Par William BORN, chercheur associé à la FMES et fondateur du cabinet de conseil en géopolitique Geopolitics Advisor.
La chute du régime de Bachar al-Assad en décembre 2024 a constitué une défaite stratégique russo-iranienne face à l’axe turco-israélo-golfien et provoqué un séisme géopolitique régional. Face à cette nouvelle donne stratégique, la Russie a adopté une stratégie diplomatique pragmatique pour tenter de préserver ses intérêts régionaux. Elle semble y être parvenue en Syrie. La guerre directe israélo-iranienne signe l’échec cuisant de sa médiation dans le dossier nucléaire iranien. Ses relations avec les pays du Golfe pourraient être altérées par le retour américain dans la région.
Pragmatisme diplomatique russe en Syrie pour y préserver ses intérêts stratégiques et économiques
A l’issue d’une offensive militaire éclair (27 novembre-8 décembre 2024) conduite par une coalition rebelle islamiste radicale syrienne dominée par Hayat Tahrir Al-Sham (HTS), les insurgés se sont emparés de Damas[1], mettant ainsi fin au régime clanique des al-Assad, au pouvoir d’une main de fer depuis 1971. Le président syrien et sa famille abandonnés par leurs partisans, par Téhéran et par Moscou ont été contraints de s’exiler en Russie et aux Emirats.
En effet, l’Iran et la Russie n’avaient ni les moyens militaires ni la volonté politique de sauver une seconde fois Bachar al-Assad après le premier sauvetage réussi in extremis en 2015[2]. Le régime iranien, doublement affaibli sur le plan intérieur et régional, était contesté par une large partie de sa population souffrant des conséquences de la crise économique et financière, liée à la mauvaise gouvernance et aux sanctions américaines. La Syrie n’était plus sa priorité. En outre, la colère populaire contre le régime persistait à la suite de la répression des manifestations populaires contre le port du voile en 2023. L’Iran et ses partenaires régionaux (Hezbollah, armée gouvernementale syrienne et ses milices chiites, milices chiites irakiennes, Houthis et Hamas) étaient exsangues à la suite de l’intensification de la campagne aérienne israélienne contre ces derniers qui visait à affaiblir structurellement et durablement la puissance régionale iranienne. L’Iran et le Hezbollah n’avaient donc pas beaucoup de marges de manœuvre politiques et de moyens militaires pour soutenir Damas.
Pour sa part, l’armée russe a priorisé le front ukrainien au détriment du front syrien à partir de février 2022 et a donc réduit le volume de son contingent syrien passant d’un peu moins de 5 000 soldats et de 40 aéronefs militaires en 2020 à quelques centaines de soldats, 20 aéronefs et 6 navires militaires en 2022[3]. Elle ne pouvait donc pas apporter un soutien massif à l’armée gouvernementale syrienne, d’autant plus que le groupe Wagner, partenaire militaire efficace de Damas, n’était plus très actif depuis sa mutinerie avortée en juin 2023[4]. En outre, le président Poutine et ses conseillers étaient très agacés par le régime syrien profondément corrompu refusant tout compromis politique avec ses opposants islamistes soutenus par les pays du Golfe et la Turquie, pour mettre fin au conflit[5]. Le Kremlin était d’autant plus irrité par le comportement syrien qu’il avait dépensé un fort capital politique et diplomatique en mobilisant les ministères des Affaires étrangères, de la Défense et le SVR pour faciliter le processus de normalisation des relations syro-golfiennes aboutissant à la réintégration de Damas dans la Ligue arabe en 2023[6]. Ce fut un succès diplomatique pour la Russie. Entre 2022 et 2024, ces mêmes acteurs diplomatiques et sécuritaires russes étaient médiateurs dans le processus avorté de normalisation de la relation turco-syrienne, en raison de l’intransigeance de Damas et d’Ankara[7]. Enfin, la Russie qui critique vivement l’offensive israélienne à Gaza, ne voulait pas se discréditer aux yeux des pays du Golfe et de la Turquie en soutenant de nouveau un régime extrêmement brutal. Le Kremlin a donc décidé d’arrêter les frais vis-à-vis de Damas.
