Par William BORN, fondateur du cabinet du conseil en géopolitique Geopolitics Advisor
Résumé
Moscou et Abou Dhabi ont consolidé leur relation politique et sécuritaire bilatérale depuis les
révolutions arabes de 2011. Leurs vues ont convergé sur certains dossiers régionaux (Egypte, Libye,
Soudan) afin de préserver leurs intérêts politiques, économiques et stratégiques respectifs. Les
dirigeants russes et émiriens se sont également retrouvés sur leur critique commune des Occidentaux
accusés de stigmatiser les régimes autocratiques et de soutenir les oppositions aux régimes en place.
Leur coopération économico-commerciale, en croissance depuis 2010, a pris une nouvelle dimension
en 2022 en raison de la position singulière de la diplomatie émirienne sur le conflit ukrainien. Refusant
d’appliquer les sanctions occidentales contre Moscou, les autorités émiriennes accueillent par intérêt
à la fois les oligarques cherchant à échapper aux sanctions, et les hackers russes hostiles au régime
russe et à la guerre. Cette apparente lune de miel russo-émirienne pourrait être altérée par deux
paramètres importants. Le premier est la « coopétition » sino-russe dans le pays, dont Abou Dhabi tire
profit dans le cadre de la diversification de ses partenariats stratégiques sur la scène internationale. Le
second concerne l’imposition par Washington de sanctions économiques secondaires à l’encontre
d’entreprises basées aux Emirats Arabes Unis, accusées d’aider Moscou à contourner les sanctions
occidentales et de lui fournir une aide militaire dans le cadre de la guerre en Ukraine. De fait, les EAU
auront du mal à s’aliéner à court terme leur partenaire américain dont ils restent encore très
dépendants sur le plan militaire et bancaire.
Les relations entre les Emirats Arabes Unis et la Russie sont revenues sur le devant de la scène à l’occasion du scandale des Pentagon Leaks[1]. Les documents classifiés ayant fuité indiquent qu’une réunion entre représentants des services spéciaux russes et émiriens aurait eu lieu pour coordonner leurs actions contre les services de renseignement américains et britanniques. Cette affaire a fait dire à certains spécialiste des monarchies du Golfe, tel qu’Andreas Krieg[2], que ce scandale pourrait par effet ricochet renforcer les relations entre les EAU et la Russie. Qu’en est-il réellement ?
Affermissement de la relation politique et sécuritaire bilatérale à la suite des révolutions arabes
La relative convergence de vues[3] entre Abou Dhabi et Moscou date des « Printemps Arabes » qui ont secoué le Moyen-Orient (Egypte), le Maghreb (Tunisie et Libye) en 2011, puis le Soudan en 2019. De fait, les élites politiques et sécuritaires émiriennes et russes ont considéré que les processus révolutionnaires étaient soutenus politiquement par les pays occidentaux et représentaient une menace sérieuse pour la stabilité régionale et celle de leur propre régime politique[4]. Abou Dhabi et Moscou ont donc étiqueté les régimes politiques issus des révolutions dominées ou non par les Frères musulmans comme « extrémistes et terroristes ». A l’aune de cette nouvelle donne géopolitique régionale jugée préoccupante et du rejet de la domination occidentale, les deux pays ont renforcé leur relation politique et sécuritaire. Cela s’est matérialisé sur le plan politique par le tissage d’une relation personnelle privilégiée entre Vladimir Poutine et Mohammed Bin Zayed (MBZ)[5]. Elle est illustrée par des entretiens téléphoniques réguliers et par la visite du Président Poutine aux Emirats arabes unis en octobre 2019[6], suivie de celle de MBZ en Russie en octobre 2022[7].
Dans le sillage de ce rapprochement au plus haut niveau, les élites sécuritaires russes et émiriennes entretiennent également de solides relations personnelles facilitant la coopération antiterroriste et le partage du renseignement entre services spéciaux. Pour preuve, Nikolaï Patrouchev, Secrétaire du Conseil de Sécurité nationale russe, s’est entretenu directement à plusieurs reprises avec son homologue émirien, Tahnoun Bin Zayed et le maître-espion d’Abou Dhabi, Ali al-Shamsi sur la menace terroriste et sur plusieurs crises régionales (Syrie, Libye, Yémen)[8]. Patrouchev a également facilité la venue de Sergueï Narychkine, patron du SVR aux Emirats en 2020, pour formaliser la coordination bilatérale en matière de renseignement sur les dossiers régionaux prioritaires[9] tels que la Syrie et la Libye.
