Spécialiste de la Russie et de l’Ukraine, Céline Marangé interviendra lors des Rencontres Stratégiques de la Méditerranée, qui se tiendront les 27 et 28 septembre à Toulon. Retrouvez ici l’article paru dans Var Matin le 9 septembre.
Chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, Céline Marangé lancera les toutes premières Rencontres Stratégiques de la Méditerranée en participant à la première table ronde sur le thème “Après l’Ukraine?”. Entretien.
Plus de six mois après le début des hostilités, êtes-vous toujours surprise par l’invasion russe de l’Ukraine ou vous vous dites que tout était réuni pour que Vladimir Poutine passe à l’attaque?
Personnellement, à partir du mois de janvier, je m’attendais à une action armée d’importance de la part de la Russie. Les demandes russes pour revenir sur les arrangements de sécurité signés trente ans plus tôt, à la fin de la Guerre froide, étaient tellement importantes qu’il ne pouvait s’agir que d’un prétexte pour en découdre. Mais l’ampleur de l’attaque, et l’impréparation de l’armée russe m’ont quand même surprise. Pour la Russie, le problème de cette impréparation est qu’elle est prise en étau, mais qu’il lui est difficile de reculer en termes d’image, aussi bien à l’international, qu’en interne.
Sait-on vraiment aujourd’hui pourquoi Vladimir Poutine a décidé d’envahir l’Ukraine?
Le discours que tient Vladimir Poutine est que l’Ukraine n’a pas le droit d’exister, que la nation ukrainienne n’existe pas, qu’elle est le fruit d’une accumulation d’erreurs historiques. Sans remettre en question les souffrances qu’elles endurent, les accusations de génocide à l’encontre des populations russophones et russophiles du Donbass sont bien sûr sans fondement. Là encore, ce n’était qu’un prétexte, une justification destinée au public russe pour intervenir militairement.
Revenons au présent: comment interpréter le report du référendum d’annexion dans la région occupée de Kherson?
Les objectifs au début de l’été étaient clairement de procéder à des référendums – nécessairement truqués – dans les oblasts de Kherson, Zaporijjia, Lugansk et Donetsk et d’intégrer ces quatre régions à l’État d’union existant entre la Russie et la Biélorussie. L’obsession de Poutine est de réunifier les terres historiques russes. La récente temporisation des Russes s’explique par le fait que les Ukrainiens ont réussi à leur faire croire qu’ils avaient les moyens de mener la contre-offensive, notamment avec des frappes en Crimée contre l’état-major de la flotte de la Mer Noire, des aérodromes, ou encore des dépôts de munitions. Ajoutez à cela, la résistance intérieure qui s’organise dans les territoires occupés, là encore, en termes d’image, il devient difficile de revendiquer des terres si on n’est pas sûr de les tenir dans le temps.
Sur le terrain, l’armée ukrainienne a effectivement repris l’initiative au sud. Volodymyr Zelensky a-t-il des raisons objectives de croire à la reconquête totale du pays?
En chef de guerre, Volodymyr Zelensky poursuit dans sa logique de mobilisation de sa population à qui il s’adresse tous les soirs, de l’armée ukrainienne valeureuse et de la communauté internationale. Il est là pour renforcer la cohésion. Et ça fonctionne puisque, dans un récent sondage, 98% de la population se dit convaincue de la victoire. En même temps, vu la violence des attaques russes, vu les pertes subies, il est obligé d’afficher des objectifs maximalistes. Les Ukrainiens ne comprendraient pas que leurs sacrifices aient été vains. Et puis le président Zelensky est bien conscient qu’accepter un gel du conflit, c’est permettre aux Russes de reconstituer ses forces, ses régiments et s’exposer plus tard à une nouvelle offensive visant à enclaver l’Ukraine en la privant d’accès à la Mer Noire.
Avec 158 milliards d’euros engrangés par la Russie depuis le début du conflit, grâce à ses exportations d’hydrocarbures, on a l’impression que Poutine a les moyens de poursuivre la guerre.