Par conséquent, face à l’offensive rebelle islamiste et malgré les demandes gouvernementales syriennes de renforts militaires, le détachement aérien russe basé à Hmeimim et l’Eskadra appartenant à la flotte de la mer Noire et stationnée à Tartous ont apporté un appui feu aérien et naval minimal à l’armée gouvernementale syrienne, n’empêchant pas sa débâcle. L’ambassade de Russie à Damas a ordonné l’évacuation du personnel diplomatique non-essentiel et des familles des militaires russes déployés sur le terrain par crainte d’éventuelles exactions commises par les insurgés. Le 7 décembre 2024, les ministres des Affaires étrangères russe, iranien et turc ont scellé le sort du président syrien condamné le lendemain à un exil moscovite[8]. Enfin, le même jour, le contingent russe a procédé à l’exfiltration de 1 500 chrétiens d’Orient proches du régime déchu vers la Russie, par crainte d’éventuelles exactions[9]. Par cette action humanitaire, la Russie a réaffirmé son statut de protectrice des chrétiens d’Orient qu’elle s’est attribuée depuis 1774.
La chute du régime al-Assad est une rupture stratégique régionale et une défaite de même nature pour la Russie et l’Iran car ces deux pays ont perdu un partenaire économique et stratégique majeur, bien qu’encombrant. Cet échec russo-iranien a également démontré que le gel militaire d’un conflit est insuffisant pour le résoudre durablement. Pour Moscou, il était nécessaire d’y mettre un terme par la voie diplomatique. Or, les acteurs impliqués (régime syrien, Iran et Turquie) ne le souhaitaient pas vraiment, pensant que la victoire militaire restait à portée de main. Alors que le succès de l’intervention militaire russe en 2015 avait contribué à la réaffirmation de la puissance russe sur la scène régionale et internationale, l’abandon d’al-Assad par le Kremlin a affaibli la crédibilité des garanties de sécurité russes accordées à des régimes proches de Moscou, notamment au Sahel et en Centrafrique. Ces derniers, échaudés, ont donc cherché à diversifier leurs partenariats stratégiques en se rapprochant des pays du Golfe et de la Turquie[10].
A contrario, les bénéficiaires du changement de régime syrien sont clairement la Turquie, Israël et les pays du Golfe qui ont réussi à faire triompher leurs alliés islamistes pour les uns, et affaiblir durablement l’Iran en le privant d’une pièce maîtresse de son dispositif stratégique régional. Dans l’objectif d’éviter un éventuel retour de la Syrie dans le giron iranien, ces Etats souhaitent renforcer leur présence dans le pays en utilisant le vecteur de la reconstruction pour les pays du Golfe[11] ou l’occupation militaire pour la Turquie et Israël. Cette participation turco-golfienne à ce long processus nécessite la levée des sanctions américaines contre la Syrie, interdisant les investissements étrangers dans le pays. Le Président Erdogan et le prince héritier Mohammed Bin Salman (MBS) ont donc mené un fort lobbying en ce sens auprès de l’administration Trump, qui s’est révélé payant puisque le Président Trump a annoncé la levée totale desdites sanctions dans son discours à Riyad[12], lors de sa tournée diplomatique moyen-orientale en mai 2025. Fin mai, le Département du Trésor a donc commencé le long processus de levée des sanctions à la grande satisfaction d’Ankara, Riyad et Doha[13]. Le discours et la décision de Donald Trump illustrent donc la vision diplomatique transactionnelle et mercantile du président à l’échelle régionale et internationale. Toutefois, il est illusoire de penser que le seul « doux commerce » puisse contribuer au règlement des conflits moyen-orientaux.