Engagement politico-militaire conjoint dans les crises régionales (Egypte, Libye et Soudan)
En juillet 2013, Moscou et Abou Dhabi ont appuyé le processus contre-révolutionnaire initié par le général al-Sissi, aboutissant au renversement du président frériste élu Mohamed Morsi. De fait, s’estimant trahis par l’administration Obama après son abandon du Président Moubarak en 2011, les Emirats ont souhaité faire barrage à la mouvance des Frères musulmans, considérée comme une menace6 pour leur sécurité nationale. Pour sa part, la Russie en a profité pour étoffer sa relation commerciale et militaro-technique avec le Caire via la signature de juteux contrats d’armement pour contrebalancer l’influence américaine. Objectif atteint puisque les flux commerciaux bilatéraux ont fortement augmenté passant de 3 à 7,6 milliards de dollars en 2013-2018[10], et l’Egypte a acheté 41% de ses matériels militaires à la Russie en 2017-2021, selon le SIPRI[11]. Fort d’avoir stabilisé la situation politique et sécurisé leurs divers intérêts en Egypte, les deux pays se sont simultanément impliqués dans la guerre civile libyenne.
A partir de 2014, la même rhétorique antifrériste est mobilisée par l’Egypte et les Emirats pour justifier leur soutien politico-militaire au maréchal Haftar[12] contre le gouvernement de Tripoli[13]. Les seconds ont également aspiré à établir une présence militaire durable en Cyrénaïque pour projeter leur puissance en Méditerranée occidentale et en Afrique. Pour sa part, la Russie a maintenu le dialogue avec l’ensemble des acteurs du conflit, pour prouver aux Occidentaux qu’elle était un acteur de poids dans la résolution de celui-ci[14], mais aussi pour préserver ses intérêts économiques, énergétiques et sécuritaires. Son soutien au gouvernement d’entente nationale (GEN) à Tripoli a été plutôt d’ordre politico-économique[15] tandis que celui accordé à Haftar a été de nature politico-sécuritaire[16]. A l’instar d’Abou Dhabi, elle a également cherché à établir des bases militaires en Cyrénaïque, pour avoir une empreinte militaire au Maghreb et surveiller les mouvements navals de l’OTAN dans la région. En 2019-2020, en raison du soutien militaire turc accordé au GEN, et de la volonté d’Haftar de conquérir Tripoli, l’engagement militaire conjoint russo-émirien à ses côtés s’est intensifié (déploiement de drones émiriens de conception chinoise dans le ciel libyen, de mercenaires du groupe Wagner et de miliciens soudanais du général Dagalo financés par Abou Dhabi dans la bataille de Tripoli)[17]. Néanmoins, cela n’a pas permis au maréchal Haftar d’atteindre son objectif. Incapables d’obtenir une victoire décisive en Libye, et souhaitant néanmoins étendre leur influence respective en Afrique, la Russie et les Emirats se sont entendus pour épauler la milice du général Dagalo, et ainsi soutenir le régime militaire soudanais, suite au soulèvement populaire d’avril 2019.
A la suite de la chute d’Omar el-Béchir, la junte militaire dirigée par les deux généraux rivaux al-Burhan et Dagalo a reçu la bénédiction politico-militaire de l’axe Le Caire-Abou Dhabi-Moscou, tandis que le Premier ministre civil Hamdok a eu l’oreille des Occidentaux. En effet, la Russie et les Emirats sont tous deux en quête de points d’appui militaires navals[18] dans le pays pour projeter leur puissance en mer Rouge et faire pression si nécessaire sur le canal de Suez et le détroit de Bab-el-Mandeb. Enfin, le groupe Wagner implanté dans le pays depuis 2017, afin de projeter ses forces en Afrique subsaharienne, dispose de sociétés exploitant les mines d’or sous le contrôle du général Dagalo. Le précieux métal extrait est ensuite exporté clandestinement à Dubaï pour y être blanchi, raffiné[19] et financer l’effort de guerre russe en Ukraine. A ce jour, le projet de base russe au Soudan ne s’est toutefois toujours pas concrétisé en raison d’une certaine frilosité de la part du général al-Burhan qui ne souhaite pas contrarier les Emirats qui souhaitent ouvrir une base similaire au nord de Port Soudan. Depuis avril 2023, les violents combats entre l’armée soudanaise, dirigée par le général al-Burhan, et la Rapid Support Force, milice commandée par le général Dagalo empêchent également la ratification par un gouvernement civil soudanais de l’accord russo-soudanais sur la base navale russe.
