Par le Capitaine de vaisseau Thibault Lavernhe et le capitaine de frégate François-Olivier Corman, chercheur associé à l’institut FMES.
Tenter de tirer les enseignements des conflits navals toujours en cours en mer Noire et au large du Yémen est forcément imprudent : ces affrontements brûlants font l’objet d’une bataille de la communication qui cède souvent au sensationnalisme, voire au romantisme. En outre, les particularismes de ces deux théâtres incitent à prendre des précautions avant toute généralisation. En mer Noire, nous assistons à un affrontement entre deux Etats riverains qui se disputent le sea control pour des finalités différentes – l’Ukraine pour son commerce, la Russie pour agir contre la terre – au sein d’une petite mer fermée, au sens propre comme au sens figuré. En mer Rouge, nous assistons à une action « tous azimuts » d’un perturbateur continental dirigée vers la mer, dans une posture d’interdiction teintée de chantage géopolitique. Dans notre quête de leçons, gardons-nous donc des parallèles trop hâtifs entre ces deux théâtres, et soyons prudents avant d’extrapoler à la guerre sur mer. Et, de la même manière, sans nier les inflexions manifestes à l’œuvre en mer Noire et en mer Rouge, prenons garde à ne pas voir nouveauté là où elle n’existe pas
Pour autant, nous n’avons pas le choix : les conflits en mer étant historiquement rares, il serait coupable de laisser passer une occasion d’en tirer les principaux enseignements. Aussi, tout en tentant d’éviter les écueils d’interprétation qui jalonnent l’histoire militaire, nous proposons ici un décalogue provisoire de la conflictualité navale du moment.
Premier enseignement : la nature profonde du combat naval reste stable
Avant de chercher les inflexions, commençons par souligner quelques constantes tactiques qui n’ont pas pris une ride. En particulier, les affrontements sur les deux hot spots de la guerre en mer montrent que le combat naval reste par essence destructeur, rapide et décisif.
Destructeur, tout d’abord. Depuis 2022, la mer Noire est devenue un nouvel « Ironbottom »[1] : les épaves jonchent les abords de l’Ukraine et de la Crimée, et l’attrition contre la flotte russe prisonnière de la mer Noire est l’objectif prioritaire que s’est fixé l’Ukraine. Elle y parvient grâce à la combinaison adroite d’une pluie de missiles de croisière et d’une horde de drones navals ou aériens, et peut-être bientôt sous-marins, dont le nombre et la létalité augmentent sans cesse, comme en témoigne les trous béants dans les coques des navires russes[2]. En mer Rouge, la destruction des navires liés aux intérêts israéliens, qui est également l’objectif des forces houthies, s’est étendue par capillarité aux forces navales américaines et britanniques qui ont frappé le Yémen, tandis que les Houthis ne sont pas en reste dans la course à la létalité[3]. Si les navires de combat occidentaux ont pu être épargnés jusqu’ici, n’oublions pas que les Houthis sont déjà parvenus à endommager, par le passé, des bâtiments bien protégés, comme la frégate saoudienne Al Madinah en 2017. En mer Noire comme en mer Rouge, la décision sur mer n’est emportée ni par la dissuasion conventionnelle, ni par l’influence, ni par l’attaque cyber ou simplement par la manœuvre, mais par la quantité de ferraille envoyée par le fond.
Rapide, ensuite. Les actions navales restent fugaces : surpris par la frappe de deux missiles antinavires en avril 2022, le croiseur Moskva a pris l’eau en une poignée de minutes avant de couler un peu plus tard, tandis que les navires russes surpris par des drones ont tous été très vites désemparés. Le destin des bâtiments frappés à quai est encore plus expéditif. En mer Rouge, le temps de réaction à des frappes de missiles balistiques n’est que de quelques secondes, et de quelques minutes face à des drones de type One-Way Attack (OWA). Si les opérations navales s’inscrivent dans le temps long, les actions de combat, elles, portent toujours le sceau de la fulgurance.
Décisif, enfin. Tactiquement, force est de constater que le premier coup encaissé siffle la fin de la partie. C’est le cas du croiseur Moskva, malgré sa taille et sa résilience naturelle, mais aussi des plus petits bâtiments russes frappés par des Unmanned Surface Vessels (USV). Les frappes de bâtiment à quai, non préparés, sont également sans appel : l’appareillage d’un navire touché n’aura plus lieu avant longtemps, voire plus jamais. Stratégiquement, l’aspect décisif des pertes navales est encore plus net. Le sort de la marine ukrainienne s’est ainsi vu réglé dans les premiers jours du conflit : rayée de la carte, elle a laissé la place aux services secrets et de renseignements ukrainiens, qui utilisent l’appui de la « masse terrestre » et des « enablers » occidentaux pour retrouver une capacité d’action en mer. Du côté russe, les conséquences sont immédiates dès lors que la mer Noire se voit fermée aux renforts extérieurs : dans le huis-clos du bassin pontique, la masse navale russe se réduit alors inexorablement, malgré une résilience structurelle et numérique importante. Bref, aujourd’hui comme hier, prendre des coups en mer, c’est faire pencher durablement la balance du mauvais côté. Orques et piranhas l’ont bien compris.
