APRÈS LA CRISE

Par l’amiral (2s) Pascal Ausseur

Directeur général de l’Institut FMES.

Nous vivons une période très particulière. Sans être une peste noire ou une guerre mondiale, la pandémie du Covid-19 qui place plus du tiers de l’humanité en restriction de mouvement est une crise qui marquera une rupture supplémentaire dans un monde déjà en plein bouleversement. Cette crise peut être, si nous savons en tirer les enseignements, l’occasion de nous sortir de notre torpeur intellectuelle et d’identifier les pistes qui nous permettront d’affronter avec succès les défis de la France et de l’Europe.

Une crise de rupture

Le Covid-19 marquera une rupture, non pas seulement par ses conséquences sanitaires directes, mais parce qu’elle cristallise les limites et les fragilités, déjà perceptibles, d’un système qui s’est emballé depuis cinq décennies.

Le rapport à la technologie d’abord. Elle a été libératrice pour l’humanité depuis le fond des âges, en domestiquant la nature (agriculture, élevage, mobilité, …) et en nous protégeant de ses dangers (habitat, santé, …). Bien entendu, en renforçant l’homme, la technologie lui avait également permis de développer ses capacités destructrices, le désignant désormais comme la principale menace pour sa propre espèce. Mais au moins la nature, soumise par la technique, n’était-elle plus un danger existentiel. Le fait que nous devions nous référer à la grippe espagnole de 1918 pour comparer l’épidémie actuelle, montre que le terrible 20ème siècle ne l’a pas été à cause de la nature.
Nous observons aujourd’hui que la technologie livrée à elle-même, au lieu de nous protéger des dangers naturels peut au contraire les amplifier. Le réchauffement climatique en est une illustration, les manipulations du vivant une autre. La mobilité effrénée des humains dans un monde globalisé vient, en diffusant un virus à une vitesse inconnue jusqu’alors, confirmer l’idée que la technique, lorsqu’elle est hors de contrôle, constitue un facteur de risque et d’aliénation.

Le paradigme de la mondialisation fondée sur le marché ensuite. Le siècle passé et surtout les trente dernières années ont vu l’explosion des échanges économiques, portés par la technologie, qui ont permis de sortir de la pauvreté des centaines de millions d’êtres humains et qui ont pu laisser penser à la convergence de l’humanité dans une communauté de destin orientée vers la prospérité individuelle. Cette vision mondialisée du « doux commerce » chère à Montesquieu rendait improbables les conflits, inutiles les Etats, caduques les nations et considérait que l’efficience et la bonne gestion économique étaient la clé de la prospérité et donc du bonheur des individus.
La montée des inégalités, le retour des tensions interétatiques, la généralisation des aspirations religieuses, identitaires ou nationales étaient autant de signaux indiquant les limites de cette analyse post-historique. La crise du Covid-19 nous confirme que l’économie n’est pas l’alpha et l’oméga de l’action politique : en amont, les choix purement économiques favorisant les déplacements et réduisant les capacités d’urgence ont favorisé la pandémie. En aval, la mobilisation de milliards d’euros ou de dollars est impuissante à réellement contrôler son expansion.

Enfin cette crise révèle la fragilité de nos sociétés à la fois en paix, interdépendantes et morcelées. Elles perdent l’autonomie nécessaire à la gestion de leur destin et la cohésion essentielle à la solidarité en temps de tension. Dépossédées d’un sentiment d’appartenance et des outils qui leur permettent de maîtriser leur avenir, les populations européennes sont déstabilisées et inquiètes.
Là encore, les populismes, l’archipélisation de la société, la crise de la représentativité, la perception d’impuissance vis-à-vis des délocalisations ou de l’immigration étaient autant de signaux faibles qui entrent en résonance avec la crise actuelle qui démontre à la fois l’importance de l’Etat, de la cohésion nationale et de la réappropriation d’une forme d’autonomie.