Ainsi, le renforcement de la relation bilatérale russo-émirienne démontre la volonté d’Abou Dhabi de prendre ses distances vis-à-vis des Etats-Unis en conduisant une politique étrangère indépendante, basée sur la multipolarité et la défense de ses seuls intérêts nationaux, comme en témoigne d’ailleurs la décision toute récente des EAU de quitter la Combined Maritime Force basée à Bahreïn et commandée par un amiral américain[20].
Ce renforcement est également visible dans le volet économico-commercial de la relation bilatérale. Depuis 2010, le commerce bilatéral a franchi la barre du milliard de dollars de volume[21], et a constamment progressé depuis 2016 avec un volume multiplié par 3,5 en six ans passant de 1,2 milliard de dollars en 2015 à 5,3 milliards en 2021[22]. Les Emirats sont donc de loin le premier partenaire commercial de Moscou parmi les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Cette dynamique de croissance des flux commerciaux s’est accompagnée d’une diversification de ces derniers (tourisme, défense[23], agriculture, énergie pétrolière[24] et nucléaire). Cet état de fait est lié à la volonté émirienne de diversifier ses partenariats stratégiques et économico-commerciaux sur la scène internationale. Enfin, la croissance de ces flux s’est poursuivie pour atteindre un volume record de 9 milliards de dollars en 2022[25], dans le contexte du conflit ukrainien, sur lequel la diplomatie émirienne a une position singulière.
Numéro d’équilibrisme de la diplomatie émirienne dans le conflit ukrainien
Les positions contrastées des Emirats Arabes Unis lors des votes des résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU sur le conflit ukrainien[26] illustrent leur non-alignement vis-à-vis des Occidentaux sur ce dossier. En effet, ils considèrent qu’il s’agit d’un problème européen et non mondial. En outre, ils sont mécontents de l’engagement à géométrie variable de Washington dans le Golfe face à Téhéran[27] et ne sont pas favorables à la confrontation sino-américaine, pouvant mettre à mal leur crucial partenariat multisectoriel avec Pékin. Enfin, ils cherchent également à préserver leurs intérêts politiques, économiques et stratégiques avec Moscou. Ces considérations ont conduit les deux pays à se coordonner au sein du cartel OPEP + pour réduire en octobre 2022 et en avril 2023, leur production pétrolière. Cela a provoqué une hausse des cours du brut et infligé un camouflet significatif aux Etats-Unis. Dans le même temps, MBZ a endossé ses habits de médiateur entre Kiev et Moscou pour faciliter les échanges de prisonniers russes et ukrainiens. Il a prétendu que sa médiation entre Moscou et Washington avait contribué à l’échange de la basketteuse américaine Brittney Griner contre le trafiquant d’armes Viktor Bout, en décembre 2022. Toutefois, les autorités américaines ont tempéré les propos du président émirien en précisant qu’il s’agissait d’une négociation bilatérale sans intermédiaire extérieur[28]. Enfin, en refusant d’appliquer les sanctions occidentales contre Moscou, les autorités émiriennes accueillent par intérêt à la fois les oligarques cherchant à échapper aux sanctions occidentales, mais aussi les hackers russes hostiles au Kremlin et à la guerre en Ukraine.
En 2022, plus d’un million de Russes ont séjourné aux Emirats soit une hausse de 60% par rapport à 2021[29]. Dans cet important flux de personnes, il n’y avait pas seulement de simples touristes mais aussi de nombreux oligarques[30] et hackers russes en détresse. Depuis fin février 2022, les premiers se sont expatriés à Dubaï et Abou Dhabi, grâce au programme émirien « visa doré »[31], pour échapper aux lourdes sanctions économiques occidentales, ciblant leurs actifs financiers, immobiliers et leurs entreprises. Les seconds, caractérisés par leur esprit de contradiction, ont cherché à fuir la guerre et la mobilisation partielle. Ils ont loué ou acheté des propriétés dans les deux grandes villes émiriennes grâce à l’exploitation des failles de la réglementation immobilière. Leurs investissements ont ainsi fait croître le marché de l’immobilier dubaïote avec 86 849 propriétés vendues en 2022, battant le record établi en 2009 à 80 831 biens immobiliers écoulés[32]. Cette croissance significative a impacté fortement les prix, s’établissant en moyenne à plus de 67 000 $/an pour la location d’un appartement, et 276 000 $/an pour celle d’une villa en 2022[33]. Néanmoins, cette flambée des prix a suscité quelques inquiétudes au sein du gouvernement dubaïote, car elle a augmenté le coût de la vie pour la main-d’œuvre étrangère faisant vivre l’émirat. Désormais confortablement installés dans le paradis fiscal émirien[34], les oligarques et hackers russes ont développé leurs activités dans le pays.
