Joyau stambouliote à la croisée des cultures et des religions, la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée suscite de vives émotions. Universalistes convaincus, défenseurs kémalistes de la laïcité, orthodoxes viscéralement attachés à leur berceau, chrétiens et Occidentaux inquiets face à la montée de l’islam politique : nombreux sont ceux qui regrettent cette décision. Face à eux, le grand gagnant semble être le président Erdogan, lequel renforce son projet historiographique néo-ottoman et rallie à lui les milieux conservateurs et nationalistes. Cette alliance renforcée, le président en a grandement besoin alors qu’il dépend du parti d’action nationaliste (MHP) pour faire passer ses lois et qu’il ne peut compter sur son modeste bilan économique fragilisé par la pandémie du Covid-19.
Rappels historiques
L’emplacement choisi en 330 par l’empereur Constantin – fraîchement converti au christianisme – pour la construction de la basilique dédiée à la nativité du Christ et nommée Hagia Sophia (« sagesse divine », sans référence à Sainte Sophie) se situe sur les ruines d’un ancien temple d’Apollon et domine la ville de Byzance, rebaptisée Constantinople, ainsi que le Bosphore. Après plus d’un millénaire de reconstructions impériales, d’agrandissements audacieux et d’entreprises de décorations fastueuses, le conquérant Mehmed II est touché par la beauté de la basilique et décide de l’épargner en 1453. Il y fera ériger un minaret, en fera une mosquée et prescrira que tout lieu de culte coranique de son empire devra dès lors s’inspirer de celle qu’il nommera Ayasofya. Durant l’époque ottomane, le bâtiment connaîtra des modifications conformes à son statut de mosquée : Soliman dit le Magnifique ramena deux imposants chandeliers de bronze de sa conquête de Hongrie pour orner le mihrab, indiquant à la fois la direction de la kaaba à La Mecque et son écrasante victoire sur le rempart réputé inexpugnable de la chrétienté contre l’islam ; Selim II ordonna la construction de nouveaux minarets et y fit construire la loge du sultan ainsi que son mausolée ; Mahmoud Ier fit quant à lui ajouter une école coranique, une bibliothèque, une fontaine d’ablutions et une soupe populaire. La succession des califats ottomans et les altérations que ces derniers ont réalisé à Ayasofya en ont fait un emblème – culturel et cultuel – de victoire de l’islam sur la chrétienté. L’histoire de l’édifice prend un tout autre tournant avec la décision du fondateur et premier président de la République turque Mustafa Kemal Atatürk en 1934 de désaffecter Ayasofya comme lieu de culte coranique pour en faire un musée et ainsi « l’offrir à l’humanité ». Cinquante années plus tard, l’UNESCO classera le site, reconnaissant ainsi le chef d’œuvre architectural d’Ayasofya, l’universalité de son héritage mais aussi le puissant symbole de dialogue que lui confère sa nouvelle vocation.
« La Turquie s’est débarrassée d’une honte »
Si la communauté internationale avait favorablement accueilli la transformation de l’édifice en musée, il en est tout autrement de la branche conservatrice et ultranationaliste turque qui déplorait la perte d’un symbole identitaire et souverain majeur. Dès lors, un désir de reconquête s’est installé dans les esprits d’une frange de la population et une société civile conservatrice s’est organisée pour œuvrer à « la veille idéologique, l’agitation médiatique et l’action judiciaire relatives à ce combat ».[1] C’est d’ailleurs une requête associative qui a permis au Conseil d’Etat de révoquer la décision gouvernementale de 1934 conférant à Sainte-Sophie son statut de musée.