Les conflits en mer Noire et mer Rouge confirment en outre le primat de l’offensive et de l’initiative : une posture purement défensive, voire passive, s’avère risquée au niveau tactique. La marine russe en a offert de multiples exemples en mer Noire, depuis le Moskva jusqu’aux nombreux cas de bâtiments frappés à proximité immédiate de la Crimée, au mouillage ou en patrouille côtière, se pensant à l’abri de l’ombre portée des défenses terrestres. En mer Rouge, le primat de l’offensive se lit en creux dans les différences d’approche entre l’opération européenne Aspides, purement défensive[4], et la posture anglo-saxonne, plus offensive. Plus largement, on constate un avantage marqué des structures « libres » sur les structures hiérarchiquement plus « contraintes » qui brident l’esprit d’initiative et restreignent l’emploi de la force, par culture (marine russe en mer Noire) ou par souhait d’éviter les dommages collatéraux (marines occidentales en mer Rouge). Ainsi les piranhas gagnent-ils contre les orques avant tout parce qu’ils font à peu près ce qu’ils veulent et peuvent donc saisir les opportunités dès qu’elles se présentent.
Deuxième enseignement : en mer, se défendre coûte cher
Les engagements en mer Noire et en mer Rouge nous rappellent tout d’abord qu’il n’existe pas d’immunisation de principe dans un milieu où la menace peut venir de toutes les directions, avec un degré de sophistication en constante évolution : tout acteur du combat naval, sans distinction, du chasseur de mines au croiseur, est vulnérable en mer.
La démonstration clausewitzienne de la supériorité de la défensive sur l’offensive n’est pas transposable dans l’espace fluide qu’est la mer, par nature défavorable à la défensive. Et la survie s’y paye au prix fort. Ainsi, en mer Noire, un navire a besoin de systèmes de veille et d’auto-défense performants pour lutter contre une menace USV, même rudimentaire[5]. En mer Rouge, il est nécessaire de disposer de systèmes de combat sophistiqués, couplés à des missiles modernes et coûteux[6] comme l’Aster ou le Standard Missile, pour espérer intercepter des missiles balistiques ou antinavires, même rudimentaires. Sur ces deux théâtres, il est en outre nécessaire d’escorter les navires de commerce civils avec plusieurs bâtiments de combat[7], qu’il s’agisse de navires russes pour protéger le Syrian Express[8] en mer Noire entre Novorossiysk et les Dardanelles[9], ou qu’il s’agisse de navires occidentaux en mer Rouge. Quelques « perturbateurs rudimentaires » de la race des piranhas peuvent ainsi mettre sur les dents, par leur seule existence, un volume important de moyens navals de la race des orques.
Ce qui est vrai en mer l’est d’ailleurs aussi sur le littoral : défendre une base navale coûte très cher aux Russes, en témoigne les dispositifs déployés pour protéger le port militaire de Sébastopol (pièces d’artillerie légère, radars, vigies, filets de protection, hélicoptères d’attaque en alerte, etc.) ou les piliers du pont de Crimée, visés également par une attaque de drones navals ukrainiens il y a quelques mois (permanence de navires de protection, puissants fumigènes pour les masquer aux systèmes de guidage optique des drones ukrainiens, etc.).
Outre des systèmes de défense performants, ces engagements confirment un besoin crucial de résilience des forces navales, lui aussi coûteux. Résilience tactique, d’une part, pour encaisser un coup : c’est ce qui a fait défaut au croiseur Moskva qui cumulait un faible niveau de résilience en raison d’un système très imbriqué[10], des défauts d’organes de sécurité et un entraînement vraisemblablement déficient. Résilience systémique, d’autre part, en termes de logistique et d’entretien : le tissu industriel russe est ainsi mis à rude épreuve en mer Noire dès lors que les liaisons avec les ports mieux outillés sont rendues délicates. En outre, la menace de frappes ukrainiennes sur Sébastopol contraint la Russie à maintenir en permanence une capacité d’appareillage d’urgence, empêchant les maintenances et entraînant de facto une usure du potentiel machine.
Retenons donc que la défensive en mer suppose un double « ticket d’entrée » pour porter ses fruits : qu’on accepte qu’elle coûte cher, d’une part, et qu’elle soit bien pensée, d’autre part. Mais n’oublions pas non plus qu’une focalisation excessive sur la vulnérabilité de certaines plateformes navales peut s’avérer trompeuse : l’US Navy perdit 11 porte-avions durant la Seconde Guerre mondiale, résultat qui n’empêcha pas ce type d’unité de s’imposer comme le nouveau capital ship, en raison de sa valeur offensive inégalée… et de l’effort défensif qui fût déployé pour assurer sa protection.
Ce n’est pas parce que la défense est difficile en mer que l’on doit la croire inatteignable, c’est seulement si on la croit inatteignable que la défense devient alors impossible contre les piranhas.
