Un article de Mustapha Benchenane, docteur d’Etat en science politique, conférencier au Collège de l’OTAN et éditorialiste à l’institut FMES.
Dans les pays démocratiques, les élections sont une dimension essentielle de la vie politique car elles interviennent dans le cadre d’une compétition pacifique pour l’accès au pouvoir, dans le respect de règles très largement acceptées et strictement respectées. C’est donc une pratique courante dont les résultats sont rarement contestés et il s’agit toujours d’une démocratie représentative.
S’agissant de l’Algérie, il faut adopter une approche différente : des manifestations mobilisants des centaines de milliers de femmes et d’hommes, entendaient, au contraire, empêcher le déroulement de l’élection présidentielle voulue par le chef d’état-major de l’armée algérienne, le Général Gaïd Salah. Ce même Général (mort d’une crise cardiaque le 23 décembre 2019), avait soutenu auparavant la candidature pour un cinquième mandat du Président Bouteflika, pourtant gravement malade et dans l’impossibilité d’assumer les devoirs de sa charge. Face à la détermination des opposants qui, chaque vendredi depuis le 22 février 2019, rejetaient cette démarche jugée humiliante pour le peuple Algérien, l’armée a fini par “déposer” A. Bouteflika, mais a maintenu l’objectif d’élections présidentielles, même si la date de celles ci a été modifiée à plusieurs reprises. Elles se sont effectivement déroulées le 12 décembre 2019 et ont abouti à l’ « élection » d’un ancien Premier ministre de A.Bouteflika, Abdemadjid Tebboune, 74 ans, « élu » au premier tour avec 58,15% des voix…Le “Hirak” qui signifie “mouvement” ne reconnaît aucune légitimité au nouveau “président” et entend poursuivre ses manifestations jusqu’à la disparition du “système ” en place depuis 1962.
Comment expliquer cet antagonisme entre une armée qui se prétend “légaliste” et le peuple qui refuse tout ce qui peut venir de cette même armée et de la classe politique dans son ensemble?
Les apparences de la démocratie sans la démocratie
Les militaires ont organisé les élections présidentielles du 12 décembre en prétendant respecter la constitution alors que celle ci ne leur reconnaît aucun rôle politique. Ils ont fait en sorte que cinq candidats se présentent pour faire apparaître le caractère « pluraliste » de cette consultation. Ont donc été autorisés à se présenter : Abdelmadjid Tebboune, ancien Premier ministre; Abdelkader Bengrina, de tendance islamiste, qui a été ministre du tourisme de 1997 à 1999 ; Ali Benflis qui a dirigé la première campagne présidentielle de A. Bouteflika et que celui ci a nommé Premier ministre; Abdelaziz Mihoubi, qui a détenu le portefeuille de la Culture, soutenu par les deux partis fidèles au pouvoir en place, le FLN et le RND; Abdelaziz Bélaïd, le seul à n’avoir jamais été ministre.
Le taux de participation officiel à cette élection serait de 39,83%, inférieur de 10 points à celui de 2014.
Le nouveau président est diplômé de l’ENA d’Alger (1969). Il a exercé la fonction de Wali (préfet) et a occupé plusieurs postes ministériels: la communication et la culture, les collectivités territoriales, l’habitat et l’urbanisme, le Commerce. Il fut aussi un éphémère Premier ministre du 24 mai 2017 au 15 août de la même année. Il a été limogé à cause, dit on, d’une déclaration par laquelle il entendait s’attaquer à la corruption et de sa décision de limiter sérieusement les importations qui représentent 35 milliards d’euros par an. Or ceux qui contrôlent ce secteur sont des gens très puissants et ils perçoivent des commissions pour chaque contrat signé avec des firmes étrangères.