L’Histoire continue

Cette crise nous place dans une posture de fragilité à un moment où le monde se transforme dangereusement. Alors qu’elle cristallise nos impasses, elle est également un accélérateur de la déstabilisation sécuritaire autour de la France et de l’Europe.

Ainsi, la désoccidentalisation du monde, en cours depuis une quinzaine d’année, pourrait s’accélérer. Le retrait américain de la gestion du monde, déjà patent sous Obama, se renforce sous Trump et devient évident dans la crise du Covid-19. De son côté, la Chine a montré son poids au sein de l’OMS et sa volonté d’exploiter la crise pour affermir son positionnement, notamment en Europe par une diplomatie humanitaire vigoureuse. De son côté, l’Union européenne a confirmé sa difficulté à peser, en Europe et dans le monde. La dégradation probable de son économie risque de fragiliser son seul point fort. Après la pandémie, le monde sera encore moins occidental et européen qu’avant.

Les tensions Nord/Sud risquent de leur coté de s’amplifier. Les inégalités perceptibles par tous, la remise en cause du modèle occidental et la diffusion d’un ressentiment, exacerbé par un islamisme radical, plaçaient déjà l’Europe et en particulier la France et ses voisins sud-européens dans une posture délicate. L’impact sociétal et politique d’une crise sanitaire mal gérée, s’ajoutant aux tensions et aux guerres de notre voisinage proche, pourrait déstabiliser encore plus l’est et le sud de la Méditerranée avec des conséquences dramatiques, pour la rive sud mais également pour la rive nord.

Enfin les puissances (ré-)émergentes pourraient profiter du désordre actuel pour accélérer leur politique d’expansion nationaliste et mettre ainsi la communauté internationale devant des faits accomplis : la Russie a ainsi contraint dans l’indifférence le gouvernement ukrainien à reconnaitre les entités séparatistes du Dombass. La pression sur les pays Baltes ou en Syrie pourrait s’accroitre. La Chine pourrait renforcer sa mainmise sur la mer de Chine du sud qu’elle s’approprie progressivement. La Turquie pourrait faire de même au large de Chypre pour y acquérir les ressources gazières… pendant que les occidentaux se concentrent sur leur crise sanitaire.

Une opportunité ?

Ce constat plutôt sombre pourrait occulter les aspects positifs de cette crise. En apportant une clarté nouvelle sur des enjeux que l’on refusait de voir et en nous obligeant à nous adapter brutalement pour survivre, elle est l’occasion d’imaginer des organisations et des modes de fonctionnement nouveaux qui seront davantage aptes à répondre aux défis futurs, au moins aussi perturbants, notamment ceux liés au réchauffement climatique.

Cette crise nous donne l’occasion d’adapter la mondialisation : la marche de l’Histoire ne se limite pas à l’économie et l’être humain n’est pas qu’un acteur productif ou consommateur. Les enjeux sociaux, sociétaux, écologiques et identitaires ont leur légitimité. La crise actuelle (milliers de morts, hôpitaux saturés, etc..) nous conduit à revoir la hiérarchie des enjeux et priorités qui orientaient les choix d’organisation de notre société. Nous devons réapprendre à sacrifier une efficience immédiate pour prendre en compte des risques que nous considérons comme humainement ou socialement inacceptables.

Cette crise sanitaire nous rappelle l’importance de la réflexion, de l’anticipation, de la science et de la raison dans un monde de plus en plus marqué par l’instantanéité, l’émotion, la crédulité et l’irrationalité. Le phénomène de rejet des vaccins qui s’est développé au sein des sociétés occidentales et en Afrique notamment en a été l’illustration récente. La remise en cause du modèle occidental, les courants de pensée relativistes de la déconstruction et le bouleversement lié aux technologies de l’information ont fragilisé ce qui a fait le succès de notre modèle : une aptitude à analyser les problèmes, à identifier les erreurs, à imaginer les solutions et à les mettre en œuvre. Cette pandémie doit être l’occasion de rappeler l’importance de la démarche scientifique et les premiers vaccins contre le Covid-19 en seront les marqueurs.