Ce revirement stratégique américain est un camouflet infligé aux parlementaires républicains néoconservateurs et au gouvernement israélien hostiles à tout compromis politique et diplomatique avec le nouveau régime syrien du fait du passif jihadiste d’al-Charaa. En effet, depuis le 8 décembre 2024, Netanyahou qui était en froid avec D. Trump sur le dossier gazaoui, a ordonné à Tsahal d’établir une zone-tampon à la frontalière israélo-syrienne en occupant une partie du territoire syrien proche du plateau du Golan, et d’intensifier ses frappes contre les installations militaires syriennes. Ces actions militaires visent à affaiblir durablement le gouvernement syrien, à empêcher la prolifération de matériels militaires à l’échelle régionale et à protéger Israël. Dans cette logique de déstabilisation, le Mossad a aussi soutenu financièrement et militairement les opposants kurdes et druzes à Damas. Cette politique offensive conduite par « l’ingénieur du chaos » Benyamin Netanyahou contribue à l’accroissement de l’instabilité locale et régionale, alors qu’al-Charaa, en quête de reconnaissance internationale et de stabilité, se montre pragmatique vis-à-vis d’Israël. Néanmoins, devant gérer la présence d’islamistes radicaux à sa frontière, Netanyahou semble enclin à débuter des négociations avec Damas sous l’égide des Etats-Unis pour parvenir à un accord sécuritaire bilatéral et in fine à un accord de paix[14]. Ces initiatives américaines, golfiennes et israéliennes s’inscrivent dans le cadre d’une course de vitesse en Syrie. Dans celle-ci, la Russie souhaite conserver ses bases militaires logistiques à Tartous et Hmeimim, essentielles au maintien de sa présence militaire continue en Méditerranée orientale, au Moyen-Orient et à la projection de son influence et de ses forces en Afrique. Elle ambitionne également de maintenir sa présence dans le juteux secteur pétro-gazier syrien[15].
Pour atteindre ses objectifs, la Russie a adopté une posture diplomatique prudente et pragmatique vis-à-vis de Damas. Mi-décembre 2024, face à une situation politique incertaine, 400 soldats russes stationnés dans des bases situées à l’intérieur du pays se sont regroupés avec leurs matériels à Hmeimim. De plus, dans l’attente d’une décision politique définitive sur la conservation des deux bases, l’état-major russe en Syrie a mis en œuvre un pont aérien et un convoi naval pour transférer en Russie et en Libye une majeure partie de son dispositif et de ses équipements. Après de longues négociations entre le ministère de la Défense russe et le maréchal Haftar, le contingent russe ex-syrien a obtenu un droit d’exploitation[16] de plusieurs bases aériennes et probablement navales situées en Cyrénaïque et dans le Fezzan[17]. L’armée russe renoue ainsi avec une vieille tradition soviétique[18]. Ce renforcement de l’empreinte militaire russe en Libye facilite également la projection des forces de l’Africa Corps sur le continent africain.
Parallèlement à cela, la diplomatie russe a fait preuve de réalisme concernant HTS ne le qualifiant plus de « groupe armé terroriste »[19]. Ce glissement sémantique visait à établir progressivement des relations officielles avec le nouveau régime syrien. De plus, fin janvier 2025, le vice-ministre russe des Affaires étrangères et représentant spécial du président Poutine pour l’Afrique et le Moyen-Orient, Mikhaïl Bogdanov, et le représentant spécial pour la Syrie, Alexandre Lavrentiev, proche du SVR, se sont rendus à Damas pour discuter avec le président syrien de l’avenir des bases russes et du sort des jihadistes russophones en Syrie. Ahmed al-Charaa a critiqué le refus russe d’extrader Bachar al-Assad et ses collaborateurs pour qu’ils soient jugés à Damas et demandé des compensations financières à la suite de l’intervention militaire russe de 2015. Début février 2025, les Présidents Poutine et al-Charaa ont eu un premier entretien téléphonique au cours duquel les deux hommes ont évoqué les intérêts russes en Syrie et la coopération énergétique bilatérale. Moscou a livré du carburant, 6 600 tonnes de blé et des liquidités à Damas, pour répondre partiellement aux besoins urgents du gouvernement syrien et de sa population. Cet activisme a permis à la Russie d’occuper le terrain au détriment des Occidentaux et de préserver pour l’instant ses intérêts en Syrie. Le maintien d’une présence militaire russe est cependant violemment contesté par les jihadistes étrangers accusant al-Charaa de lâcheté[20]. En revanche, elle est acceptée par Israël et les pays du Golfe pour faire contrepoids à la Turquie et à l’Iran.
