Stratégie gagnante pour la Russie au Moyen-Orient

Colonel Cyril Iordanow, Collège de Défense Balte, Saint-Cyrien et ancien chef de corps du 93ème régiment d’artillerie de montagne. Cet article a été rédigé dans le cadre du High Command Studies Course 2024 du Baltic Defence College de Tartu (Estonie)

Bénéficiant de la confiance de Vladimir Poutine, la diplomatie russe mène au Moyen-Orient une stratégie particulièrement réussie basée sur un engagement minimum tout en visant un maximum de bénéfices (Minimax strategy). Agile, pragmatique et opportuniste, elle a pour ambition de restaurer le statut de grande puissance de la Russie et à défier l’influence occidentale. Elle combine différents outils des soft, sharp et plus rarement hard power pour atteindre ses objectifs dans cette région qui est devenue cruciale pour la Russie après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022. Cependant, en raison de ressources limitées, la Russie ne peut pas totalement remettre en cause l’hégémonie américaine et doit se résoudre à mener une diplomatie transactionnelle. Face à une stratégie russe qui capitalise sur les erreurs et errements de l’Occident, France et Etats-Unis devraient réinvestir le Grand jeu régional et répondre résolument au défi lancé par la Russie.

source: AFP/Photographie de George Ourfalian

En novembre 2016, M. Avi Dichter, ancien directeur du Shin Bet, déclarait à propos de la Russie que « ce nouveau voisin n’est pas venu pour louer un appartement mais pour construire une villa » (Baker). La déclaration de cet expert israélien reconnu soulignait que la Russie était résolument de retour dans cette région, devenue pour elle cruciale en février 2022 pour des raisons économiques, diplomatiques et sécuritaires.

Sur la base de liens historiques anciens, la Russie mène au Moyen-Orient une stratégie Minimax très réussie axée sur ses intérêts économiques, culturels, sécuritaires et géopolitiques, qui doivent tous contribuer à son objectif stratégique de restaurer son statut de grande puissance et de défier les pays occidentaux. Cela signifie que la Russie maximise ses opportunités avec un engagement minimal de ressources et de pertes potentielles, à quelques exceptions près, comme en Syrie depuis 2015. S’appuyant sur de vieux réseaux d’amitiés, des intérêts partagés et des erreurs occidentales, cette stratégie est menée par des professionnels efficaces et compétents de la diplomatie et des services de renseignement russes. Elle peut être décrite comme agile, pragmatique, proactive et opportuniste. Elle est parfaitement adaptée à une région où les alliances et les allégeances sont versatiles.

La Russie a trois principaux domaines d’intérêt au Moyen-Orient : l’économie, la culture et la religion, et la sécurité. Ces trois domaines ont pour unique objectif de contribuer au succès de la stratégie russe de restaurer son prestige et sa puissance.

Depuis 2022 et l’effondrement de ses liens économiques avec les marchés occidentaux, le Moyen-Orient joue un rôle crucial pour l’économie russe. La région est tout d’abord un carrefour pour relier la Russie aux marchés asiatiques et faciliter ses exportations de produits agricoles et pétrochimiques, de gaz, de pétrole et d’engrais. Les experts économiques russes préconisent un « pivot vers le Sud » en raison d’une reconfiguration rendue nécessaire des chaînes d’approvisionnement (Evgeny Y. Vinokurov, 2022). Ce pivot s’appuierait sur le Corridor de Transport International Nord-Sud (CTINS), un réseau de 7 200 kilomètres de chemins de fer, d’autoroutes et de routes maritimes qui relient la Russie et l’Inde à travers l’Iran et l’Azerbaïdjan. D’ici 2030, ce corridor pourrait transporter jusqu’à 25 millions de tonnes de fret annuellement (Kasturi). Cette nouvelle route entre l’Inde et la Russie réduirait le temps de trajet de 40-60 jours à 25-30 jours, et les coûts de 30%.

