« L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive, il coule et nous passons… »[1]
Je laisse au lecteur le soin d’identifier l’auteur de cette citation qui souligne notre impuissance face à la fuite du temps. Nous pourrions disserter assez longtemps sur un tel sujet. Pour ce qui me concerne, je constate, sans amertume, que nous ne faisons que passer en espérant laisser une trace aussi infime soit-elle dans la mémoire de ceux qui nous ont accompagnés.
Vous l’aurez compris, ce séminaire était pour moi le dernier aux côtés des auditeurs de la 33ème session méditerranéenne des hautes études stratégiques. Quel que soit le contexte, chacun reconnaîtra toute l’importance de la temporalité des événements. Plusieurs temps y sont d’ailleurs le plus souvent associés selon le niveau des acteurs devant y faire face. Dans le conflit opposant l’Ukraine à la Russie, le temps médiatique n’obéit pas à l’horloge du temps opérationnel ou du temps politique. C’est sans doute cette absence de concordance des temps qui complique les analyses des experts et multiplient les scenarii possibles au moment où les recompositions géopolitiques prennent une forme inédite et où de nouvelles polarités pourraient émerger.
Toujours en référence au temps, il m’apparaît qu’au fil des différents séminaires réalisés qu’apprendre d’hier et vivre l’actualité sans seulement la subir, permet d’espérer pour demain. Cette déclinaison ne m’incombe pas et était celle proposée par Albert Einstein qui soulignait que le plus important est de ne pas arrêter de poser des questions. C’est le sens donné aux différentes étapes du parcours des auditeurs de la 33ème SMHES et je dois constater, avec satisfaction, que les participants ont jusqu’au bout interroger tous leurs interlocuteurs pour mieux appréhender l’influence des Balkans en Méditerranée.
Pour clore cette session et au terme d’un parcours exceptionnel où nous avons pu rencontrer les centres décisionnels parisiens, les instances de l’Union européenne, des spécialistes des Balkans au cours d’un colloque au sénat et dans le cadre d’un échange avec le Belgrade Center for Security Policy, il était indispensable d’aller à la rencontre des instances et organisations des Nations unies et des représentations françaises qui, au quotidien, interagissent avec l’ensemble des pays membres pour donner une certaine perspective au multilatéralisme dont Genève fut le berceau lors de la création de la Société des Nations en 1920. Son document fondateur, le pacte de la Société des Nations, était composé de 26 articles dont les objectifs étaient de régler pacifiquement les différends internationaux quelle qu’en soit la nature. Manifestement, ce pacte ne tient plus avec l’invasion russe en Ukraine qui représente, sans conteste, une violation orchestrée par un pays membre permanent du conseil de sécurité.
Ce conseil, central dans la mise en œuvre de la défense et de la sécurité des pays membres des Nations unies, est aujourd’hui une instance fragilisée dont il faudra, à terme, repenser le fonctionnement. Ce défi est immense ! Mais se rendre à Genève pour disposer d’une approche globale des mécanismes internationaux nous ramène aussi au niveau régional. Ce niveau est fondamental dans les équilibres ou déséquilibres qu’il peut produire. C’est donc une forme d’approche Top Down que nous pouvons croiser avec la démarche Bottom Up réalisée sur le terrain en République de Serbie lors de notre séjour organisé au mois d’avril 2023.
Et puis ce dernier séminaire précède traditionnellement la clôture de la session en présence de son parrain. C’est donc aussi la fin d’une aventure pour mes auditeurs et le début d’une nouvelle histoire car, n’en doutons pas, ils resteront liés et partageront, pour la plupart, d’autres réflexions en commun. Cette année, le parrain est le préfet Pascal Mailhos, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme qui a accepté d’accompagner les auditeurs de la 33ème SMHES. Un parrain prestigieux qui donne évidemment un écho particulier à nos sessions de formations mais qui souligne aussi tout l’intérêt qu’il porte à l’institut FMES. Nous l’en remercions. C’est donc un temps fort ! Temps fort car l’exercice de restitution d’une année de réflexion est toujours délicat. Il l’est d’autant plus qu’il est réalisé en présence d’une personnalité très aguerrie à ces questions géopolitiques qui, vous l’aurez compris, sont des sujets d’intérêt national.