Echec de la médiation russe dans le dossier nucléaire iranien
Le retour de la politique de Donald Trump de « pression maximale » économique et militaire contre l’Iran pour le contraindre à négocier un nouvel accord sur le nucléaire, refusé par Israël, a provoqué une escalade régionale néfaste pour la Russie. Souhaitant y mettre un terme et empêcher l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire[21], Vladimir Poutine a accepté – à la demande de la Maison-Blanche – d’être médiateur dans ce dossier[22]. Cette initiative diplomatique s’inscrivait dans le cadre des négociations russo-américaines sur le dossier ukrainien. Le Kremlin a habilement élargi l’agenda des discussions à d’autres sujets d’intérêt plus importants pour l’administration Trump (Arctique, terres rares et nucléaire iranien) que l’Ukraine, en espérant qu’elle cesse définitivement tout soutien à Kiev. En concurrence avec le sultanat d’Oman également médiateur dans ce dossier, la Russie disposait d’un levier majeur depuis 2022 pour espérer obtenir des concessions de la part de l’Iran sur ce sujet : la coopération russo-iranienne renforcée face à l’Occident dans les domaines militaro-technique[23], économique[24], énergétique[25], agro-alimentaire[26] et entérinée par le nouveau traité de partenariat stratégique bilatéral signé en janvier 2025[27]. La guerre israélo-iranienne (13-24 juin 2025) a toutefois constitué une nouvelle rupture stratégique régionale et a signé l’échec des médiations omanaise et russe et des négociations américano-iraniennes. La Russie s’est fermement opposée à ce conflit néfaste pour ses intérêts régionaux. Elle a aussi décidé de ne pas soutenir militairement la République islamique d’Iran face aux raids aériens massifs israéliens et américains. Cette posture stratégique prudente s’explique par la volonté du Kremlin de ménager les Israéliens (pour faire contrepoids à la Turquie en Syrie), et les Américains (sur les autres dossiers) et d’éviter d’être pris dans un engrenage militaire. Ce conflit a néanmoins avantagé la Russie à court terme sur le plan énergétique, financier (hausse du prix du baril bénéfique pour le budget fédéral et approfondissement possible de la coopération sino-russe dans le cadre du projet de gazoduc russo-chinois Force de Sibérie-2 qui pourrait enfin aboutir à la grande satisfaction de Gazprom) et politique (détournement de l’attention médiatique et des moyens militaires occidentaux de l’Ukraine vers le Moyen-Orient). En revanche, l’abandon de l’Iran par la Russie aura des conséquences importantes sur la politique iranienne du Kremlin et plus largement moyen-orientale et africaine, car ses partenaires régionaux constatent que la Russie n’est pas un partenaire stratégique fiable. L’affaiblissement du régime iranien pourrait aussi le conduire à quitter le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et se doter de l’arme nucléaire s’il en a encore les capacités, ce qui n’est pas certain, ce qui accroîtrait les risques de prolifération nucléaire au Moyen-Orient et en Asie à laquelle s’oppose la Russie. Cette dernière a salué la mise en œuvre d’un cessez-le-feu sous pression de Washington le 24 juin car il éloigne la perspective d’un changement de régime en Iran à court et moyen terme, malgré la défaite stratégique iranienne. Le Kremlin refuse catégoriquement le changement de régime car il provoquerait une fragmentation de l’Iran avec de probables répercussions en Asie centrale et dans le Caucase, zones stratégiques pour Moscou. La pérennité du cessez-le-feu permettrait la reprise des négociations américano-iraniennes sous l’égide de la Russie en cas d’accord israélien.
Vers une altération des relations russo-golfiennes à la suite de l’offensive diplomatico-commerciale de Donald Trump dans la région ?