Troisième enseignement : la mer (même petite) n’est pas encore transparente
La guerre en Ukraine donne le sentiment indéniable que le champ de bataille aéroterrestre est devenu transparent (images satellites accessibles au grand public, surveillance permanente par des drones, détection immédiate du moindre téléphone portable en émission, etc.), et que cette impression vaut aussi pour la mer Noire : les images satellites des navires russes au port sont réactualisées en quasi-continu, tandis que de petits drones de surface ukrainiens « trouvent » facilement leurs cibles après de longs trajets de plusieurs centaines de nautiques.
Pourtant, les acteurs du combat naval en mer Noire ne disposent en réalité pas de la même omniscience tactique que les acteurs du combat aéroterrestre qui jouent mutuellement leur survie à chaque « sortie » de leurs caches sur le front. Ainsi, bien qu’elle quadrille le front terrestre par des drones d’observation, la Russie pâtit d’un manque de moyens de surveillance maritime, qui prive la flotte de la mer Noire d’un préavis sur ses assaillants : après avoir rappelé de vieux hydravions Be-12 conçus dans les années 1950, dont l’efficacité n’est visiblement pas au rendez-vous, elle a mis en place des patrouilles d’hélicoptères qui s’avèrent plus efficaces, mais dont le volume de couverture reste limité. Quant aux avions-radar russes A-50, ils sont devenus une cible privilégiée de la défense sol-air ukrainienne. Toutes ces difficultés rendent possibles des « poches d’opacité » temporaires dans lesquelles les Ukrainiens s’engouffrent pour frapper les capacités russes, tout en cherchant à prolonger cette opacité. L’opération ukrainienne pour s’emparer des plateformes pétrolières et gazières de Vichki Boïka, en septembre 2023, avait pour but de détruire un radar utilisé par les Russes et des stocks de munitions et de carburant pour hélicoptères. Celle menée en août 2024 contre la plateforme MSP-17 visait à détruire un brouilleur GPS russe.
Réciproquement, du côté ukrainien, en dépit du soutien occidental, on remarque que la plupart des attaques d’USV ont eu lieu à proximité des côtes, là où les cibles sont facilement détectables visuellement, mais beaucoup moins en haute mer, où la dilution temporaire reste possible.
Retenons ici que la mobilité naturelle des forces navales reste un atout majeur, car elle complique le cycle du ciblage (find, fix, track, target, engage, assess) en retardant chacune de ces étapes. S’il ne s’agit pas d’un gage d’immunité totale, les chiffres des frappes en mer Noire montrent que la mobilité reste une bonne protection initiale[11] : la majorité des pertes russes liées aux frappes ukrainiennes l’ont été sur des cibles à quai, au mouillage ou en transit routinier et prévisible à proximité immédiate des côtes.
En mer Rouge, les frappes menées par les Houthis depuis la terre, parfois très précises, peuvent également donner l’impression d’une lecture à livre ouvert dans les approches maritimes du détroit de Bab-el-Mandeb. Cependant, ce renseignement provient d’abord de la passivité des cibles (émission AIS, utilisation de rails de navigation connus, emploi de la radio VHF, ect.) et du concours d’autres acteurs (Iraniens par exemple). A contrario, les unités militaires, plus discrètes et aux comportements plus imprévisibles, sont moins facilement ciblées. Enfin, n’oublions pas que de nombreux drones UAV type OWA manquent leurs cibles tout simplement car elles sont en mouvement.
Au final, si les technologies modernes complexifient la concentration des forces et réduisent l’opacité du milieu, cette dernière n’est pas encore dissipée, tandis que la multiplicité des senseurs renforce parallèlement les occasions de déception. Orques et piranhas ont donc encore de bonnes occasions de se surprendre mutuellement dans l’avenir.