Le Moyen-Orient est également un marché essentiel d’exportation pour les produits russes. Moscou se concentre sur les domaines où il est le plus compétitif : armes, céréales, espace, pétrochimie, nucléaire civil, pétrole et gaz. De 2022 à 2023, la région a été la première destination des exportations de blé russe, avec 17 millions de tonnes. Ses principaux clients sont la Turquie, l’Égypte, l’Arabie Saoudite et l’Iran (Trego, 2023). Rosatom est le principal acteur du marché nucléaire régional, avec des centrales atomiques en cours de construction en Iran, en Turquie et en Égypte, et des projets en Arabie saoudite et aux Émirats Arabes Unis (Trenin, 2018). Ces marchés de l’atome civil permettent de sceller des alliances de long terme car un accord de 40 ans est généralement signé pour fournir le combustible nécessaire au fonctionnement des centrales (Winkler). Pour faciliter ces échanges commerciaux avec le Moyen-Orient et attirer les investisseurs musulmans, la Russie a lancé en septembre 2023 une expérimentation de finance islamique de 2 ans au Tatarstan, au Bachkortostan, en Tchétchénie et au Daghestan (Gadzo). Les résultats de ce changement économique mondial sont impressionnants, en particulier en Iran, en Turquie et aux Émirats Arabes Unis. En 2022, les échanges commerciaux avec les Émirats arabes unis ont bondi de 68 % pour atteindre 9 milliards de dollars, avec la Turquie de 100 % pour atteindre 60 milliards de dollars (Smagin) et avec l’Iran de 20 % pour atteindre 5 milliards de dollars (Ellie Geranmayeh). La Russie est devenue le principal investisseur étranger en Iran.

Le contournement des sanctions joue un rôle majeur dans ces changements spectaculaires. Les Émirats Arabes Unis tiennent ainsi une place centrale dans l’exportation de semi-conducteurs. Ils représentaient 50 % du volume d’exportations émiraties vers la Russie, chiffre multiplié par 15 en 2022 (Avadaliani). Capitalisant sur sa propre expérience de 4 décennies de sanctions internationales, l’Iran a fourni à son allié russe une expertise pour y échapper. La Turquie est essentielle dans l’exportation de biens à usage dual vers la Russie (C4ADS). Les exportations de machines-outils à commande numérique par ordinateur en sont une bonne illustration. En raison de l’absence d’une industrie nationale, la Russie dépend des importations à 70 %. Ces machines-outils et les logiciels associés sont utilisés par complexe militaro-industriel russe pour fabriquer des composants de missiles ou des pièces d’avion (Olena Yurchenko, 2023). Les entreprises turques seraient impliquées dans l’import-export de ces machines-outils mais aussi de nitrocellulose, principal composant des explosifs et de la poudre à canon. Selon des données douanières, elles ont ainsi vendu plus de 1 800 tonnes de nitrocellulose en 2023. (Times)

La Russie a lancé une offensive culturelle ambitieuse au Moyen-Orient. De nombreux centres culturels ont ouvert leurs portes et la chaîne de télévision Russia Today (RT) a lancé sa chaîne en langue arabe en 2007. RT et Sputnik Arabic sont très actifs sur les réseaux sociaux, produisant beaucoup plus de contenu sur Twitter que BBC Arabic ou Al Jazeera (Janadze). Et c’est un succès, comme l’atteste l’enquête sur la jeunesse arabe 2022, qui a révélé qu’une majorité de jeunes Arabes (âgés de 18 à 24 ans) accusent les États-Unis et l’OTAN, plutôt que la Russie, d’avoir déclenché la guerre en Ukraine (Borshchevskaya). En juillet 2022, RT Arabic comptait 22 millions de pages vues par mois, dépassant les 19,6 millions d’Al Arabiya et les 19,4 millions d‘Al Jazeera (Shayan Talabani, 2022). Cette activité sur les réseaux sociaux est parfaitement synchronisée avec les déclarations des comptes officiels diplomatiques russes qui jouent un rôle important en raison de leur large audience. Le compte Twitter en langue arabe du ministère russe des Affaires étrangères compte ainsi plus de 142 000 abonnés. La Russie investit également dans les universités et les écoles, obtenant ses meilleurs résultats en Syrie. L’objectif est de consolider un réseau influent d’ambassadeurs de la culture russe et des intérêts de la Russie dans le monde arabe. Certains liens sont anciens, comme le président palestinien Mahmoud Abbas, étudiant en Histoire à Moscou dans les années 1980.