Le rapprochement entre la Russie et les monarchies du Golfe a débuté dans les années 2010 à la suite des révolutions arabes de 2010-2011 au cours desquelles l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis ont vu leurs alliés tunisien et égyptien être abandonnés par les Etats-Unis au profit de régimes dominés par les Frères musulmans. Les pays du Golfe et la Russie étaient hostiles à cette évolution par crainte d’une contagion révolutionnaire intérieure et d’une déstabilisation régionale. Après cet abandon américain, les pays du Golfe ont diversifié leurs partenariats stratégiques et commerciaux sur la scène internationale. Moscou en a donc profité pour se repositionner dans la région, malgré des divergences sur les dossiers syrien et iranien. Le Kremlin dispose effectivement d’une capacité de dialogue avec tous les acteurs régionaux pour tenter de réduire les tensions dans le golfe Persique. Dans cette logique, la diplomatie russe a présenté en juillet 2019 un nouveau Concept de sécurité collective pour le golfe Persique[28]. Dans ce document, la Russie ambitionnait de mettre en place une architecture de sécurité golfienne visant à résoudre les problèmes sécuritaires régionaux, en prenant en compte les intérêts de tous les acteurs locaux. Cette initiative diplomatique a reçu le soutien d’Oman, mais elle s’est délitée au fur et à mesure de l’évolution de la situation régionale illustrée notamment par la normalisation des relations irano-golfiennes sous l’égide de la Chine, par le 7 octobre 2023, par l’élargissement des BRICS, par la chute de Bachar al-Assad puis enfin par la guerre ouverte israélo-iranienne.
Les relations énergétiques et commerciales russo-golfiennes se sont densifiées dans le contexte de la guerre en Ukraine. Le cartel OPEP+ dont fait partie la Russie a infligé en février 2022 un camouflet aux Occidentaux, en refusant la demande américaine d’augmenter sa production pour faire baisser le prix du baril et ainsi affaiblir l’économie russe. L’OPEP+ a motivé son refus par la volonté des Etats membres de ne pas prendre officiellement parti dans cette guerre européenne qui n’est pas la leur. Cette décision a accru l’affaiblissement des liens américano-golfiens qui ont été cependant partiellement renoués depuis le retour de D. Trump à la Maison-Blanche. Les pays du Golfe, soucieux de défendre leurs intérêts, ont donc adopté une posture diplomatique de neutralité bienveillante à l’égard de la Russie dans le conflit ukrainien. Le volume des échanges commerciaux russo-golfiens est passé de 3,7 milliards à 9,3 milliards de dollars entre 2013 et 2022[29]. La Russie a exporté massivement vers ces pays des produits énergétiques et agro-alimentaires (céréales, engrais), des métaux et des armements. La locomotive de ce commerce régional reste les Emirats Arabes Unis (9 milliards de dollars d’échanges commerciaux bilatéraux en 2022), pièce maîtresse dans le dispositif russe de contournement des sanctions occidentales[30]. En outre, l’Arabie saoudite, les EAU et le Qatar ont facilité les échanges de prisonniers russo-ukrainiens et les négociations russo-américaines et américano-ukrainiennes sur le règlement du conflit. Enfin, le retour de la diplomatie russe sur des positions pro-arabes dans le cadre du conflit israélo-palestinien, héritées de la période soviétique, a consolidé les relations russo-golfiennes. Néanmoins, celles-ci pourraient être altérées par l’offensive diplomatique et commerciale menée par Donald Trump au cours de sa tournée diplomatique dans le Golfe en mai 2025 (Arabie saoudite, Qatar et EAU).
Cette tournée avait plusieurs objectifs. Le premier visait à réparer les relations américano-golfiennes fortement dégradées depuis les années 2010 en utilisant le vecteur commercial. Ce retour offensif américain est illustré par la signature de nombreux contrats d’investissements américains dans ces pays et inversement, dont la valeur globale a dépassé les 1 000 milliards de dollars[31]. Les Etats-Unis vont livrer de nombreux matériels militaires[32] à l’Arabie saoudite et au Qatar pour faire face à l’Iran et à l’Etat islamique, tandis que les trois pays vont investir massivement[33] dans le secteur technologique américain (centres de données, IA, informatique quantique) et l’industrie pétrolière fédérale[34]. Le second objectif était de faciliter les affaires de la famille Trump dans les pays visités (construction de Trump Towers à Riyad et Dubaï, ouverture d’un golf Trump au Qatar). Enfin, le troisième objectif visait à distendre les solides liens sino-golfiens dans le cadre de la confrontation sino-américaine à l’échelle internationale.