Quatrième enseignement : la mer est un amplificateur bidirectionnel du combat terrestre
« La véritable importance de la puissance maritime est son influence sur les opérations terrestres » soulignait Corbett (1854 – 1922). Cette maxime a la vie dure, et les affrontements en mer Noire et en mer Rouge confirment que la mer, avant d’être une fin, est un moyen particulièrement puissant pour peser sur le cours des événements à terre. En mer Noire, la manœuvre russe des premiers mois de la guerre a démontré comment l’avantage – même relatif – dans le milieu maritime permet d’obtenir des gains dans le domaine terrestre, qu’il s’agisse de faire peser une menace de débarquement sur Odessa (et ainsi y fixer une partie de troupes ukrainiennes dès les premiers temps de l’invasion), d’utiliser la manœuvre amphibie pour débarquer des troupes de l’autre côté du Dniepr dont les ponts étaient coupés, de contribuer à la défense aérienne de la péninsule de Crimée, de frapper impunément contre la terre par missiles de croisière, ou encore d’établir un blocus des grands ports civils comme Marioupol, Berdiansk, Melitopol, Kherson et Odessa. La mer amplifie la manœuvre terrestre, en étant « suivant l’occasion le multiplicateur ou le diviseur de la puissance terrestre, renforçant ou amoindrissant l’effort décisif qui est en fin de compte celui des armées, celui qui sauvegarde ou conquiert les territoires. »[12]
Réciproquement, la masse terrestre a une influence déterminante sur l’action navale : ce phénomène, que l’amiral Castex (1878 – 1968) nommait « la réaction de la terre sur la mer », s’accroit avec le progrès technique d’une part, et prend une ampleur particulière dans les espaces maritimes enclavés d’autre part.[13] Cela saute aux yeux au large du Yémen, où les Houthis, bien que dépourvus de marine de combat, engendrent un degré de désordre majeur sur une bonne partie trafic maritime mondial en agissant exclusivement… depuis la terre. En mer Noire, malgré l’éradication précoce de leur marine de combat, les Ukrainiens se sont rapidement appuyés sur leur base arrière terrestre pour frapper les Russes en mer, comme lors de l’attaque du croiseur Moskva (touché par deux missiles Neptun tirés d’une batterie côtière), lors des combats autour de l’île aux Serpents (où les drones ukrainiens décollés du continent ont frappé sans répit les patrouilleurs Raptor russes) ou lors des frappes d’USV (télécommandés depuis la terre). Les Russes, contraints d’abandonner l’île aux Serpents pour se recentrer sur la Crimée, ont ainsi réappris à leur dépend la fameuse formule selon laquelle « a ship is a fool to fight a fort ». Dans une moindre mesure, cet adage s’applique également aux Occidentaux en mer Rouge, alors que plusieurs dizaines de frappes américaines et britanniques n’ont pas réussi à entamer sérieusement le potentiel de nuisance des Houthis.[14]
Plus généralement, les évènements au large des côtes du Yémen et de l’Ukraine rappellent que l’orque qui s’approche d’une côte ennemie où prolifèrent les piranhas y dispose d’un désavantage net, qui s’aggrave dans la durée : soumis à des moyens nivelants comme les mines ou mis en œuvre depuis la terre comme les aéronefs, les missiles ou les drones, il doit déployer un maximum d’efforts dès les premiers temps du conflit… mais encore faut-il qu’il dispose de la volonté politique nécessaire[15].
Finalement, la mer peut apporter un concours décisif, mais elle n’est pas un remède miracle, comme l’avait déjà pressenti Castex au sujet de la mer Noire : « Le maître de la mer […] ne peut obtenir de résultats sérieux sur le théâtre d’opérations de mer Noire […] que s’il dispose de puissants moyens terrestres, entièrement comparables à ceux de son adversaire. La force navale est bien le multiplicateur de l’effort des armées, seul décisif […]. Mais si le coefficient multiplie zéro, le produit est aussi égal à zéro. »[16]
Cinquième enseignement : le combat naval s’imbrique de manière croissante avec les enjeux maritimes
Deux phénomènes apparemment antagonistes sont à l’œuvre. D’un côté, les enjeux maritimes se globalisent et s’éloignent donc, en théorie, d’une protection souveraine par des acteurs militaires dont la vocation est de rester les gardiens de leurs intérêts nationaux immédiats. Mais, de l’autre côté, la prise en compte de ces mêmes enjeux par les marines militaires est incontournable, car les impacts d’un dérèglement de l’ordre en place sont plus nombreux, plus imbriqués et plus médiatisés qu’auparavant. C’est bien cette seconde tendance qui domine : l’observation de la mer Noire et de la mer Rouge suggère que lien historique entre commerce et puissance navale, au cœur des théories du Seapower de Mahan (1840 – 1914), est plus que jamais d’actualité.
En mer Noire, le début du conflit s’est traduit par une véritable guerre de course durant laquelle plusieurs navires civils ont été frappés par des missiles ou des mines, avant de céder la place, quelques mois plus tard, à un corridor céréalier. Très tôt, les infrastructures maritimes sont devenues des cibles navales, comme à Odessa ou Mykolaev, mais aussi le pont de Kertch, son terminal de ferry[17], les plateformes pétrolières et gazières du golfe d’Odessa[18], voire le gazoduc Nord Stream 2 en mer Baltique. Réciproquement, certaines infrastructures de plaisance ukrainiennes ont été utilisées comme zones de départ d’USV.Sous l’effet de la menace de ces derniers[19], la marine russe a dû mobiliser des moyens navals pour protéger son flux logistique vers la Syrie, avant de réorienter ce flux logistique, qui vient désormais de mer Baltique et rejoint Tartous via Gibraltar[20]. Enfin, les marines ont dû s’intéresser de nouveau aux solutions offertes par les voies fluviales pour trouver des solutions de contournement à la fermeture des détroits turcs aux navires militaires.
