Le 25 juin, l’université de Nice et son Institut de la Paix et du développement accueillait une journée d’études de l’observatoire stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient (OS2MO), qui fédère les chercheurs volontaires des universités de la Région Sud (Aix-Marseille, Toulon, Université Côte d’Azur, Institut d’Etudes Politiques d’Aix) et de l’Institut FMES.
La journée, tenue en format hybride, a débuté par une allocution d’ouverture prononcée par Pascal AUSSEUR, Directeur de l’institut FMES et Jean-Christophe MARTIN, Professeur de droit public à l’université Côte d’Azur et Directeur de l’Institut de la Paix et du Développement.
La première table-ronde, intitulée « La rivalité russo-turque et les stratégies d’influence de la Turquie en Méditerranée » a été animée par Pierre RAZOUX, Directeur académique et de la recherche de la FMES. Il a tour à tour donné la parole aux intervenants, et en premier lieu à Jean MARCOU, Professeur de droit public à Sciences Po Grenoble, membre du Centre d’Études et de Recherche sur la diplomatie, l’Administration Publique et le Politique et chercheur associé à l’IFEA d’Istanbul, qui a exposé l’historique de la relation russo-turque, pour évaluer si celle-ci est une amitié de circonstances ou bien si elle débouche sur la construction d’une relation pérenne. Pour éclairer ce sujet d’actualité, il a souligné le rôle des liens énergétiques fondateurs entre les deux pays dès les années 1980 ayant contribué à la tentative de construction d’une relation pérenne. Mais Jean MARCOU souligne également l’inconstance du rapprochement entre les deux pays : leurs intérêts politiques et stratégiques communs sont lents à se concrétiser. Même si le coup d’état de 2016 a réduit la méfiance réciproque, il existe encore de nombreux différents (Syrie, Libye, Caucase) et de potentiels désaccords (aéroport de Kaboul, relations avec l’Azerbaïdjan, Idlib, mer Noire, Crimée). L’élection de Joe Biden aura ainsi, à ne pas en douter, un impact sur la relation russo-turque.
Joseph MARTINETTI, maître de conférences en géographie à l’université Côte d’Azur et membre du Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine, a ensuite apporté un éclairage supplémentaire sur les « complémentarités ou rivalités énergétiques en Méditerranée entre la Russie et la Turquie ». Il a tout d’abord exposé les besoins et défis énergétiques de la Turquie, forcée d’avoir une position stratégique dans le grand jeu énergétique à cause d’une dépendance à 70% des importations et à 80% des énergies fossiles, alors que la demande énergétique turque est en croissance. Il existe ainsi des enjeux de diversification (notamment via l’énergie hydraulique) et de maitrise des couts pour Ankara. La relation russo-turque contient de même des enjeux énergétiques, en premier lieu celui du charbon puis celui du pétrole raffiné, qui se matérialisent à travers le projet de gazoduc « South Stream ».
La relation russo-turque « entre compétition, coopération et coexistence » a ensuite été abordée par le prisme de la mer Noire par Igor DELANOÉ, Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe et chercheur associé au Laboratoire de droit international et européen et au CMMC de l’Université Côte d’Azur. Il a expliqué la politique révisionniste turque dans la région et a détaillé les aspects des coopérations énergétiques, industrielles et commerciales entre Moscou et Ankara dans la zone, en particulier dans le détroit du Bosphore. La région de la mer Noire, aux yeux d’Igor DELANOÉ, a le rôle d’importateur de stabilité dans la relation russo-turque, puisque les deux pays y acceptent la logique des sphères d’influence et respectent une certaine ligne rouge pour éviter une confrontation ouverte.