Dans ce but, les entrepreneurs russes ont ouvert des filiales de leur entreprise dans les zones franches de Dubaï, servant à attirer les investissements étrangers. L’objectif semble atteint puisque le nombre d’entrepreneurs et de start-ups russes présents dans celles-ci a décuplé en 2022, selon un responsable étranger local[35]. Cette nouvelle situation a facilité la croissance des exportations russes (produits agricoles, métaux précieux et pétrole brut et raffiné[36]) vers les Emirats. Dans le même temps, les importations parallèles russes de composants électroniques sensibles, soumis aux sanctions occidentales, ont fortement augmenté en 2022 via des sociétés basées à Abou Dhabi. A titre d’exemple, celles de semi-conducteurs, vitaux pour l’effort de guerre russe ont été multipliées par 15[37]. Les Emirats ont également vendu 158 drones civils à l’armée russe pour un montant total de 600 000 $[38]. Ils ont donc permis à Moscou de contourner lesdites sanctions. Néanmoins, ces chiffres significatifs ne doivent pas être surinterprétés car les exportations émiriennes ne représentent que 5% du total des flux commerciaux bilatéraux.
Enfin, souhaitant diversifier et digitaliser l’économie nationale, les autorités émiriennes ont accueilli avec opportunisme à Dubaï les développeurs russes travaillant dans le domaine de l’intelligence artificielle, de la blockchain et des cryptomonnaies[39]. Ambitionnant de devenir un pôle mondial du secteur, la cité héberge maintenant de grands acteurs comme le chinois Binance[40]. Pour sa part, le service de renseignement technique émirien, la « Signals Intelligence Agency » (SIA), souhaite renforcer ses moyens humains, ses capacités cyberoffensives, et contrebalancer l’influence cyber américaine et israélienne. Le SIA a donc embauché des hackers liés aux services de renseignement russes[41], dont certains sont des revendeurs de failles de sécurité informatique non référencées (zero-day[42]), comme le patron de la société Operation Zero, Sergueï Zelenyuk[43]. Ainsi, la relation bilatérale russo-émirienne s’est approfondie sur le plan économico-commercial et technologique grâce au conflit ukrainien. Toutefois, cette apparente lune de miel pourrait être altérée par deux éléments : l’accroissement de la coopétition sino-russe aux Emirats, et l’imposition de sanctions économiques secondaires américaines à Abou Dhabi.
Vers une altération de la relation bilatérale par la compétition sino-russe et les sanctions économiques secondaires américaines ?
Premier paramètre d’altération, la Chine a une position de neutralité bienveillante à l’égard de la Russie en Ukraine, et lui livre des équipements militaires (armes légères, casques, gilets pare-balles) et civils (drones, semi-conducteurs) via les Emirats et la Turquie pour soutenir son effort de guerre[44]. Cela ne l’empêche pas de concurrencer Moscou aux Emirats et dans le Golfe pour renforcer son influence et défendre ses intérêts énergétiques, économiques et stratégiques, au cœur du projet « Belt and Road Initiative » (BRI). Pour sa part, MBZ considère son partenariat stratégique multisectoriel avec Pékin comme vital pour le développement du pays, et pour sortir de l’orbite américaine. Il a donc octroyé des concessions à des compagnies pétrolières chinoises en 2017[45]. De plus, pour participer activement au projet BRI et contrebalancer l’influence américaine au Moyen-Orient, il a cédé 90% du capital du terminal de container du port de Dubaï au géant Cosco en 2018[46]. En outre, le président émirien a reçu le Président Xi Jinping en 2018 et 2022. Lors de ces visites, de nombreux accords bilatéraux dans les domaines énergétique, technologique, militaire et culturel ont été signés. L’entreprise Huawei a ainsi été sélectionnée en 2019 pour déployer le réseau 5G dans le pays[47], tandis que les cyberspécialistes chinois de la surveillance concurrencent leurs homologues russes et occidentaux[48]. Enfin, l’armée émirienne a diversifié ses fournisseurs en achetant des matériels chinois.