Dans la lignée du néo-byzantinisme propagé par le gouvernement russe et les milieux conservateurs, la Russie souhaite rappeler qu’elle a été, pendant longtemps, la protectrice des chrétiens au Moyen-Orient. La construction en 2010 d’un musée d’histoire russe à Jéricho vient l’illustrer. En 2019, avec le Premier ministre hongrois Victor Orbán, Vladimir Poutine a rencontré à Budapest les responsables des églises d’Orient, déclarant que la protection des chrétiens dans les zones de conflit était désormais une priorité absolue pour la Russie. Les principaux artisans russes de cette politique sont le Comité de la Douma pour la défense des valeurs chrétiennes et la Société impériale orthodoxe de Palestine, fondée en 1882, dont la direction est étroitement liée au Kremlin. (Gerdziunas)

Enfin, le fort intérêt de la Russie pour le monde arabe est lié à la présence sur son territoire de plusieurs millions de musulmans. Selon le Département d’État américain (État, 2022), ils représenteraient 5 % de la population, mais 18 % selon les autorités musulmanes russes. Et ils pourraient représenter 30 % en 2030, selon le grand mufti du pays, en raison d’un taux de natalité élevé et d’une immigration massive en provenance d’Asie centrale. C’est une question cruciale pour la stabilité intérieure de maintenir de bonnes relations avec les autorités musulmanes et les dirigeants du Moyen-Orient comme l’Arabie saoudite. En dépit d’oppositions antérieures comme en Afghanistan dans les années 80, et plus récemment en Syrie, les dirigeants russes et arabes s’accordent pour défendre les valeurs traditionnelles contre les pays occidentaux perçus comme décadents. Et la Russie, en raison de son régime autocratique, ne porte pas de jugement moral sur les régimes locaux, à la différence des États-Unis et des pays européens soucieux du respect des droits de l’homme.

L’objectif principal que la Russie souhaite atteindre à travers sa stratégie au Moyen-Orient est de restaurer son prestige et son statut de grande puissance. Les deux domaines d’intérêt décrits ci-dessus doivent y contribuer. Pour le pouvoir russe, le Moyen-Orient devrait rejoindre la Grande Eurasie, telle que définie par des penseurs moscovites influents comme Sergey Karaganov (Karaganov, 2018), afin de rééquilibrer le pouvoir des pays occidentaux, en particulier des États-Unis. Moscou accorde une attention particulière à la stabilité de la région car elle peut contribuer à déstabiliser son étranger proche, en particulier les Caucase du Nord et du Sud, par un regain d’activisme islamiste. Les ventes d’armes, les interventions et bases militaires et la diplomatie soutiennent cette restauration de son prestige antérieur.

Le Moyen-Orient était traditionnellement un marché important pour l’industrie militaire de l’URSS. Après une baisse spectaculaire après 1991, la région est devenue dans les années 2010 le deuxième marché de la Russie après l’Asie. Des méga-contrats ont été signés : 4,2 milliards de dollars en 2012 avec l’Irak, 3 milliards de dollars en 2013 et 2 milliards en 2015 avec l’Égypte (Borisov, 2018). Depuis 2022, les exportations ont changé de direction, l’Iran étant devenue un fournisseur essentiel de la Russie. Elle a fourni de précieux drones dans le cadre d’un marché évalué à 6 milliards de dollars. Plus de 300 000 obus auraient également été exportés. Et l’Iran pourrait encore fournir de la main-d’œuvre et des missiles balistiques de courte portée si elle y trouve un intérêt. (Ellie Geranmayeh)