En mer Rouge, dès lors que le ciblage d’intérêts commerciaux de pays liés à Israël par les Houthis s’est élargi, l’enjeu de la protection du trafic commercial s’est traduit par un retour des convois escortés, à un niveau sans précédent depuis la guerre des tankers dans le golfe persique dans les années 1980. En revanche, les rumeurs de ciblage volontaire de câbles sous-marins n’ont pas été confirmées, les incidents ayant pu avoir été causés par des ancres de navires de commerce. Si tel avait été le cas, un nouveau type de mission de surveillance des fonds marins aurait sans doute vu le jour, entraînant dans son sillage une coopération étroite entre les instruments de la puissance navale et les acteurs du business des câbles sous-marins[21].
Et, demain, nul doute que la question du déminage des espaces maritimes de la mer Noire et de la mer Rouge ouvrira un nouveau chapitre de cette communauté d’intérêts.
Outre des conséquences stratégiques qui ont été abondamment commentées (réorganisation des voies maritimes, impact sur le commerce mondial, etc.), cette imbrication entraîne également des conséquences tactiques : de plus en plus, les acteurs du combat naval doivent savoir opérer au milieu de nombreux acteurs aux intérêts parfois divergents, mais qui occupent, voire se disputent, le même espace global. En mer Rouge, les navires occidentaux qui opèrent en protection de navires de commerce doivent gérer des « navires clandestins » qui se greffent parfois au dernier moment dans les convois, et naviguent régulièrement à proximité de navires de commerce iraniens et de boutres dont il est difficile de confirmer qu’ils servent de relais de désignation vers les Houthis, tandis que, dans le ciel, pullulent les drones d’un grand nombre de nations[22]. En mer Noire, l’Ukraine a eu recours à un navire de commerce civil pour livrer en décembre 2023 quatre patrouilleurs construits en France vers la Roumanie. Cette imbrication requiert de disposer d’un niveau élevé de connaissance et de renseignements au plus bas niveau tactique afin de distinguer orques et piranhas au milieu d’une vaste faune de poissons d’eaux troubles.
Sixième enseignement : la maîtrise tactique de la mer n’est jamais absolue
Le célèbre principe stratégique de Corbett se vérifie inlassablement au niveau tactique : le sea control est toujours relatif, dans le temps comme dans l’espace. Ne pas le comprendre expose au risque de grandes désillusions.
En mer Noire, aucun belligérant ne peut revendiquer de manière crédible le contrôle de l’espace maritime. D’un côté, après une domination initiale dans le golfe d’Odessa, les forces navales russes se sont repliées vers l’Est, et les Ukrainiens ont réussi à porter le fer jusque dans les approches maritimes tenues par les Russes[23], en mer d’Azov ou au sud de la mer Noire, en utilisant des drones aériens ou de surface. L’attaque du bâtiment russe Ivan Khurs par des drones navals à plus de 200 nautiques d’Odessa en témoigne. De l’autre, les Russes n’ont jamais vraiment cessé leurs incursions régulières dans la partie Ouest de la mer Noire, et ils ont eux aussi eu recours à des modes d’actions « du faible » pour frapper en zone déniée, comme lors de la frappe du pont de Zatoka à proximité d’Odessa en février 2023 par des drones de surface. Dans les faits, les Ukrainiens n’ont jamais verrouillé le golfe d’Odessa. On est donc loin, en mer, du « gel » qui s’opère sur le front terrestre ukrainien.
Au sud de la mer Rouge, force est de constater que la liberté d’action aéromaritime des Houthis n’a pas été totalement entravée en dépit du déploiement de moyens militaires occidentaux conséquents associé à des frappes au sol.
La maîtrise de la mer est toujours incomplète et relative, et elle devrait le rester encore longtemps. Même la Royal Navy, qui disposait d’une supériorité navale écrasante pendant la guerre de Sept Ans (1756 – 1763), ne disposait que d’une maîtrise partielle limitée à quelques zones clefs. En mer, et à plus forte raison à proximité des côtes, il n’existe pas de « bastion » imprenable sécurisé par des barbelés : même le plus faible piranha peut toujours tenter quelque chose, pour peu qu’il ne se résigne jamais à une posture défensive purement attentiste.
Septième enseignement : l’interpénétration des milieux et des champs est une réalité tactique porteuse d’instabilité à tous les niveaux de la guerre
A l’ère du recoupement des milieux et des champs, des avantages, même ténus, dans l’espace exo-atmosphérique ou dans les champs informationnel ou électromagnétique peuvent être décisifs pour s’imposer à terre ou en mer. Le parti le plus agile et le plus apte à tirer profit de la nouveauté dans ces domaines en retire des dividendes immédiats.