Cette “élection” ne règle aucun problème de l’Algérie. Elle est révélatrice des rapports de force qui restent les mêmes depuis l’indépendance acquise en Juillet 1962. Cela signifie que l’armée détient la réalité du pouvoir. Cet état de chose est dû aux conditions dans lesquelles le pays est passé de la phase coloniale à la séquence de la souveraineté. En effet, après sept années d’une guerre qui a profondément marqué et traumatisé tous les acteurs de cette tragédie, les militaires, qui étaient la seule force organisée, conservent, 57 années après, leur position dominante et dirigeante.
C’est par l’armée, grâce à l’armée et autour de l’armée que s’est constitué ce qui a les apparences d’un État, lequel se confond avec cette même armée. Elle a été et elle reste à l’origine de tout ce qui s’est accompli en Algérie dans ce qu’il y a de meilleur, mais aussi de pire. Le parti FLN n’a jamais été que la façade civile d’un régime militaire.
Jusqu’à la fin de la décennie 80, il y avait le parti unique, le candidat unique aux élections présidentielles, “élu” avec 99% des suffrages exprimés, le journal unique et la télévision unique….Cela s’appelle une dictature.
Il y a eu des émeutes en octobre 1988 au cours desquelles l’armée a tiré sur les manifestants. Ces événements se sont déroulés dans un contexte de crise économique et sociale qui marque l’échec de la stratégie de développement, aggravée par l’effondrement du prix du baril de pétrole, et la chute de la valeur du dollar.
Les dirigeants avaient fait croire que le parti unique et le dirigisme étatique en matière économique, étaient le prix à payer pour parvenir au développement et à la prospérité…Octobre 1988 est une prise de conscience du non respect de ces promesses par le pouvoir. Ce dernier,n’étant pas en mesure d’apporter des réponses immédiates aux revendications à caractère économique et social, a octroyé des libertés: liberté d’expression, financement d’un semblant de pluralisme politique par la création de plusieurs partis politiques, et organisation, pour la première fois, d’élections municipales (21 juin 1990), puis législatives (26 décembre 1991) dont le contrôle a partiellement échappé aux militaires qui en étaient pourtant les initiateurs. Ces consultations électorales ont été remportées par les islamistes du Front Islamique du Salut (FIS) au niveau des communes (953 communes sur 1539 et 32 départements sur 48), puis à une échelle nationale à l’occasion du premier tour des législatives (188 sièges sur 430). Les militaires ont fait un coup d’État pour empêcher le déroulement du second tout qui aurait vu le FIS prendre le pouvoir par les urnes. Le pays a dès lors basculé dans une tragédie qui a duré toute la décennie 90, un conflit armé interne qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes et qui a vidé l’Algérie d’une partie importante de ses élites. Ce sont les militaires qui ont permis l’élection de A. Bouteflika en 1999 et ce sont eux qui ont décidé de le congédier en 2019 car il ne pouvait plus sauvegarder leurs intérêts.
Le “Hirak”,qui mobilise chaque vendredi des centaines de milliers d’Algériens, est un phénomène nouveau et important dans la mesure où le peuple montre qu’il a pris conscience, plus que jamais, du jeu de dupe que représentent les “élections”. C’est la raison pour laquelle elles ont été largement boycottées, les manifestants réclamant la fin du “système”, qui ne peut se traduire à leurs yeux que par le retrait de l’armée du champ politique et la mise à l’écart de tous ceux qui sont compromis avec le pouvoir depuis l’indépendance. Cette revendication est en même temps irréaliste car le “Hirak” n’a ni organisation, ni programme, ni leaders et n’est pas porteur d’un projet politique pour le pays. En politique, où seuls comptent les rapports de force, il ne suffit pas de manifester en exigeant que l’on fasse table rase de ce qui constitue la réalité du pays depuis 57 ans, pour parvenir à réaliser une “révolution “.
La situation est d’autant plus préoccupante que l’économie du pays est entrain de s’effondrer dans un contexte régional et international défavorable.
Une situation économique et régionale, facteur aggravant.