Moscou déploie un effort diplomatique important au Moyen-Orient. Mikhaïl Bogdanov est le représentant spécial de Vladimir Poutine dans la région depuis 2012. Vice-ministre des Affaires étrangères, il s’impose comme un fin connaisseur de la région et un diplomate très expérimenté. La Russie entretient des relations diplomatiques avec Israël depuis 1991. Elle se rêve en médiateur incontournable dans la région car elle maintient des relations amicales avec tous les pays. Elles sont transactionnelles et jamais idéologiques pour éviter de se créer des ennemis. Moscou offre à plusieurs États un contrepoids à Washington et à l’influence occidentale. Cela leur permet de réduire la pression occidentale en faveur de la démocratisation et de la protection des droits de l’homme. La Russie est membre de l’accord OPEP+ depuis 2016 et joue un rôle important dans la stabilité des cours sur le marché pétrolier, dont les fluctuations affectent immédiatement l’économie russe. Le maintien de prix hauts est crucial car les revenus pétroliers contribuent pour une large part au budget de l’État et au financement des programmes sociaux et de la guerre en Ukraine. La chute des prix du pétrole en dessous de 40 dollars signifie l’incapacité de Moscou à financer tous ses besoins budgétaires (Kozhanov, 2022). La Russie offre à plusieurs pays la possibilité d’accroître leur stature internationale en jouant un rôle dans la facilitation d’échanges de prisonniers entre la Russie et les États occidentaux, ou en essayant de mettre fin à la guerre en Ukraine (Dalay, 2023). Les dirigeants régionaux sont le deuxième groupe le plus important aux yeux de Vladimir Poutine, après ceux de l’ancien espace post-soviétique (Rakov, 2024). La Russie a renforcé ses liens avec l’Égypte et les Émirats Arabes Unis en soutenant le général libyen Khalifa Haftar. La guerre à Gaza a permis à Moscou d’accroître sa popularité dans le monde arabe et dans le “Sud global”, tout en affaiblissant Washington, perçu comme un partisan inconditionnel d’Israël. La Russie a tout d’abord refusé de condamner les atrocités du Hamas, adoptant un discours agressif sur la responsabilité d’Israël et des États-Unis. Puis elle a progressivement modéré sa ligne dans une logique de désescalade.

Sur le plan intérieur, cette restauration du prestige russe permet de renforcer la popularité de Vladimir Poutine. La guerre en Syrie, perçue par les Russes comme un succès, a permis de passer d’une focalisation sur les problèmes intérieurs à un patriotisme fervent. (Issaev, 2022)

La Russie combine avec succès ses outils de soft, sharp et plus rarement hard power. Elle s’appuie sur des acteurs essentiels et différents leviers de puissance.

Le soft power russe vise à imposer un narratif positif pour Moscou et à discréditer les pays occidentaux. Il peut d’abord s’appuyer sur les Russes qui vivent ou partent en vacances au Moyen-Orient. En Israël, environ 1 million de citoyens parlent russe et créent un lien humain par les contacts forts qu’ils maintiennent avec la Russie. Les médias, les touristes et les pèlerins orthodoxes renforcent cette influence (Trenin, 2018). Depuis février 2022, des centaines de milliers de Russes ont fui leur pays et se sont installés au Moyen-Orient, notamment aux Émirats Arabes Unis et en Turquie, qui a délivré 150 000 titres de séjour à des citoyens russes en 2022 (Smagin). Plus d’un million de Russes ont visité les Émirats en 2022 (+60% en un an) (Smagin). De nombreux oligarques se sont installés à Dubaï et à Abu Dhabi pour échapper aux sanctions financières et poursuivre sereinement leurs activités. Ils bénéficient de la règle locale d’immigration appelée « Golden Visa », qui requiert un investissement minimum de 2,7 millions de dollars. Suite au pivot politique de leurs dirigeants, les citoyens russes ont choisi la région comme destination de prédilection pour leurs vacances et jouent un rôle crucial dans les économies locales. La Turquie a reçu 5,8 millions de visiteurs russes au cours des dix premiers mois de 2023, ce qui représente le pourcentage le plus important de touristes du pays (Minute). Les autres destinations favorites des touristes russes sont les Émirats Arabes Unis et l’Égypte. (Tore)