Faisant suite à la révision constitutionnelle de 2017 offrant les pleins pouvoirs au président, il est fort à parier qu’Erdogan n’est pas étranger au décret du plus haut tribunal de Turquie rendu le 10 juillet 2020.[2] Son annonce télévisée enflammée précipitant la mise en application du décret pour la tenue de la prière du vendredi 24 juillet en sa présence témoigne non seulement son implication sur ce dossier, mais aussi la récupération idéologique qu’il a en tête. En effet, le 24 juillet 1923 a été signé le traité de Lausanne. Si les kémalistes y voient une victoire diplomatique effaçant l’humiliation du traité de Sèvres et permettant la reconnaissance de la Turquie au regard du droit international, Erdogan y voit un traité imposé par les puissances occidentales et une réduction drastique du territoire turc. Quant au droit international, ce dernier priverait la Turquie des îles sur lesquelles elle devrait historiquement exercer sa souveraineté.[3] L’affirmation de l’identité turco-musulmane à travers la requalification d’Ayasofya sonne ainsi comme une revanche sur la soumission de la Turquie à l’Occident, comme une prise en main de l’histoire nationale qui parle à l’écosystème islamique de droite.
Erdogan, le calife à la place du président
Une fois les éléments kémalistes indésirables effacés du roman national, Erdogan souhaite reprendre de plus belle le fil ottoman de l’histoire dont il veut être un protagoniste aux côtés de Mehmed II. Pour cela, le président souhaite ressusciter puis incarner le califat et la grandeur qui y était associée, notamment à travers la rhétorique « pseudo-guerrière de l’unité contre les ennemis de la nation »[4]. Le cinéma fait partie intégrante de cette feuille de route : ainsi, Feith 1453, une superproduction islamo-nationaliste turque de 2012 sur la conquête de Constantinople a attiré plus de spectateurs que les blockbusters américains, symbole-même de l’idéologie occidentale, pour devenir le plus gros succès cinématographique enregistré en Turquie (plus de 6,5 millions d’entrées). L’imaginaire visuel ottoman est également mis à contribution de l’entreprise du président lorsque ce dernier accueille des chefs d’Etat étrangers entouré d’une garde d’honneur vêtue de tenues militaires traditionnelles de l’époque de l’empire Ottoman. Il montre ainsi l’exemple à ses concitoyens en « regard[ant] vers le futur à travers [leur] glorieuse histoire ». Rares sont ceux qui élèvent la voix contre cette mascarade historiographique, permettant au président de lisser les rugosités les unes après les autres et de construire une « nation turco-musulmane homogène ».[5]
La nouvelle Turquie, phare de l’islam dans le monde
Le projet historiographique d’Erdogan ne comprend pas seulement la Turquie, mais aussi l’ensemble du monde musulman. En effet, le président turc se voit comme le phare de l’islam politique et religieux dans le monde[6], défenseur des musulmans dont les droits sont bafoués aux quatre coins du monde, jouant tant sur la corde frères musulmans, tant sur la corde panislamique lorsque cela lui permet d’utiliser leurs réseaux établis afin de renforcer sa stature régionale et internationale.[7] Ainsi, le pays musulman dans lequel la construction de mosquées a le plus explosé depuis 15 ans[8] avait-il amorcé la restitution d’églises devenues musées au culte coranique comme Sainte-Sophie de Nicée en 2011 et Sainte-Sophie de Trébizonde en 2013. Sainte-Sophie de Constantinople était donc la suite logique du processus entamé, tout en revêtant un symbole historique fort pour le monde occidental et chrétien, ainsi que pour les minorités turques. Erdogan en a profité pour marquer les esprits du monde musulman en annonçant dans son communiqué en arabe que la mosquée Ayasofya était annonciatrice de la prochaine « libération de la mosquée Al-Aqsa » de Jérusalem sous contrôle israélien. Il est intéressant de noter que cette phrase ne figure pas dans la version anglophone du communiqué, plus consensuelle, démontrant ainsi que le message adressé aux locuteurs de la langue de la révélation faite à Mohammed est fondamentalement différent de celui adressé au monde occidental. Cependant, la requalification de Sainte-Sophie doit davantage être analysée comme une instrumentalisation de la religion à des fins nationalistes et expansionnistes plutôt qu’au service de l’islam en tant que tel.