Second paramètre, la relation russo-émirienne pourrait pâtir des sanctions économiques secondaires américaines imposées à Abou Dhabi. En effet, les Emirats sont accusés par Washington d’aider Moscou à contourner les sanctions occidentales, et de lui apporter une assistance militaire via les exportations de technologies sensibles estimées à 18 millions de dollars entre juillet et novembre 2022[49]. Afin de fléchir la position émirienne, des responsables du Trésor américain se sont rendus à plusieurs reprises à Abou Dhabi pour faire pression sur les autorités fédérales. Cette tactique a porté ses fruits, puisque craignant les sanctions, la Banque centrale émirienne a annulé la licence accordée à la banque russe MTS[50]. Cette licence lui permettait de poursuivre ses opérations financières à l’échelle internationale. Le Trésor américain a enfoncé le clou en sanctionnant les entreprises Hulm Al Sahra Electric Devices Trading et Aeromotus basées aux Emirats[51]. La première est accusée de vendre des composants électroniques, dont des semi-conducteurs américains à des entreprises russes sanctionnées. La seconde est suspectée de livrer des drones civils chinois à l’armée russe. Face à ces réactions américaines, le ministre du Commerce émirien s’est voulu rassurant à l’égard du partenaire américain en indiquant que son pays ne souhaitait pas compromettre les règles commerciales internationales et s’engageait à respecter les sanctions occidentales contre Moscou[52].
Ainsi, bien que la coopération multidimensionnelle russo-émirienne soit actuellement dans une dynamique positive, cette tendance pourrait s’aténuer en fonction de l’évolution de la guerre en Ukraine et des pressions américaines. De fait, Abou Dhabi a parfaitement conscience du risque réel de perte d’accès au marché américain[53] en cas de non-respect des sanctions américaines et occidentales. Il lui paraît donc difficile de s’aliéner son américain, dont il reste encore très dépendant sur le plan militaire et bancaire. Ces deux éléments expliquent sa volonté de se maintenir à équidistance de Washington et Moscou, notamment dans le conflit ukrainien.
[1] Début avril 2023, alors que Kiev prépare sa contre-offensive contre l’armée russe, la presse américaine révèle que le Pentagone a été victime d’importantes fuites de documents confidentiels, prétendument orchestrées par Jack Teixeira, membre d’une unité de renseignement de la force aérienne de la Garde nationale. Parmi les documents classifiés diffusés via le réseau social Discord se trouvaient des notes d’analyse portant sur la situation militaire en Ukraine et sur les relations entre la Russie et ses partenaires moyen-orientaux, notamment les Emirats Arabes Unis.
[2] Krieg, Andreas., “Pentagon leak is no surprise : UAE-Russia ties run deep”, Middle East Eye, April 12, 2023, https://www.middleeasteye.net/opinion/pentagon-leak-russia-uae-no-surprise-ties-run-deep (consulté en avril 2023).
[3] Les deux pays ont des positions divergentes sur le dossier syrien jusqu’en 2018. Moscou et Téhéran soutiennent politiquement et militairement le régime syrien tandis que les monarchies du Golfe, dont les Emirats, ont appuyé l’opposition islamiste syrienne. Toutefois, le sauvetage de Bachar al-Assad par la Russie et l’Iran, et son maintien au pouvoir ont obligé les Emirats et leurs homologues du Golfe à entamer, depuis cette date, un processus de normalisation de leurs relations avec Damas. Ce dernier est encouragé par la Russie.
[4] Durant l’hiver 2011-2012, concomitamment aux troubles révolutionnaires secouant les mondes arabes, Moscou a été le théâtre des plus importantes manifestations populaires depuis la chute de l’Union soviétique, pour protester contre la décision de Vladimir Poutine de briguer un troisième mandat. Elles ont suscité une grande inquiétude au sein du pouvoir russe. Certains responsables politiques et sécuritaires y ont vu la main des Occidentaux et un lien avec les évènements en cours au Maghreb et au Moyen-Orient. De leur côté, les Emirats arabes unis ont redouté une contagion des idées révolutionnaires sur leur territoire, pouvant aboutir à un changement de régime.