Enfin, Thomas PIERRET, Chargé de recherche au CNRS en sociologie politique et à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans, est revenu sur le dossier syrien en particulier. Il a souligné que l’intérêt turc en Syrie se concentre au nord, ne créant ainsi pas de points de friction avec l’Iran (intéressé par le sud et l’est du pays) mais bien avec la Russie, qui soutient Damas dans sa reprise de contrôle du territoire. Pour Thomas PIERRET, depuis 2020, les interventions militaires turques sont dictées par des enjeux intérieurs (les élections se focalisant sur les questions kurdes et des réfugiés) : selon lui, la politique d’annexion de fait du nord de la Syrie par la Turquie peut présenter un risque de « gazaification ». En parallèle, la Russie est à présent coincée dans son rôle de responsable du nouvel « homme malade » de la région, et prend le risque d’une évolution lente et négative du ratio coût/bénéfice de sa présence.
Après une pause bien méritée suite à deux heures d’échange passionnants, l’OS2MO et ses membres se sont une nouvelle fois retrouvé pour une seconde table-ronde, animée par Pascal AUSSEUR et traitant des « recompositions politiques entre Israël et les États arabes ».
Cédric PARIZOT, Chargé de recherche au CNRS en anthropologie et membre de l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans, a tout d’abord évoqué « les Palestiniens d’Israël face à la normalisation ». Ceux-ci, d’abord hostiles à la normalisation, mais progressivement pragmatiques et cyniques, ont de nouveaux objectifs: attirer les investissements du Golfe auprès des sociétés arabes israéliennes et développer des nouvelles routes touristiques et de pèlerinage. La normalisation représente de plus l’espoir d’accéder à des carrières plus attirantes et rémunératrices pour de nombreux jeunes arabes via une reconnexion au monde arabe. Cédric PARIZOT souligne que la normalisation est également une aubaine pour les réseaux maffieux en Israël qui seront eux-mêmes instrumentalisés par les services israéliens et émiriens.
William LEDAY, Enseignant en relations internationales à Sciences Po Paris et Sciences Po Aix s’est ensuite posé la question suivante : « Les conséquences des nouvelles urgences géopolitiques ont-elles renouvelé les cadres de pensées et de mobilisation relatifs au conflit israélo-palestinien ? » Pour lui, le dossier israélo-palestinien n’est plus la priorité d’aucune chancellerie, à l’échelle mondiale comme régionale : celles-ci cherchent à oublier et invisibiliser le dossier, en concurrence avec d’autres problématiques plus pressantes que sont Daesh, l’Iran, la Syrie, la Libye et le Liban. De plus, le clivage anti-iranien qui fédère l’Arabie Saoudite, Bahreïn et les Emirats Arabes unis contribuent à faire passer le dossier palestinien au second plan.
François BURGAT, Directeur émérite de recherche au CNRS en science politique et membre de l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans a ensuite présenté sa compréhension des « Enjeux, portée et limites du soutien israélien au front de la contre-révolution arabe ». Selon lui, le conflit israélo-palestinien fait partie de l’alchimie de la radicalisation du monde arabe et le taux de rejet des Accords au sein du monde arabe est extrêmement haut. En parallèle, dans le processus de normalisation, il y existe deux catégories d’acteurs : les monarchies du Golfe qui ont choisi le rapprochement avec Israël à cause de la menace iranienne, et le Maroc et le Soudan, qui ont fait ce choix par pragmatisme (Sahara occidental et retrait de la liste terroriste américaine respectivement). Ainsi, pour François BURGAT, les accords d’Abraham sont aussi une manifestation de la crainte des élites de certains pays de se voir déborder par la base qui pourrait les renforcer.
Enfin, Karima DIRECHE, Directrice de recherche au CNRS en histoire et membre de l’Institut « Temps, espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée », a repris les réflexions portées plus tôt et a ajouté qu’à ses yeux, les grands perdants de cette normalisation sont les Palestiniens, les Sahraouis, ainsi que l’Egypte qui perd son statut d’interlocuteur arabe privilégié.
Pour retrouver ces deux tables-rondes, rendez-vous sur la chaîne YouTube de l’Institut de la Paix et du Développement !