La Russie vise à conquérir les cœurs dans la région en se présentant comme le bastion des valeurs traditionnelles, de l’hétérosexualité et de la loyauté envers l’État. Elle utilise un diplomate peu orthodoxe mais précieux pour atteindre le public musulman : le président tchétchène Ramzan Kadyrov, qui a établi des relations étroites avec plusieurs dirigeants régionaux. Il a réussi à conquérir une audience locale, notamment sur les réseaux sociaux comme TikTok, mettant en avant son image de défenseur de l’islam et de critique d’Israël, parfaitement reproduite par les médias contrôlés par la Russie et les usines à trolls agissant sur les réseaux sociaux. Kadyrov utilise également la Fondation Akhmat Kadyrov à des fins sociales et religieuses, comme la reconstruction de mosquées à Alep. Kadyrov utilise enfin le MMA (arts martiaux mixtes) comme un puissant outil de soft power avec ses champions tchétchènes, comme Khamzat Chimaev, qui vit à Dubaï. (Jack Watling, 2024)

La Russie maintient une présence militaire significative dans la région. La Syrie y est son principal bastion. L’intervention militaire de 2015 visait à éviter l’effondrement du régime de Bachar Al-Assad et à rétablir la stabilité du pays, qui attirait de nombreux djihadistes. Entre 3 000 et 5 000 étaient russophones, dont 90 % originaires du Caucase. Ils constituaient une menace majeure pour la sécurité en permettant la création de réseaux entre différents groupes extrémistes de l’« étranger proche » dans le Caucase et en Asie centrale (Kozhanov, 2018). Cette intervention a été un succès, surtout en comparaison des guerres américaines d’Irak et d’Afghanistan. Elle a donné à la Russie l’image d’un allié fiable et efficace, d’autant plus qu’Assad était dans une situation désespérée. Cette guerre a permis de tester environ 200 nouveaux types d’armes dans des conditions de combat réelles. Mais surtout, elle a redonné à la Russie son prestige perdu et un rôle diplomatique de premier plan. En 2013, Vladimir Poutine a ainsi traité pour la première fois avec les Américains d’égal à égal lorsqu’il s’est proposé de conduire la neutralisation de l’arsenal chimique syrien. La Russie peut bénéficier d’une base navale à Tartous accueillant une présence navale permanente recréée en 2013 et s’élevant à au moins dix navires de guerre (Jonas Kjellén, 2022). La Russie utilise depuis 2017 une base aérienne permanente située au sud-est de la ville de Lattaquié à Hmeimim. Une vingtaine d’avions de chasse, plusieurs avions de guerre électronique et de transport, et des systèmes de défense sol-air y sont stationné. Elle est également la plaque tournante des opérations russes en Afrique (Centre, 2024).

Moscou propose aux élites locales les services de ses sociétés militaires privées (SMP) comme Wagner, rebaptisée Corps expéditionnaire, désormais directement sous la supervision du GRU (Jack Watling, 2024). Ces combattants sont présents en Syrie et en Libye pour soutenir le général Haftar, un allié de poids de l’Égypte. En Syrie, les troupes de Wagner étaient coordonnées par le GRU et le FSB pour différentes tâches. Elles ont joué un rôle essentiel dans l’appui aux forces pro-Al-Assad pour reconquérir des parties entières du pays, comme à Palmyre au printemps 2016. En août 2023, il a été proposé que les combattants des troupes libyennes et syriennes soient formés dans de nouveaux camps à Tobrouk et Palmyre. L’idée est de diminuer la visibilité des mercenaires russes et, par conséquent, de protéger la réputation de la Russie en préservant une capacité de déni plausible, voire de recruter une partie du personnel formé pour combattre avec les SMP russes en Afrique. L’autre mode d’action consiste à intégrer des conseillers russes dans les forces partenaires. Cette volonté de discrétion du soutien russe dans la région n’est pas nouvelle. La plupart des soldats soviétiques impliqués dans les guerres israélo-arabes en 1967 et 1974 étaient camouflés sous une couverture de touristes. (Blank, 2018)