Pour l’instant, le pragmatisme diplomatique a permis à la Russie de maintenir sa présence en Syrie. Toutefois, la guerre israélo-iranienne a constitué une nouvelle rupture stratégique régionale fragilisant la position russe au Moyen-Orient. Le refus du Kremlin de soutenir militairement l’Iran dans cette guerre pour préserver ses relations cordiales avec Israël et les Etats-Unis a illustré la faiblesse du partenariat stratégique russo-iranien. La défaite stratégique de l’Iran face à Israël et aux Etats-Unis pourrait avoir modifié le rapport de force russo-iranien en faveur de la Russie, puisque l’Iran est désormais davantage dépendant de l’aide diplomatique et militaire russe pour restaurer son statut d’acteur régional. Cette assistance militaire russe limitée dépendra de l’évolution de la situation militaire sur le front ukrainien, prioritaire pour l’armée russe. Elle dépendra aussi de la stratégie de la Chine qui pourrait vouloir remplacer la Russie comme principale pourvoyeuse d’armes de l’Iran. Enfin, la Russie n’est pas sûre de pouvoir maintenir ses positions dans le Golfe, compte tenu de la diplomatie musclée de D. Trump dans la région. Pour autant, la décision du président Vladimir Poutine d’organiser un sommet Russie-Ligue arabe en octobre 2025 illustre la volonté russe de conserver une influence diplomatique réelle au Moyen-Orient.
[1] Sur les coulisses de la chute du régime al-Assad, voir Jubelin, Alexandre., Nasr, Wassim., « Syrie/Assad – Les dessous de l’effondrement militaire », Le Collimateur, Le Rubicon, 10 décembre 2024 (https://lerubicon.org/collimateur-10-12/) (consulté en mai 2025).
[2] Goya, Michel., « Etoile Rouge : Enseignements opérationnels de deux ans d’engagement russe en Syrie », La voie de l’épée, 12 septembre 2017 (réactualisation en septembre 2020), https://lavoiedelepee.blogspot.com/2017/09/tempete-rouge-enseignements.html (consulté en mai 2025).
[3] Delanoë, Igor., « Syrie : Quel avenir pour les bases russes ? », Observatoire franco-russe, 18 décembre 2024, https://fr.obsfr.ru/analytics/blogs/12856/ (consulté en mai 2025).
[4] Les activités économiques et militaro-sécuritaires du groupe Wagner au Moyen-Orient et en Afrique ont été reprises par l’Africa Corps, rattaché au ministère de la Défense russe et au GRU.
[5] Guistozzi, Antonio., “Russia and the collapse of the Assad regime”, The Russia Program, The George Washington University, February 18, 2025, https://therussiaprogram.org/russia_and_syria (consulté en mai 2025).
[6] Heydemann, Steven., “Syria normalization : The failure of defensive diplomacy”, Brookings, August 2, 2024, https://www.brookings.edu/articles/syria-normalization-the-failure-of-defensive-diplomacy/ (consulté en mai 2025).
[7] Schématiquement, le régime syrien exigeait le retrait des troupes turques (10 000 soldats) déployées dans le Nord de la Syrie pour lutter contre les Forces démocratiques syriennes (FDS) dominées par les combattants kurdes syriens, proches du PKK turc, ennemi juré d’Ankara. Le Président Erdogan s’opposait catégoriquement à cela car la résolution de la question kurde est existentielle pour l’Etat turc. Il demandait également sans succès que Damas accepte le retour de plus de 3 millions de réfugiés syriens en Turquie dans leur pays.