[5] “Russia’s Putin hails ties as he meets UAE president”, Al Jazeera, October 11, 2022, https://www.aljazeera.com/news/2022/10/11/russia-putin-hails-ties-meets-uae-president (consulté en avril 2023).
[6] « Poutine en visite à Abou Dhabi, dominée par l’espace et les investissements », La Croix, 15 octobre 2019, https://www.la-croix.com/Economie/Poutine-Abou-Dhabi-quete-milliard-dollars-investissements-2019-10-15-1301054444 (consulté en avril 2023).
[7] Gaveriaux, Laura-Mai., « Les Emirats soignent leur relation privilégiée avec la Russie », Les Echos, 13 octobre 2022, https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/les-emirats-soignent-leur-relation-privilegiee-avec-la-russie-1868461 (consulté en avril 2023).
[8] “Patrushev discussed the situation in Syria and the exchange of data on terrorists in the UAE” agence TASS, January 31, 2019, https://tass.ru/politika/6065017 (consulté en avril 2023).
[9] Krieg, Andreas., “Pentagon leak is no surprise : UAE-Russia ties run deep”, Middle East Eye, April 12, 2023, https://www.middleeasteye.net/opinion/pentagon-leak-russia-uae-no-surprise-ties-run-deep (consulté en avril 2023).
[10] Khlebnikov, Alexey., “Russia and Egypt: a precarious honeymoon”, Al Sharq Strategic Research, September 24, 2019, https://research.sharqforum.org/author/alexey-khlebnikov/
[11] Mathews, Sean., « Guerre en Ukraine : Moscou freiné dans sa quête de contrats d’armement au Moyen-Orient », Middle East Eye, 4 avril 2022, https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/ukraine-guerre-russie-freine-quete-contrats-armement-moyen-orient (consulté en avril 2023).
[12] Des Mirage 2000-9 émiriens (stationnés en Egypte) et égyptiens ont ciblé les positions et les infrastructures militaires des forces miliciennes du gouvernement de Tripoli en 2014-2015.
[13] Le gouvernement de Tripoli a bénéficié du soutien politique et militaire turc et qatari en raison de sa proximité idéologique avec ces deux pays.
[14] La diplomatie russe a accueilli favorablement la signature de l’Accord de Skhirat en décembre 2015 permettant la formation, début 2016, du gouvernement d’entente nationale (GEN) dirigé par Fayez al-Sarraj. Ce dernier a bénéficié du soutien politico-militaire turc, qatari, britannique et américain.
[15] Le ministère de l’Industrie russe a signé des contrats dans le domaine énergétique avec le GEN en 2017.
[16] Le ministère de la Défense russe, séduit par la personnalité autoritaire d’Haftar et son combat contre les islamistes et les jihadistes, lui a fourni une aide militaire (munitions, systèmes de défense antiaérienne).
[17] Stanyard, Julia., Vircoulon, Thierry., Rademeyer, Julian., “The Grey Zone: Russia’s military and criminal engagement in Africa”, Global Initiative against Transnational Organized Crime, February 2023, https://globalinitiative.net/wp-content/uploads/2023/02/J-Stanyard-T-Vircoulon-J-Rademeyer-The-Grey-Zone-Russias-military-mercenary-and-criminal-engagement-in-Africa-GITOC-February-2023-.pdf (consulté en avril 2023).
[18] Etant isolé sur la scène internationale, Omar el-Béchir a proposé à Poutine, lors d’une rencontre à Sotchi en 2017, d’implanter une base navale à Port Soudan, permettant le renforcement de la présence russe en Afrique. Selon Gwenaëlle Lenoir, journaliste spécialiste du Soudan, elle pourrait accueillir des bâtiments à propulsion nucléaire.
[19] Hunter, Marcela., “Going for Gold: Russia, sanctions and illicit gold trade”, Global Initiative against Transnational Organized Crime, April 2022, https://globalinitiative.net/wp-content/uploads/2022/04/GITOC-Going-for-Gold-Russia-sanctions-and-illicit-gold-trade.pdf (consulté en avril 2023).
[20] Opex 360, 31 mai 2023.
[21] Delanoë, Igor., « Russie-Golfe : en attendant la visite de Vladimir Poutine », Observatoire franco-russe, 27 septembre 2019, https://fr.obsfr.ru/analytics/blogs/10585/ (consulté en avril 2023).