Dans la décennie 80, la crise économique s’est traduite pas la perte de 50% des recettes d’exportation à cause de la chute du prix du pétrole et du gaz et de la baisse de la valeur du dollar. De plus, l’Algérie était lourdement endettée au point que 90% des recettes d’exportation étaient absorbées par le service de la dette. Ajoutons à cela que 97% des recettes d”exportation provenaient de la vente des hydrocarbures. L’Algérie s’est trouvée contrainte de recourir au FMI dont on connaît les “remèdes”, toujours les mêmes : dévaluation de la monnaie, baisse ou suppression des subventions aux produits de première nécessité, privatisations, etc…Les dirigeants algériens ont essayé d’adapter ces prescriptions du FMI sans y parvenir. Ce n’est pas un hasard si, durant la même période, le Front Islamique du Salut (FIS), s’est considérablement renforcé, tant il est vrai que la montée de l’extrémisme est l’expression politique du désespoir.. C’est aussi dans ce contexte que se sont produites les émeutes d’octobre 1988.
On retrouve aujourd’hui certains facteurs qui viennent d’être rappelés: perte d’une partie considérable des recettes d”exportation, pour les mêmes raisons que durant la décennie 80; taux de chômage élevé -29,1%- des 16-24 ans- épuisement des réserves de change; chaque année, 150000 nouveaux diplômés arrivent sur le marché du travail: il y avait 300000 diplômés en 1995, il y en a aujourd’hui 1,5 million..L’arrestation de plusieurs dirigeants de grandes entreprises par une « justice » aux ordres de l’armée ces derniers mois a eu des conséquences désastreuses au plan économique: plus de 60% des entreprises du BTP ont cessé leur activité, aggravant ainsi le taux de chômage qui était déjà important. On avance le chiffre de 3200 entreprises qui auraient fermé et 265000 salariés licenciés.Par ailleurs, l’Algérie importe 70% des produits qu’elle consomme.
La faiblesse structurelle de l’économie algérienne contribue grandement au climat d’insécurité qui affecte tous les secteurs de la vie des citoyens algériens.
Pour l’heure, le “Hirak” se déroule pacifiquement car ni le peuple, ni l’armée ne veulent de la violence, tant les uns et les autres restent définitivement marqués par la décennie 90 durant laquelle le conflit interne a causé la mort de dizaines de milliers de personnes tous âges et toutes conditions confondus.
Tout cela se déroule dans un contexte régional inquiétant car l’insécurité prévaut aux frontières de l’Algérie. En effet, la Libye est détruite en tant qu’ État et peuple depuis l’intervention militaire de l’OTAN qui a mis fin au régime de Kadhafi. Le Mali est déstabilisé par des contradictions internes chroniques exacerbées par le chaos Libyen. Le Niger est affecté par ces événements et, comme le Mali, il ne pourrait pas faire face aux extrémistes armés sans la présence militaire de la France. Quant à la Tunisie, son expérience démocratique est trop récente pour la mettre à l’abri de ces menaces. Le Burkina Faso est la proie des terroristes et, même s’il n’a pas de frontières communes avec l’Algérie, il convient de l’inclure dans les problèmes du Sahel. Les frontières Sud de l’Algérie ne sont donc pas sécurisées et c’est tout le Sahel qui est devenu une zone de non-droit sans que se produise une prise de conscience de la nécessité d’une solidarité de tous ces pays, seule démarche en mesure de faire face à une menace globale.
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Les “élections” présidentielles qui viennent de se dérouler en Algérie ne règlent donc aucun des problèmes auxquels est confronté ce pays. La politique ne connaissant que les rapports de force, le mouvement ou “Hirak” a été, jusqu’à présent, dans l’incapacité de représenter une alternative. En effet, l’exigence de faire table rase de tout ce qui rappelle de près ou de loin le “système” qui prévaut depuis 1962, est une utopie. C’est le mythe de la “feuille blanche” qui consisterait à repartir du début de l’indépendance pour construire une Algérie nouvelle… Le réalisme consisterait à tenir compte de ce passé en le corrigeant et à se rassembler, à s’organiser, afin de présenter un vrai projet politique attractif pour le peuple algérien.