Avant de décrire succinctement le déroulement de ce séminaire, rappelons, pour revenir sur les Nations unies, que c’est aujourd’hui 193 États membres qui participent aux actions multilatérales au sein d’une constellation d’instances et d’organismes disséminés partout dans le monde. Rappelons aussi que si Genève reste le creuset de toutes les organisations qui composent les Nations unies c’est à New-York que le siège est implanté depuis le 9 janvier 1951. Certains diront à ce sujet que la cuisine est à Genève et que le restaurant est à New-York !
Mais avant de rencontrer les représentants de nos organisations internationales, le premier rendez-vous était fixé avec madame Emmanuelle Lachaussée, représentante adjointe de la France auprès des Nations unies et des organisations internationales en Suisse à la villa des Ormeaux le jeudi 22 juin en matinée. Diplomate disposant d’une très grande expérience, elle a tenu à préciser les axes stratégiques qui structurent l’action de notre pays à un moment où l’histoire remet en cause les vieux principes fondamentaux d’une organisation internationale faisant face à de multiples défis. Le retour de la guerre bien sûr compte parmi les défis principaux qui se conjuguent à d’autres, les enjeux climatiques, environnementaux, démographiques, sanitaires etc. La France a fait le choix de privilégier trois axes structurants, celui d’un multilatéralisme efficace et opérationnel, celui de défendre les valeurs que nous portons à l’échelle nationale et européenne et enfin l’axe de la coordination avec nos partenaires. Décliner ainsi, ces axes pourraient paraître presque évidents sans apparaître comme des axes disruptifs pour employer un mot à la mode alors que l’environnement impose un changement brutal face aux différents chocs exposant chaque pays individuellement et les organisations internationales ou régionales. Mais son exposé a indéniablement apporté un éclairage plutôt innovant de nos ambitions dont on mesure qu’elles auront besoin du soutien de nos partenaires. La France tient encore aujourd’hui une place singulière. Pour combien de temps ? Notre influence repose donc sur notre poids politique à l’échelle régionale et internationale. De beaux défis en perspective !
Au terme de cet échange, nous avons reçu madame Julia Unger, coordonnatrice des opérations en Europe et en Asie centrale du Comité international de la croix rouge. L’action du CICR se fonde sur les conventions de Genève de 1949. Institution indépendante et neutre, elle compte parmi les plus anciennes de notre histoire. Madame Julia Unger en a fait une présentation très complète rappelant les grands principes qui animent cette organisation. Ce sont évidemment les facteurs d’humanité d’impartialité, de neutralité, d’indépendance, de volontariat, d’unité et d’universalité qui sous-tendent toutes les actions de ses représentants. La vocation du CICR est unique, celle de protéger la vie et la dignité des victimes des conflits armés.
Cette année est marquée bien sûr par les effets de la guerre en Ukraine mais aussi par une conjugaison de risques dans les pays d’Afrique sahélienne et subsaharienne avec les guerres au Soudan et les risques pesant sur les populations des pays les plus vulnérables tels que le Niger ou le Mali. Au changement climatique s’ajoutent souvent les conflits armés, la crise alimentaire accentuée par la baisse significative des approvisionnements induite par la guerre en Ukraine et les politiques protectionnistes de certains pays. Enfin pour couronner l’ensemble, les pays les plus vulnérables sont fragilisés économiquement. De cet échange, les auditeurs retiendront la passion d’une représentante disposant d’une formidable expérience de terrain. N’oublions pas que c’est la bataille de Solferino en 1859 et Monsieur Henri Dunant, homme d’affaires et humaniste suisse, qui fut à l’origine de la création de la Croix Rouge qui conserve encore aujourd’hui l’intégralité de ses principes fondateurs.