[22] Delanoë, Igor., « Moyen-Orient : le commerce russe en plein boom », Observatoire franco-russe, 12 juillet 2022, https://fr.obsfr.ru/analytics/blogs/12552/ (consulté en avril 2023).
[23] “Rostec admits localization of components production for Su-57 fighters abroad”, agence TASS, November 18, 2019, https://tass.com/defense/1090085 (consulté en avril 2023).
[24] Mason, Robert, “Russia and the UAE: Monetization, Economization and Militarization in the Gulf and Red Sea”, The Arab Gulf States Institute in Washington, August 12, 2021, https://agsiw.org/russia-and-the-uae-monetization-economization-and-militarization-in-the-gulf-and-red-sea/ (consulté en avril 2023).
[25] Smagin, Nikita., “Is the blossoming relationship between Russia and the UAE doomed?”, Carnegie Politika, April 13, 2023, https://carnegieendowment.org/politika/89531#:~:text=Russia’s%20search%20for%20alternative%20trading,billion%3A%20a%2071%20percent%20increase. (consulté en avril 2023).
[26] Pour rappel, Les Emirats se sont abstenus tout comme l’Inde et la Chine lors du vote de la première résolution condamnant l’invasion russe de l’Ukraine fin février 2022. Par la suite, ils ont maintenu cette position lors du vote de la résolution sur la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme de l’ONU (avril 2022). Un léger changement s’est opéré lorsqu’ils ont approuvé la résolution condamnant l’annexion par la Russie de territoires ukrainiens en octobre 2022 et celle exigeant le retrait des troupes russes d’Ukraine (février 2023).
[27] Laruelle, Marlène., « La Russie en guerre et le monde musulman », Institut Français des Relations Internationales, 30 janvier 2023, https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/rnv127_laruelle_ukraine_musulmans.pdf (consulté en avril 2023).
[28] « Brittney Griner contre Viktor Bout : les dessous de l’échange de prisonniers entre Moscou et Washington », Franceinfo, 9 décembre 2022, https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/brittney-griner-contre-viktor-bout-les-dessous-de-l-echange-de-prisonniers-entre-moscou-et-washington_5535315.html (consulté en avril 2023).
[29] Smagin, Nikita., “Is the blossoming relationship between Russia and the UAE doomed?”, Carnegie Politika, April 13, 2023, https://carnegieendowment.org/politika/89531#:~:text=Russia’s%20search%20for%20alternative%20trading,billion%3A%20a%2071%20percent%20increase. (consulté en avril 2023).
[30] Notamment le magnat russo-chypriote des engrais et propriétaire de l’AS Monaco, Dmitry Rybolovlev, ainsi qu’Andreï Molchanov, propriétaire de la société LSR spécialisée dans les matériaux de construction et Roman Abramovitch, ancien président du club de Chelsea.
[31] Ce programme permet aux étrangers d’obtenir un permis de séjour de longue durée à Dubaï en contrepartie d’un investissement minimum de 2,7 millions de dollars dans une entreprise locale ou un fonds d’investissement. En janvier 2021, le gouvernement fédéral a facilité l’acquisition de la nationalité émirienne par les étrangers à travers les investissements dans l’immobilier.
[32] Gambrell, Jon., “Dubai boom sees Russian cash, high rents and reborn projects”, Associated Press, February 13, 2023, https://apnews.com/article/us-department-of-the-treasury-business-united-arab-emirates-dubai-middle-east-192fbc4638f38d9334ad2508cae1eef4 (consulté en avril 2023).
[33] Ibid.,
[34] Les EAU sont considérés comme tel par le Groupe d’action financière qui l’a placé sur sa liste grise en raison de l’absence d’une imposition des entreprises étrangères et de sa pratique du blanchiment d’argent. Pour tenter de sortir de ladite liste, les autorités fédérales ont annoncé, en février 2022, l’établissement d’un taux d’imposition sur les sociétés de 9% à partir de juin 2023. Toutefois, les entreprises enregistrées dans les zones franches dubaïotes qui n’ont pas d’activités sur le territoire émirien ne seront pas soumises l’impôt sur les sociétés.
[35] Al-Attar, Sahar., “Seeking new start, Russian professionals set up shop in Dubai”, Al-Monitor, May 25, 2022, https://www.al-monitor.com/originals/2022/05/seeking-new-start-russian-professionals-set-shop-dubai (consulté en avril 2023).