[8] Malbrunot, Georges., « Syrie : entre Damas et Moscou, les secrets de la débâcle du clan Assad », Le Figaro, 23 décembre 2024, https://www.lefigaro.fr/international/syrie-entre-damas-et-moscou-les-secrets-de-la-debacle-du-clan-assad-20241222 (consulté en mai 2025).
[9] Aoun, Alexandre., « Persécutions en Syrie : l’incroyable exfiltration des chrétiens vers Moscou pour échapper aux djihadistes », Le Journal du Dimanche, 9 février 2025, https://www.lejdd.fr/International/exclusif-persecutions-en-syrie-lincroyable-exfiltration-de-1-500-chretiens-vers-moscou-pour-echapper-aux-djihadistes-154762 (consulté en mai 2025).
[10] Lebovich, Andrew., Van Heukelingen, Nienke., “Unravelling Turkish involvement in the Sahel : Geopolitics and local impact”, Clingendael Institute, July 2023, https://www.clingendael.org/sites/default/files/2023-07/Policy_brief_Unravelling_Turkish_involvement_in_the_Sahel.pdf (consulté en mai 2025).
[11] Le coût colossal de la reconstruction était estimé par la Ligue arabe à 900 milliards de dollars en 2021 : Châtelet, Briac, « les enjeux de la reconstruction syrienne », Institut National des Affaires Stratégiques et Politiques, 18 mars 2025, https://inasp.fr/les-enjeux-de-la-reconstruction-syrienne/ (consulté en mai 2025).
[12] Voir son discours lors du U.S.-Saudi Investment Forum à Riyad le 13 mai 2025 : https://www.youtube.com/watch?v=wj1QOz3iuCE&ab_channel=TheWhiteHouse (consulté en mai 2025).
[13] Roebuck, William., “U.S takes concrete steps to lift sanctions on Syria”, Arab Gulf States Institute, May 27, 2025, https://agsi.org/analysis/u-s-takes-concrete-steps-to-lift-sanctions-on-syria/ (consulté en mai 2025).
[14] Ravid, Barak., “Netanyahu asks U.S. to broker Israel-Syria negotiations”, Axios, June 11, 2025, https://www.axios.com/2025/06/11/israel-syrian-peace-negotiations-netanyahu-barrack (consulté en juin 2025).
[15] « GRU Inc chasse les actifs pétroliers de Prigojine en Syrie », All Eyes On Wagner, 25 avril 2024, https://alleyesonwagner.org/2024/04/25/gru-inc-chasse-les-actifs-petroliers-de-prigojine-en-syrie/ (consulté en juin 2025).
[16] Moyennant le paiement d’un loyer annuel et le renforcement de la coopération militaro-technique russo-libyenne.
[17] « La Libye de la dernière chance pour la Russie », All Eyes On Wagner, 31 janvier 2025, https://drive.google.com/file/d/1W7JssLS0FSg3Ngq-jVhcBx0GnyLkSB1G/view (consulté en juin 2025).
[18] Dans les années 1970-1980, le colonel Kadhafi a offert des facilités aériennes et navales à l’armée soviétique.
[19] « La Libye de la dernière chance pour la Russie », All Eyes On Wagner, 31 janvier 2025, https://drive.google.com/file/d/1W7JssLS0FSg3Ngq-jVhcBx0GnyLkSB1G/view (consulté en juin 2025).
[20] Lucente, Adam., “3 killed in attack on Russia’s Hmeimim base in Syria : monitor”, Al-Monitor, May 21, 2025, https://www.al-monitor.com/originals/2025/05/3-killed-attack-russias-hmeimim-base-syria-monitor (consulté en juin 2025).
[21] Le point de vue du président russe est partagé par Xi Jinping et MBS pour les mêmes raisons. Sergueï Riabkov, vice-ministre russe des Affaires étrangères chargé des questions stratégiques et de désarmement dont fait partie le dossier nucléaire iranien a rencontré régulièrement ses homologues chinois et iranien pour discuter de cette question, en marge du processus de négociation américano-iranienne.