La guerre navale au large de l’Ukraine témoigne ainsi de la puissance du narratif et de la communication. Le fait d’être en difficulté au sol n’a pas empêché l’Ukraine de remporter des victoires navales symboliques : reprise de l’île des Serpents et visite du président Zelensky pour y célébrer le 500e jour de la guerre, coup de main contre des plateformes pétrolières, attaques régulières de drones (dont les seules images publiées sont évidemment celles des attaques qui réussissent), attaques multiples du pont de Kertch, et même, en septembre 2023, frappe contre le quartier-général de la flotte de la mer Noire, le cerveau des opérations navales russes. Et tant pis si l’effet militaire est faible tant qu’il réchauffe le moral ukrainien, comme la remarquable frappe d’un système sol-air russe S400 en Crimée par un missile tiré d’une vedette dans le golfe d’Odessa en août 2023 ou l’audacieux raid de jet-skis mené en Crimée début octobre 2023. Quand le front terrestre est figé, l’espace fluide de la mer continue d’offrir des opportunités d’action et donc de démonstration de force, dont les Ukrainiens ont su tirer le maximum dans le champ informationnel. La mer peut aussi être employée pour transmettre des messages stratégiques, comme en témoigne en août 2023 la mise en scène des tirs de sommation et du contrôle du cargo Sukru Okan, quelques jours après la fin de l’accord qui permettait aux céréales ukrainiennes de quitter les ports du sud du pays. En mer Rouge, les images spectaculaires du détournement du cargo Galaxy Leader en novembre 2023 ou de la destruction du cargo Tutor en juin 2024 ont eu un retentissement majeur, au sein des salles de marché comme au sein de la communauté maritime civile. Et ce même si, dans la pratique, le ratio « nombre d’attaques houthies réussies / nombre d’attaques houthies lancées » n’a fait que diminuer depuis le début des évènements en mer Rouge[24].
Certains analystes vont jusqu’à envisager avec justesse un changement de paradigme : les belligérants deviennent capables d’organiser des opérations dont le seul but est de soutenir leur narratif. Le fait d’être capable de prendre des risques humains pour « marquer des points » dans le champ cognitif, malgré des gains tactiques insignifiants, n’est bien sûr pas entièrement nouveau, mais il démontre l’importance de l’interpénétration croissante des milieux et des champs et de l’instabilité qui en résulte.
Dans le champ électromagnétique, il semble que le levier de l’asymétrie a été surtout saisi par les Russes. Qu’il s’agisse d’écouter ou de brouiller, ces derniers ont une longueur d’avance sur leurs concurrents en mer Noire, même si cet aspect de la conflictualité navale est assez peu documenté dans les sources ouvertes.
Enfin, dans le milieu spatial, ce sont les Ukrainiens qui bénéficient du levier d’Archimède des constellations de satellites de communication en orbite basse, qui rend possible la coordination des moyens ukrainiens[25], le développement de certaines applications (pour la guerre terrestre en l’occurrence)[26], et, surtout, la mise en œuvre des USV qui font tant de mal aux Russes. Ultra-redondante et sécurisée, à l’abri des tentatives russes de frappes ou de hacking, la constellation Starlink, pourtant à mille lieux du champ de bataille naval, agit telle la fronde de David dans les mains des Ukrainiens.
Toutes ces interdépendances entre milieux et champs contribuent à nourrir l’instabilité de l’action de combat naval.
Huitième enseignement : en mer comme à terre, les progrès technologiques s’annulent implacablement
La guerre navale en mer Noire et en mer Rouge démontre que la dialectique des volontés tourne à plein régime dans le domaine technologique, et qu’aucune arme en saurait, seule, régner durablement dans un contexte d’adaptation permanente. Comme l’explique Joseph Henrotin, « l’avantage technologique est par nature transitoire parce qu’en vertu de la loi du facteur tactique constant, il répond à une logique dialectique. »[27]
Ce principe se vérifie dans tous les milieux de confrontation : ainsi, les drones TB2 ukrainiens ont progressivement perdu leur efficacité initiale face aux systèmes sol-air russes, avec une durée de vie en vol de l’ordre de 30 minutes aujourd’hui. De même, l’efficacité générale de la défense sol-air face aux missiles de croisière des deux camps a vu son efficacité croître de 20-30% en mars-avril 2022 pour atteindre 50-60% en juin 2022. En outre, les tactiques de brouillage se sont adaptées aux drones jusqu’à abattre chaque mois 10 000 drones ukrainiens dont 50% par brouillage. Ce qui a donné lieu en réaction à une recrudescence de frappes cinétiques anti-brouilleurs. Et ainsi de suite.
En mer Noire, la supériorité technologique initiale de la flotte russe a été contournée par l’emploi conjugué du renseignement occidental, des missiles Neptun et de drones de surface qui prolifèrent et se sophistiquent en permanence. Et, à l’inverse, l’efficacité des drones de surface ukrainiens a été tempérée par l’emploi d’hélicoptères et de munitions téléopérées russes type Lancet en mode FPV. En outre, certains drones russes seraient désormais également équipés du système Starlink, annulant dès lors cet avantage jusqu’ici réservé aux Ukrainiens[28].
En mer Rouge, face à la réponse occidentale, les Houthis réalisent progressivement des tirs de plus en plus précis, y compris à grande distance, diversifient leurs vecteurs (drones de surface, missiles antinavires, missiles balistiques guidés ou non, drones aériens OWA) et adaptent leurs créneaux et leurs patterns de vols pour ne pas être vus des avions de chasse et saturer les défenses sol-air des frégates occidentales. Les Occidentaux répliquent par du brouillage et l’adaptation de leurs systèmes d’auto-défense… jusqu’à une nouvelle percée houthie.