Erdogan à la conquête de la Méditerranée orientale
Si les dirigeants politiques et religieux du monde entier ont réagi à l’annonce de la requalification d’Ayasofya, leur prise de parole est souvent restée superficielle, basée sur des sentiments ou bien sur la légalité et la légitimité de la décision. Et pour cause, l’événement ne doit pas être analysé en tant que tel, sorti du contexte géopolitique dressé par Erdogan ces derniers mois. La lutte historiographique décrite plus haut va de pair avec le positionnement militaire néo-ottoman agressif engagé en Méditerranée orientale, d’un côté vis-à-vis de la Grèce et Chypre dont bon nombre d’îles et d’eaux territoriales sont revendiquées par la Turquie faisant suite à l’accord de Sèvres, et de l’autre côté vis-à-vis du monde occidental par lequel elle se sent muselée et plus particulièrement de la France, pays sur le territoire duquel a été signé le traité du déshonneur.
Ainsi, la situation en Syrie et en Libye, le positionnement favorable de la Turquie sur le dossier des migrants vis-à-vis de l’Union européenne, les violations répétées des souverainetés grecque et chypriote et les provocations militaires crescendo envers la France contribuent à la réalisation de la promesse du président turc de rétablir l’empire ottoman en 2024, non seulement dans l’imaginaire collectif, mais aussi en termes de territoire. Pour les plus dubitatifs d’entre nous, l’historien Olivier Bouquet nous relate une série d’événements datant de mai dernier : « Lors de la commémoration de la prise de Constantinople […], la 48ème sourate du Coran (« La conquête ») a été lue à Sainte-Sophie. Le même jour, des forages ont été annoncés dans l’espace maritime grec. L’un des navires chargés de l’opération a pour nom Fatih (« le conquérant »). Dans un jeu de bascule à l’attention de l’opposition kémaliste et au-delà, les quatre zones de forage se nomment « Ne » « Mutlu » « Türküm » « Diyene » : « heureux celui qui peut se dire turc ». »[9]
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Ce qui a de quoi faire pâlir, ce n’est donc pas le symbole que constitue Sainte-Sophie, mais bien l’ambition néo-ottomane expansionniste d’Erdogan. Ce dernier teste les limites du monde occidental. Excepté le président français Emmanuel Macron et quelques rares dirigeants européens, il n’a pour le moment pas rencontré de résistance, ce qui le conforte dans sa vision de l’avenir. La question n’est donc pas jusqu’où Erdogan est prêt à aller, fort de son budget de la Défense en hausse de 16% cette année, mais bien jusqu’où les pays occidentaux vont se laisser marcher sur les pieds.
[1] J.-F. Pérousse (2020). Turquie. Le mauvais film de la « reconquête » de Sainte-Sophie ; Orientxxi.info ; 23 juillet 2020.
[2] V. Toranian (2020). Quand Erdogan convertit de force Sainte-Sophie à l’islam ; Revue des deux mondes ; 15 juillet 2020.
[3] O. Bouquet (2020). En Méditerranée, Recep Tayyip Erdogan cherche une revanche néo-ottomane ; Le Monde ; 3 juillet 2020.
[4] J.-F. Pérousse (2020).
[5] A. Bonzon dans P. Sugy (2020). La réislamisation de la basilique Sainte-Sophie supposera de recouvrir les fresques et le mosaïques ; Le Figaro ; 16 juillet 2020.
[6] V. Toranian (2020).
[7] J.-P. Filiu (2020). Jusqu’où ira l’islamo-nationalisme d’Erdogan ?; Le Monde ; 19 juillet 2020.
[8] A. del Valle (2020). Réislamisation de Sainte-Sophie : Erdogan avance son projet de renaissance de l’empire ottoman ; Valeurs actuelles ; 28 juillet 2020.
[9] O. Bouquet (2020).