Le troisième rendez-vous était consacré à l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dont les évolutions ont tiré certains enseignements de la pandémie du COVID 19. Madame Marie-Ange Wambo du département des pandémies et épidémies de l’OMS a fait un point très complet des actions conduites au titre de la préparation aux urgences sanitaires. C’est d’ailleurs une histoire ancienne puisque le sujet des maladies infectieuses a très tôt été pris en compte par les États avec la volonté d’une meilleure coordination.
Ainsi, la première conférence de Paris en 1851 s’engageait dans cette voie pour contrer des maladies infectieuses dont la plupart seront éradiquées au cours du 20ème siècle. Aujourd’hui, l’ambition est claire ; il faut répondre aux nouvelles menaces mais aussi contrer celles ré-émergentes. La crise du COVID 19 fut donc une alerte sérieuse dont les leçons permettent de mieux s’armer face aux risques pandémiques. Dans ce domaine, l’écosystème de la gestion de l’infodémie tient une place particulière soulignant le poids de l’information ou de la désinformation distillée sur les domaines de la santé. S’agissant de l’OMS, son influence à l’échelle mondiale est plutôt encourageante démontrant que l’action multilatérale dans le domaine de la santé n’est pas totalement fermée. En disant cela, il faut naturellement faire le lien avec d’autres facteurs, notamment celui de la protection intellectuelle dans les brevets de certains produits pharmaceutiques, qui limitent la réponse sanitaire globale espérée par les promoteurs du multilatéralisme. Dans les faits, les différentes instances des Nations unies sont le plus souvent interdépendantes. Un point bloquant pour l’une d’entre elles peut stopper une initiative de portée internationale.
Pour clore cette journée, la présentation du Haut-commissariat pour les réfugiés venait compléter les informations acquises au gré des rendez-vous antérieurs. Monsieur Vincent Cochetel, envoyé spécial pour la situation en Méditerranée centrale, s’est livré à cet exercice dans une intervention précise et empreinte de beaucoup d’humanité. Pour des raisons opérationnelles, c’est de Tunis qu’il nous a adressé en visioconférence quelques clés de compréhension d’un organisme dont on peut dire qu’il est loin d’être en panne.
Il est vrai qu’à la lumière de quelques exemples de terrain, le soutien apporté aux populations fuyant la violence ou étant menacé ne cesse de croître. En évoquant le nombre de personnes déplacées, les récents événements à la frontière du Tchad et du Soudan donne le vertige puisque leur niveau atteint aujourd’hui plus de 500 000 avec d’évidents risques sanitaires mais aussi sécuritaires. Son intervention a suscité un bel échange avec les auditeurs en abordant tous les points chauds dont certains sont moins visibles masqués par l’actualité russo-ukrainienne. En tout état de cause, il a su convaincre que le HCR demeurait une organisation centrale pour la protection des réfugiés. Il faut se rappeler qu’il s’agissait au départ d’une organisation provisoire née au lendemain de la Seconde guerre mondiale en 1950. Au-delà des mesures de protection pour les réfugiés confrontés à toute forme de menaces et trafics, il soulignait à partir d’une cartographie détaillée le rôle central de la Méditerranée dans l’alimentation des flux migratoires avec de multiples routes couvrant presque tous les secteurs de la partie occidentale à la partie orientale.
Au cours de notre dernière demi-journée du vendredi 23 juin, nous avons reconduit la séquence indispensable relative au commerce mondial en sollicitant un représentant particulièrement qualifié auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il s’agit de Monsieur Etienne Oudot de Dainville, délégué permanent de la France auprès de l’OMC, qui a décliné les principaux défis de cette organisation et commenté les actions continues conduites par la France avec les 159 membres de cette organisation. En première analyse, la dynamique soutenue par cette organisation a du mal à s’établir au moment où de grands pays dont les Etats-Unis adoptent toute une série de mesures protégeant leurs activités économiques. En particulier, l’Inflation Reduction Act, bien que s’inscrivant dans une dynamique favorable aux énergies renouvelables, consolide la protection du marché intérieur américain.