La guerre en mer est une course technologique implacable, où même le meilleur coureur finit toujours par être dépassé par un concurrent.
Neuvième enseignement : les game-changers, s’ils existent, ne sont pas toujours ceux qu’on imagine
L’emploi des drones en Ukraine et en mer Rouge a conforté l’idée, déjà populaire, que des game-changers auraient révolutionné le combat naval : les prophéties de « règles de la guerre » rebattues à chaque nouvelle avancée technologique saturent ainsi les médias grand public. Tâchons d’aller plus loin, car cette opinion n’est, fort heureusement, pas unanime[29].
Tout d’abord, la stratégie de l’innovation[30] visant au renversement d’un rapport de force par une percée technologique a des limites. Historiquement, l’innovation comme arme du faible n’est pas toujours couronnée de succès, en témoigne, par exemple, les tentatives d’innovation des Confédérés qui firent feu de tout bois durant la guerre de Sécession : le cuirassé Merrimack neutralisa l’escadre nordiste, les passes furent protégées par des torpilles immergées et les Davids attaquèrent les navires adverses en faisant exploser contre leur coque une charge explosive fixée au bout d’un espar. Cependant, les bâtiments du Sud ne furent jamais que des expédients, blindés avec des rails de chemin de fer laminés : les ressources limitées et l’absence d’industrie navale empêchèrent le Sud de passer suffisamment à l’échelle pour peser dans la balance.[31] Les piranhas ukrainiens feront-ils mieux avec l’aide occidentale ? Cela reste à confirmer dans la durée.
Par ailleurs, le terme de game-changer ne repose pas toujours sur des motifs solides. Dans le cas des drones de surface ukrainiens, par exemple, c’est probablement davantage la miniaturisation et la démocratisation des systèmes de positionnement et de communication par satellite, comme Starlink, qui a constitué le véritable game-changer, en autorisant le pilotage jusqu’à des distances très importantes d’engins qui n’étaient pas particulièrement nouveaux et qui s’inspiraient d’ailleurs fortement des drones houthis ayant attaqué la frégate saoudienne Al Madinah en 2017. Un parallèle pourrait être établi avec les chars allemands de 1940, moins évolués techniquement que les chars français, mais que la doctrine et la radio permettaient d’employer de manière beaucoup plus efficace.
En outre, les game-changers ne sont pas toujours ceux qu’on imagine. Si les drones ont été popularisés car ils présentaient l’attrait de la nouveauté (malgré leur existence presque séculaire), d’autres moins visibles ont eu un impact aussi déterminant, à commencer par les mines. Moins visibles, moins évoluées techniquement et moins médiatiques car moins « nouvelles » et davantage critiquables par leur caractère indifférencié, elles ont probablement fortement dissuadé les Russes d’attaquer Odessa par la mer au début du conflit, et jouent encore aujourd’hui un rôle décisif en écartant les navires russes de la côte ukrainienne.
Enfin, nous sommes encore loin d’avoir pris conscience du réel potentiel de ce que nous nommons aujourd’hui des game-changers. Ainsi, concernant les drones, reconnaissons que le potentiel de surprise lié à la masse (emploi en essaims) et à l’introduction d’un haut degré d’autonomie (robots) n’a pas été exploité complètement jusqu’ici en Ukraine, en tout cas pas dans le volet naval du conflit : au maximum une dizaine d’USV (comme dans le cas du patrouilleur Ivanovets en février 2024) ou une vingtaine d’UAV (attaque du 9 janvier 2024 avec 18 UAV) ont été employés simultanément, ce qui n’est rien par rapport aux futurs essaims qu’annonce l’ère de la robotique. En outre, nous assistons en Ukraine comme en mer Rouge à un simple « déport » de prothèses pilotées par des humains, qui agissent de manière juxtaposée, sans aucune autonomie pour détecter, classifier et cibler. Les drones que nous observons à l’œuvre sont très « monovalents » : ils n’accomplissent souvent qu’une seule mission : reconnaissance ou frappe, mais pas les deux. Le plus haut degré de sophistication consiste à disposer de drones qui « attendent » sur des patterns prédéterminés pour frapper des cibles d’opportunité. Force est de constater que nous n’en sommes pas encore là… et qu’entre temps, de puissants antidotes auront peut-être vu le jour, annulant l’effet de « rupture » clamé par certains.
Sans minorer leur utilité, reconnaissons donc que les drones restent pour l’instant un moyen de compensation d’un manque de capacités plus lourdes, et qu’ils brillent surtout dans la guerre des côtes. Ils constituent donc autant une formidable opportunité qu’une limite cherchant à masquer les difficultés pour concevoir des plateformes plus élaborées[32]. Seule leur capacité à se déployer en nombre, au large et de manière résiliente et coordonnée pourra en faire des acteurs décisifs de la maîtrise de la mer.
