements nucléaires américains. En d’autres termes, l’Allemagne se paie une dissuasion nucléaire sur étagère sous clé américaine.
Sur la défense conventionnelle
Les Allemands ont pris conscience que leurs forces armées n’étaient pas au niveau et qu’elles n’étaient pas en mesure de faire face en l’état à la menace russe, d’où l’amendement de leur constitution et le vote (3 juin 2022) d’un fond spécial de dotation de 100 milliards d’euros pour l’acquisition d’armements considérés comme urgents.
L’armée allemande a besoin de préparation et d’entraînements réalistes. Là comme pour l’équipement, il est indispensable de faire de la pédagogie auprès des populations.
Berlin perçoit plus que jamais les Etats-Unis et l’OTAN comme indispensables à sa sécurité ; l’Union européenne doit être capable d’agir militairement en étroite coordination avec l’OTAN ; mais elle reste politiquement fragile sur ses valeurs. La solidarité européenne doit être préservée à tous prix. L’UE a été conçue pour régler les rivalités intra-européennes ; aujourd’hui, c’est fait. Elle doit donc s’intéresser aux menaces externes et la Boussole stratégique devrait l’y aider.
Nécessité d’une véritable stratégie spatiale de l’UE.
Sur les acquisitions d’armes et les coopérations d’armement
C’est le domaine dans lequel la relation bilatérale reste la plus compliquée et les frictions nombreuses.
Le fond spécial d’investissement de la défense (100 milliards d’euros) est sorti du budget de la défense et du budget de l’Etat, et constituera un réservoir dans lequel les armées – et seulement les armées (la constitution a été modifiée pour le garantir) – pourront puiser à la demande dans les années qui viennent pour financer les programmes urgents d’acquisition, principalement sur étagère. Il est prévu que ces 100 milliards soient ventilés ainsi :
40 milliards pour les forces aériennes et A2AD (35 chasseurs F-35, programme SCAF, 100 drones armés israéliens Heron TP, 60 hélicoptères lourds CH-47, nombreux systèmes sol-air israéliens Arrow-3 et Fronde de David). Le but de ces acquisitions est double : garantir la dissuasion nucléaire face à la Russie (F-35) et se donner les moyens de protéger de manière décisive la Pologne et la partie occidentale de l’Ukraine. Il transparaît des propos allemands que cet arsenal permettrait de frapper si nécessaire les forces russes jugées trop menaçantes, sans risque de pertes humaines pour les militaires allemands (missiles, drones).
20 milliards pour la marine (1 sous-marin supplémentaire type U-212 amélioré, plusieurs corvettes et frégates supplémentaires, notamment pour déploiement en Méditerranée et en océan Indien).16 milliards pour l’armée de terre (véhicules blindés Marder, Fuchs, Boxer ; nouveaux équipements individuels pour les combattants).
Le reste dans le cyber (nécessité d’appliquer les recommandations de la « boite à outil cyber de la Boussole stratégique), les communications, la protection satellitaire et la digitalisation du champ de bataille (une priorité pour la Bundeswehr).
En plus de ce fond spécial, l’Allemagne s’est engagée à porter son effort de défense dès 2023 à 2% du PIB, en s’appuyant davantage sur les entreprises privées (plutôt que de lancer systématiquement des programmes en coopération sources de frustrations).
Conclusion
Au bout du compte, l’Allemagne réalise qu’elle doit véritablement être l’un des leaders européens dans le domaine stratégique, mais elle ne sait pas encore vraiment comment s’y prendre. En attendant, elle mise clairement sur la promotion de son industrie de défense. Il paraît évident qu’en livrant gratuitement des blindés aux alliés orientaux pour compenser les armements soviétiques que ceux-ci livrent à l’Ukraine, l’Allemagne se crée une nouvelle clientèle qui achètera probablement allemand à moyen terme.
L’Allemagne opère une mue en faveur d’une dissuasion nucléaire crédible face à la Russie. Elle est prête à assumer le risque nucléaire en participants plus activement à la dissuasion nucléaire de l’OTAN.
Si la France ne s’investit pas davantage dans l’effort de défense, elle risque le déclassement, tant sur la scène internationale que sur la scène intra-européenne.