[36] D’une part, le pétrole brut russe est raffiné aux Emirats pour être ensuite revendu en Europe. D’autre part, le pétrole raffiné russe alimente la consommation nationale émirienne.
[37] Smagin, Nikita., “Is the blossoming relationship between Russia and the UAE doomed?”, Carnegie Politika, April 13, 2023, https://carnegieendowment.org/politika/89531#:~:text=Russia’s%20search%20for%20alternative%20trading,billion%3A%20a%2071%20percent%20increase. (consulté en avril 2023).
[38] Ibid.,
[39] Mathews, Sean., “How an influx of war-weary Russians could turbo-charge Dubai’s tech scene”, Middle East Eye, April 22, 2022, https://www.middleeasteye.net/news/russia-ukraine-war-entrepreneurs-dubai-tech-scene (consulté en avril 2023).
[40] Ibid.,
[41] Krieg, Andreas., “Pentagon leak is no surprise : UAE-Russia ties run deep”, Middle East Eye, April 12, 2023, https://www.middleeasteye.net/opinion/pentagon-leak-russia-uae-no-surprise-ties-run-deep (consulté en avril 2023).
[42] Selon l’éditeur de logiciels de cybersécurité Avast, une vulnérabilité zero day est une faille de sécurité informatique inconnue et non corrigée par l’éditeur d’un produit informatique. Il ne découvre la faille qu’en cas de cyberattaque, c’est-à-dire au jour zéro.
[43] « Le revendeur russe de failles informatiques Operation Zero tente sa chance dans le Golfe », Intelligence Online, 20 avril 2023, https://www.intelligenceonline.fr/surveillance–interception/2023/04/20/le-revendeur-russe-de-failles-informatiques-operation-zero-tente-sa-chance-dans-le-golfe,109946685-eve (consulté en avril 2023).
[44] Aarup, Sarah Anne., Banco, Erin., “Hunting rifles really? China ships assault weapons and body armor to Russia”, Politico, March 16, 2023, https://www.politico.eu/article/chinese-companies-are-shipping-rifles-body-armor-to-russia/ (consulté en avril 2023).
[45] Samaan, Jean-Loup., « Les Emirats arabes unis et la compétition sino-américaine : vers une politique de non-alignement ? », Institut Français des Relations Internationales, 2 décembre 2022, https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/samaan_eau_et_competition_sino-us_decembre2022.pdf (consulté en avril 2023).
[46] Ibid.,
[47] Ibid.,
[48] « Les cyberspécialistes chinois de la surveillance reviennent sur le devant de la scène émiratie », Intelligence Online, 17 janvier 2023, https://www.intelligenceonline.fr/surveillance–interception/2023/01/17/les-cyberspecialistes-chinois-de-la-surveillance-reviennent-sur-le-devant-de-la-scene-emiratie,109902074-art (consulté en avril 2023).
[49] Hagedorn, Elizabeth., “US targets firms in UAE, Turkey over Russia sanctions”, Al-Monitor, April 12, 2023, https://www.al-monitor.com/originals/2023/04/us-targets-firms-uae-turkey-over-russia-sanctions-evasion (consulté en avril 2023).
[50] Essaid, Salim., “UAE Central Bank revokes license of Russia’s MTS Bank as sanctions tighten”, Al-Monitor, March 31, 2023, https://www.al-monitor.com/originals/2023/03/uae-central-bank-revokes-license-russias-mts-bank-sanctions-tighten (consulté en avril 2023).
[51] Hagedorn, Elizabeth., “US targets firms in UAE, Turkey over Russia sanctions”, Al-Monitor, April 12, 2023, https://www.al-monitor.com/originals/2023/04/us-targets-firms-uae-turkey-over-russia-sanctions-evasion (consulté en avril 2023).
[52] Essaid, Salim., “UAE Central Bank revokes license of Russia’s MTS Bank as sanctions tighten”, Al-Monitor, March 31, 2023, https://www.al-monitor.com/originals/2023/03/uae-central-bank-revokes-license-russias-mts-bank-sanctions-tighten (consulté en avril 2023).
[53] En 2021, le volume des échanges commerciaux bilatéraux américano-émiriens a été de 23 milliards de dollars selon le service économique de l’ambassade des Emirats à Washington.