Le libre échange prend donc une forme nouvelle dans un monde où l’économie est quelque peu dérégulée. Les Etats-Unis longtemps considérés comme le leader mondial du libre-échange ont radicalement changé leur posture. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la Chine, sans être le meilleur élève, n’est pas non plus le plus mauvais même si son économie a su tirer tous les bénéfices des mécanismes commerciaux de l’OMC. Mais n’en doutez pas, d’autres pays ont eux-aussi tirer parti de cette mondialisation heureuse avec un accroissement de la consommation et un enrichissement de très nombreux opérateurs. Une étude particulière mériterait d’être lancée sur ce sujet avec en corollaire un affaiblissement significatif de notre autonomie stratégique dans de très nombreux domaines.
En revanche, l’Inde dont le potentiel économique est colossal fut sans doute le pays qui respecta le moins les règles multilatérales préconisées par une organisation née des accords dits de Bretton Woods en 1944. L’Organisation mondiale du commerce fait donc face à de multiples enjeux dans un contexte évolutif et instable où les équilibres entre les puissances changent. Avant que Monsieur Oudot de Dainville n’intervienne, notre ambassadeur, Représentant Permanent de la France auprès des Nations unies a tenu à saluer les auditeurs de la session et les féliciter des démarches entreprises pour étudier un thème d’étude très bien choisi et de circonstance. Je ne peux résumer ici une intervention dont les auditeurs m’ont fait remarquer qu’en quelques mots ils ont pu saisir à la fois une appréciation de situation, une vision des principaux enjeux stratégiques et le réalisme d’une analyse qui tranche assez nettement avec celles de certains commentateurs finalement souvent peu exposés à la réalité du terrain. Mes auditeurs conserveront cette image d’une Europe herbivore dans un monde de carnivores car, à l’origine, il s’agissait bien de coopérer pour éviter de reproduire les situations dramatiques des deux Grandes Guerres.
Voilà c’est fini… j’ai donné rendez-vous à mes auditeurs le samedi 24 juin à la Maison du numérique et de l’innovation pour qu’ils restituent leurs travaux en présence de leur parrain, le préfet Pascal Mailhos et le président de l’université de Toulon, Monsieur Xavier Leroux. Il y avait bien sûr d’autres personnalités parmi les invités, je pense à Monsieur Yannick Chenevard, député du Var et rapporteur à la commission de la défense et des forces armées et au général de corps d’armée Arnaud Browaëys, commandant la Région de gendarmerie Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur et la zone de sécurité Sud. Ceux qui ne sont pas cités me pardonneront. Mes auditeurs ont su mettre en avant la qualité de leurs travaux. C’était l’objectif. Il est parfaitement atteint. Au bilan, ils ont su travailler ensemble, partager, écouter et entendre… Et d’expérience, ce ne sont pas les actions les plus aisées. Ils sont aussi restés eux-mêmes donnant à la diversité de leur parcours un formidable éclat. Ils ont su, sans être des experts, approfondir un thème d’étude particulièrement difficile, celui de l’influence des Balkans en Méditerranée. Si cette fin marque le point final de cette aventure, elle ouvre aussi de belles perspectives à tous ceux qui l’ont vécu. De toute façon, il faut toujours se donner du temps ! Du temps pour apprendre, du temps pour grandir, du temps pour se relever… Cesser d’apprendre, ce serait commencer à vieillir ! Les sessions méditerranéennes des hautes études stratégiques sont donc un bel antidote. Au moment de tourner cette page, je voudrais adresser ma très amicale reconnaissance à Monsieur Gérald Bota et à Madame Sarah Sriri, mes formidables compagnons de route !
[1] Poète, romancier, dramaturge, historien et homme politique qui participera à la révolution de 1848 et à la naissance de la Deuxième République.