Depuis 2011 et les Printemps arabes, les Émirats Arabes Unis et les services secrets russes et leurs réseaux informels de renseignement ont développé des liens étroits, comme l’ont révélé les Pentagon Leaks en avril 2023 (Borne, 2023). Le but était de contrer l’influence occidentale perçue par Abou Dhabi comme une menace grave (Krieg). En juillet 2013, les deux pays ont soutenu la contre-révolution du maréchal Al-Sissi en Égypte. Et depuis 2014, ils sont des alliés indéfectibles dans leur soutien au général Haftar en Libye. (Borne, 2023) (Krieg)

La région, en particulier la Turquie et les Émirats Arabes Unis, permet à la Russie de contourner les sanctions affectant le commerce de l’or par des opérations de blanchiment d’argent et de dissimulation des origines et des acteurs de ce juteux commerce. Les réseaux criminels offrent ces services. (Hunter, 2022)

Un rapport de 2018 du département américain du Trésor révèle l’alliance croissante entre la Russie et le groupe terroriste chiite libanais Hezbollah. Ces relations n’ont pas toujours été bonnes, comme en témoigne l’intervention en 1985 des forces spéciales du groupe Alpha du KGB à Beyrouth pour libérer de manière ferme et peu conventionnelle 3 otages soviétiques (Interest). Née pendant la guerre en Syrie, cette alliance principalement militaire s’est transformée en une relation multiforme et mutuellement bénéfique. La Russie est impliquée dans un réseau de contrebande de pétrole iranien dirigé par un éminent dirigeant du Hezbollah « soutenu par des responsables de haut niveau du gouvernement de la Fédération de Russie et des organes économiques gérés par l’État », selon le département du Trésor américain (Levitt). Cette alliance offre de nombreuses opportunités à Moscou, au Liban, où la politique russe doit être lue comme une extension de sa politique syrienne (Tashjian, 2021), au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique du Sud, où le Hezbollah a développé ses réseaux parmi les diasporas chiites.

Les succès régionaux de la Russie sont en partie dus à des erreurs et à un certain désintérêt de l’Occident, souvent incapable de résoudre les problèmes de ses partenaires locaux. Considérant le caractère mondial de notre contestation avec Moscou et l’importance du Moyen-Orient, l’Occident, en particulier les États-Unis, la France et l’OTAN, doivent réinvestir résolument la région pour y reconquérir le terrain perdu. Comme Moscou est conjoncturellement concentré sur sa guerre en Ukraine, il y a une fenêtre d’opportunité à ne pas laisser passer.