[22] Therme, Clément., “Vladimir Putin as a Mediator between Iran and the United States: Russia’s Return to the Middle East through the Iranian Door”, Marine Corps University, February 2025, https://www.usmcu.edu/Portals/218/MCU%20Insights_Therme_16_1.pdf (consulté en juin 2025).
[23] L’armée iranienne a livré des drones kamikazes (fabriqués sous licence en Russie depuis) et des missiles balistiques à l’armée russe dans le cadre du conflit ukrainien, tandis que cette dernière rechigne à lui fournir des matériels militaires neufs (chasseurs Su-35, hélicoptères d’attaque et batteries de missiles antiaériens S-400). L’extrême prudence russe s’explique par une volonté de ne pas dégrader la solide relation russo-israélienne. L’armée russe a aussi besoin de ces matériels en Ukraine.
[24] Le volume des échanges commerciaux bilatéraux était de 4 milliards de dollars en 2024, ce qui est 2,5 fois inférieur au volume des échanges commerciaux russo-émiriens (9 milliards de dollars) en 2022, selon le directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, Igor Delanoë.
[25] Ayant perdu l’accès au marché européen en 2022, Gazprom a donc réorienté depuis lors ses flux vers l’Asie centrale, le Moyen-Orient et la Chine. L’Iran a des besoins gaziers importants (245,6 milliards de m3 de gaz consommés en 2023). En 2023, Gazprom a donc promis d’investir 40 milliards de dollars dans le secteur pétro-gazier pour développer les infrastructures notamment un pipeline gazier. Il relierait la Russie à l’Iran via l’Azerbaïdjan permettant potentiellement la livraison annuelle de 55 milliards de m3 de gaz russe à l’Iran selon le chercheur Emil Avdaliani. Néanmoins, les tensions irano-azerbaïdjanaises récurrentes sur le Haut-Karabakh pourraient compromettre ce projet. Rosatom pionnier du nucléaire civil iranien stocke en Russie l’uranium iranien usagé et cherche aussi à construire une nouvelle centrale à Sirik dans le Sud-Est de l’Iran. Ce projet est néanmoins entravé par les sanctions américaines.
[26] La Russie a exporté 5,6 millions de tonnes de céréales en Iran en 2023.
[27] Ce traité d’une durée de 20 ans annule et remplace le précédent signé en 2001 et survient après un document sino-iranien similaire signé en 2023. Pour autant, son contenu est vague et peu contraignant pour la Russie à la différence de celui signé avec la Corée du Nord en 2024, car ce dernier contient une clause de défense mutuelle en cas d’attaque extérieure. Moscou ne veut pas se lier les mains dans un contexte régional très dégradé.
[28] Voir le document publié sur le site du ministère russe des Affaires étrangères : https://mid.ru/en/foreign_policy/international_safety/1466420/
[29] Kortunov, Andrey., Aksenenok, Alexander., Davydov, Alexey., Oganisyan, Lida., Lomanov, Alexander., Kupriyanov, Alexey., Bocharov, Ivan., “Extra-Regional Actors in the Middle East”, Russian International Affairs Council, May 26, 2025, https://russiancouncil.ru/papers/RIAC-Middle-East-External-Report99En.pdf (consulté en juin 2025).
[30] Born, William., « Que penser des relations entre les Emirats arabes unis et la Russie ? », FMES, 15 juin 2023, https://fmes-france.org/que-penser-des-relations-entre-les-emirats-arabes-unis-et-la-russie/ (consulté en juin 2025).
[31] Abbas, Morgane., « Trump dans le Golfe : le Grand Chelem », DG Trésor, 16 mai 2025, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2025/05/16/trump-dans-le-golfe-le-grand-chelem (consulté en juin 2025).
[32] Pour un montant total avoisinant 184 milliards de dollars.
[33] Près de 300 milliards de dollars.
[34] Ibish, Hussein., “It’s Official: Trump and the Gulf Arab Countries Deeply Love Each Other”, Arab Gulf States Institute, May 19, 2025, https://agsi.org/analysis/its-official-trump-and-the-gulf-arab-countries-deeply-love-each-other/ (consulté en juin 2025).