La science n’est pas le scientisme et cette réhabilitation doit s’accompagner d’une éthique de la modération vis-à-vis du progrès technologique. Face à une nouvelle capacité technique, nous devons apprendre à réfréner notre désir de profiter des gains en termes économique ou de bien-être et à nous préoccuper de l’impact social, sociétal ou humain de long terme. Jusqu’à présent les comités éthiques ont été impuissants, face aux pressions économiques ou sociétales, à remettre de la « conscience rabelaisienne » en regard de la science. Tout ce qui est techniquement faisable n’est pas souhaitable.

Cette crise, par un réflexe anthropologique face à l’adversité, nous impose également de repenser notre collectif. Dans un monde qui promeut l’individu au sein d’une humanité virtuelle et désincarnée, les communautés familiales, de proximités, nationales et européenne paraissent plus que jamais nécessaires et doivent être articulées pour répondre aux besoins d’attachement, d’enracinement et de solidarité. La crise du Coronavirus, par la solidarité qu’elle a suscitée, a montré l’importance de l’Etat-nation en tant que collectivité de destin partagé et dernier rempart protecteur et, en creux, le rôle essentiel que devrait jouer l’Union européenne.

Sur le plan économique, cette crise laissera des traces profondes en raison de l’arrêt presque total de l’activité du pays pendant de longues semaines. Les aides à la relance en cours d’élaboration ne permettront probablement pas un retour au statu quo ante. En revanche nous pouvons tirer les leçons en termes de protection, de résilience et d’autonomie de nos entreprises pour les rendre moins vulnérables à l’agression ou au pillage des données et aux ruptures d’approvisionnement.

Enfin d’une manière générale, une place nouvelle s’ouvre pour un retour du politique qui dépasse et transcende la simple gestion rigoureuse de « l’entreprise France » ou l’application de règles supposées apporter une réponse technique aux problèmes d’une communauté. Les tempêtes qui s’annoncent imposent à l’Etat de délaisser son rôle de gestionnaire économico-social pour s’impliquer plus dans son rôle régalien en charge de la sécurité des citoyens, qu’elle soit alimentaire, sanitaire, intérieure ou extérieure.

Une place pour la réflexion stratégique

Après la crise, il faudra rebondir. Il faudra reconstruire sur des bases différentes qui nous permettront d’affronter le monde tel qu’il est. D’autres pandémies, d’autres tensions, d’autres guerres se profilent que nous pourrons surmonter voire éviter si nous savons profiter de cette opportunité pour nous refonder. Pour cela, il faut rompre avec le divertissement au sens pascalien qui nous rive à l’instantané, à l’émotion et au superficiel … et accepter de prendre le temps de réfléchir et de débattre. Des think tanks comme l’institut FMES peuvent y contribuer.

Sur les enjeux des mondes méditerranéens d’abord, qui représentent un concentré des défis mondiaux actuels, à nos portes. Sur les enjeux maritimes ensuite, qui sont une des pistes de survie écologique et économique de l’humanité. Sur l’économie de défense et duale, en particulier en Région Sud, Provence-Alpes-Côte d’Azur enfin, tant elle est stratégique pour notre pays.

Le brassage des intelligences universitaires, militaires, économiques et administratives (avec l’observatoire stratégique des mondes méditerranéens ou les sessions méditerranéennes d’études stratégiques par exemple) et le croisement des perspectives régionales (Afrique sahélienne, mer Rouge, Proche et Moyen-Orient, océan Indien, Balkans …) sont au cœur de l’ADN de l’institut FMES qui cherche à mieux comprendre le monde et à identifier des options qui nous permettrons, collectivement, de rebondir. Après la crise.

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