Depuis 15 ans, les États-Unis se sont progressivement retirés des affaires régionales. Les principaux exemples en sont leur réticence à soutenir un vieil allié, le président égyptien Hosni Moubarak, en 2011 (Trager), ou le refus de bombarder la Syrie en 2013 après l’utilisation d’armes chimiques contre des civils, qui était pourtant une ligne rouge officielle du président Obama. Les alliés locaux des États-Unis ont compris que le centre de gravité des intérêts américains se déplaçait vers l’Asie. Ces pays ont décidé de développer leurs politiques en fonction de leurs intérêts propres et ont créé de nouvelles alliances avec la Russie, la Chine et d’autres pays (Paul Salem, 2021). L’Égypte, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis ont rejoint les BRICS en janvier 2024. Cependant, les États-Unis restent le plus puissant acteur de la région, mais ils doivent y clarifier leur vision à long terme. Ils peuvent s’appuyer sur plusieurs dizaines de bases militaires et sur des intérêts économiques mutuels. D’abord, les États-Unis pourraient réaffirmer officiellement qu’ils n’abandonneront pas le Moyen-Orient afin de rassurer leurs alliés, notamment l’Arabie saoudite et les pays du Golfe qui craignent l’Iran. Sur le plan diplomatique, les Etats-Unis pourraient s’investir davantage dans la résolution du conflit israélo-palestinien avec une attitude plus équilibrée, et dans l’accord nucléaire iranien, qui est une priorité pour désamorcer les tensions régionales. Les Etats-Unis pourraient renforcer leur rôle de premier plan en tant que premier fournisseur d’armes, à un moment favorable où la Russie fait face à des problèmes d’approvisionnement de ses clients régionaux traditionnels en raison de ses propres besoins pour l’Ukraine, de la pression sur les acheteurs potentiels par les États-Unis, et des sanctions (Mathews), comme l’atteste la chute de 52 % de ses ventes mondiales en 2023 (Pieter D.Wezeman, 2024). Enfin, les États-Unis pourraient réaffecter des financements vers des investissements axés sur les personnes : santé, chômage des jeunes, réfugiés, pauvreté chronique et croissance économique. (Dalia Dassa Kaye, 2021)

Compte tenu de la volonté affichée par la plupart des États de la région de diversifier leurs alliés et de leur désaffection actuelle envers les États-Unis, la France peut à nouveau jouer un rôle de premier plan au Moyen-Orient. Elle peut s’appuyer sur des liens séculaires et un réseau de diplomates, de chercheurs, d’hommes d’affaires et d’acteurs de la société civile connaissant bien la région. La France pourrait améliorer sa politique culturelle en soutenant davantage les programmes francophones dans les universités, la mobilité étudiante, ouvrir de nouveaux centres culturels et améliorer les programmes arabes des médias d’information internationaux francophones. Grâce à ses ambassades et à ses ONG opérant dans la région, la France pourrait retrouver sa place de protecteur des chrétiens d’Orient, en expulsant Moscou de ce rôle. En outre, la France pourrait renforcer sa coopération militaire avec des pays tels que l’Egypte, la Jordanie, le Liban, l’Irak, l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis, où elle bénéficie d’une base permanente. Les excellentes relations actuelles en matière de sécurité avec la Grèce pourraient renforcer notre position en Méditerranée orientale. Sur un plan économique, la France peut concurrencer la Russie sur différents marchés : armement, espace, céréales et nucléaire. Diplomatiquement, la France peut offrir une voix singulière et alternative en tant que puissance d’équilibre, comme dans la résolution du conflit israélo-palestinien ou le dossier du nucléaire iranien. 

L’OTAN doit s’assurer de la stabilité de son flanc Sud, comme le rappelle son concept stratégique de 2022, dans une approche à 360 degrés de sa dissuasion. L’alliance doit continuer à renforcer la résilience de ses partenaires face aux défis transnationaux (terrorisme, criminalité organisée, prolifération des armes légères et migration irrégulière). Cela signifie une coopération plus étroite avec des organisations régionales ou mondiales comme l’Union européenne, la Ligue Arabe ou les Nations Unies. Il est également important de renouveler ses programmes de partenariat traditionnels (le Dialogue méditerranéen et l’Initiative de coopération d’Istanbul). En outre, la sécurisation du flanc Sud nécessite de renforcer la crédibilité de la présence maritime de l’OTAN en Méditerranée orientale. Enfin, la question du double-jeu turc mérite d’être posée, d’autant que la Turquie a perdu une partie de son intérêt stratégique avec la fin de la Guerre froide et l’entrée dans l’OTAN de pays bordant la Mer Noire.

Pour conclure, il est essentiel de rappeler que la plus grande fenêtre ouverte de la Russie sur le Sud est le rivage de la mer Noire et ses ports. C’est pourquoi le résultat final de la guerre en Ukraine sera crucial pour l’avenir de la politique russe au Moyen-Orient ainsi que pour les pays voisins de la mer Noire.

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