C’est plus compliqué qu’il n’y paraît. C’est que le déclenchement de la guerre et les sanctions occidentales qui ont suivi ont provoqué une forte hausse du prix du baril de pétrole, et par ricochet du gaz. Cela a permis à la Russie, qui a une économie de rente, d’engranger des recettes records et d’avoir une balance commerciale largement excédentaire. Mais son économie est malgré tout profondément ébranlée: l’inflation est très forte, le chômage monte en flèche et la croissance devrait accuser une baisse de l’ordre de 5%. Les économistes russes indépendants évoquent même une récession comparable à celle du début des années 1990. Le départ en masse des entreprises occidentales, la chute des importations, les restrictions financières ont grippé la machine industrielle, y compris le complexe militaro-industriel.
Quelle est la situation dans le pays? Les sanctions occidentales ont-elles de réelles conséquences sur la vie des Russes?
Depuis 2014 et les premières sanctions à son encontre en réponse à son annexion de la Crimée, la Russie a énormément développé son industrie agroalimentaire et la culture des céréales, avec pour objectif l’autosuffisance. Pour l’heure, les Moscovites ne ressentent donc pas trop les sanctions internationales. Mais dans les villes qui ne vivent que grâce à une seule industrie, la situation est beaucoup plus difficile dans la mesure où, du fait d’une machine industrielle grippée, nombre d’habitants se retrouvent au chômage.
Finalement, n’est-ce pas le bilan humain – on parle de 50.000 morts côté russe – qui risque de précipiter la fin des hostilités? Démographiquement, la Russie peut-elle surmonter une telle hécatombe?
Sur les chiffres avancés, mieux vaut rester prudent. Mais les pertes russes n’en demeurent pas moins colossales. Certains régiments ont été littéralement décimés. Dans les villes de garnison, ça ne passe pas inaperçu. Si jusqu’à présent Vladimir Poutine s’est refusé à ordonner la mobilisation générale, les difficultés pour reconstituer les régiments, les brigades sont réelles. Ces pertes depuis le début de la guerre représentent donc une vraie saignée. Et c’est d’autant plus grave que la démographie russe avait déjà connu un creux au début des années 1990, c’est-à-dire que les 20 – 30 ans, la génération en âge de combattre aujourd’hui, ne sont pas si nombreux. À cela s’ajoute le départ de quelque 200.000 personnes depuis l’invasion de l’Ukraine, principalement les élites intellectuelles et professionnelles du pays.
Qu’en est-il de l’Ukraine?
Si elle ne communique pas sur ses pertes, l’Ukraine connaît bien évidemment des difficultés. Mais la problématique des effectifs militaires ne se pose pas de la même façon. Pour les Ukrainiens, partir au combat est une question existentielle. Il y va de la survie même de leur pays.
Si la Russie semble avoir peu de chance de l’emporter, l’Ukraine sortira de cette guerre en ruines. Existe-t-il déjà à l’Ouest des discussions, un plan pour aider le pays à se reconstruire?
C’est certain, au vu des milliers de bâtiments déjà détruits ou endommagés, l’Ukraine sortira en ruines de cette guerre. Mais en même temps, c’est un pays qui, au nom d’une incroyable union sacrée, aura tenu tête et même réussi à repousser la deuxième armée du monde. Et on peut imaginer que les citoyens ukrainiens mettront la même énergie à reconstruire leur pays que celle dont ils font preuve pour le défendre. Mais pour répondre à votre question: oui, il existe déjà des discussions, des réflexions entre les États-Unis d’Amérique et l’Union Européenne pour mettre en place un grand plan Marshall pour la reconstruction du pays. En parallèle, d’autres pays, plus petits, se sont également engagés à aider à la reconstruction de tel ou tel oblast.
Faut-il prendre au sérieux la menace nucléaire russe, qu’elle soit militaire ou civile?
Si ni l’Otan, ni aucun pays tiers ne sont intervenus dans ce conflit, c’est justement parce que la Russie est une puissance nucléaire crainte. Et depuis le début de cette guerre, la Russie n’a eu de cesse d’utiliser la dissuasion en brandissant la menace nucléaire par différents moyens.