Au final, il n’existe pas de système de supériorité unique et déterministe en mer. La victoire résulte d’un assemblage de forces et d’une combinaison des effets en fonction de la nature de l’affrontement et des objectifs à atteindre. C’est d’ailleurs ce qui rend nécessaire et pertinente une marine « complète » apte à intervenir dans tout le spectre des actions navales, sans « impasse » capacitaire subie.
Dixième enseignement : paradoxalement, l’homme reste plus que jamais au cœur du combat naval
Les événements à l’Est et au Sud illustrent de prime abord une tendance à éviter d’exposer la ressource humaine, jugée de plus en plus précieuse. Pour l’Ukraine, pénalisée par l’équation démographique face à la Russie, les USV permettent de remplacer des hommes que l’on ne veut pas exposer et qui rendent justement possible la mise en œuvre de ces moyens de guerre déportés. En mer Rouge, tout est fait pour préserver les équipages des navires de commerce dont la perte ferait bondir les tarifs d’assurance. Cette dynamique s’inscrit dans la tendance à perdre au combat plus de machines et moins d’hommes.
Mais si les marins sont moins nombreux en mer, s’ils seront graduellement environnés de nuées de robots et assistés par l’intelligence artificielle, tout indique paradoxalement qu’ils restent déterminants pour mettre en œuvre un nombre de capteurs et d’effecteurs en augmentation permanente, gérer le surplus de complexité non pris en charge par les automates, pallier les limitations et les défaillances des machines, et préparer intelligemment les étapes suivantes qui verront probablement leur place se réduire encore davantage. Pour l’instant, n’oublions pas que ce sont encore les équipages embarqués qui fixent les limites de l’endurance acceptable dans une zone de combat, comme le suggèrent les témoignages publics des commandants récemment engagés en mer Rouge[33] (les sources pour la mer Noire manquent dans ce domaine).
Par ailleurs, un facteur de supériorité décisif émerge des affrontements entre orques et piranhas : il s’agit de la créativité, qui reste encore pour l’instant une qualité d’essence humaine. En mer Noire, les idées fusent vraisemblablement chez chaque belligérant pour tenter de reprendre l’avantage dans un contexte de neutralisation technologique : les Ukrainiens ont inventé des raids en jet-skis sur les côtes de Crimée et imaginent des drones sous-marins, tandis que les Russes ont déployé des hélicoptères de combat pour détruire les drones adverses et déploient des veilleurs armés en plage arrière de leurs navires. En mer Rouge, les Houthis, loin de l’image de « guerriers en sandales » qu’on leur attribue parfois à tort, tirent remarquablement partie des ressources à leur disposition, et font par exemple preuve d’une aptitude impressionnante à s’approprier et à adapter la technologie iranienne. L’adaptation permanente de leurs modes d’actions est la marque de la créativité humaine. Un exemple parmi d’autres : le 12 juin 2024, lors de l’attaque du Tutor, celui-ci est d’abord frappé par un projectile aérien, entraînant son immobilisation qui permet aux Houthis de lancer dans la foulée une attaque d’USV (qui aurait été plus difficile contre un navire manœuvrant…) sous forme de skiff[34] téléguidé ayant à son bord des mannequins pour troubler la défense en la faisant hésiter à ouvrir le feu contre une cible habitée. Un bel exemple d’ingéniosité humaine derrière un combat de machines.
Enfin, les récents engagements navals démontrent que les organisations restent à l’image des hommes qui les animent. L’Ukraine dispose d’équipes audacieuses et ingénieuses, qui apprennent rapidement de leurs erreurs et sont dirigées par un commandement très réactif. Face à elle, la marine russe semble visiblement plus lente à s’adapter, moins innovante et probablement plus rigide, en témoigne le degré de préparation relativement bas des premiers navires russes frappés par des drones ou des missiles, qui n’est probablement pas sans lien avec les récents changements de la hiérarchie navale russe. Quant au Yémen, les attaques menées en mer Rouge montrent que des hommes déterminés et qui n’ont rien à perdre peuvent influer de manière décisive sur le commerce mondial malgré des ressources limitées.
Quand les équipements se neutralisent, défaillent ou viennent à manquer, il ne reste plus que l’homme pour faire la différence.
Ces dix enseignements sont probablement amendables et incomplets, et seule l’histoire jugera à terme de leur pertinence et de leur fiabilité.
Bien qu’imparfaits, puissent-ils nous rappeler qu’il n’existe pas de fatalité en mer et que la conjugaison de la volonté de vaincre, de l’ingéniosité et de soutiens extérieurs efficaces peuvent tenir en échec voire éroder sérieusement les capacités d’une marine de haut rang. Des brûlots de l’Antiquité aux nageurs de combat italiens de la Seconde Guerre mondiale, de l’attaque du destroyer USS Cole en 2000 à celle de la frégate saoudienne Al Madinah par un drone houthi en 2017, l’infériorité n’a jamais empêché les piranhas de frapper durement des orques en mer. Plus encore, les orques, lorsqu’elles sont programmées pour affronter d’autres orques, ne sont jamais aussi perturbées que lorsqu’elles doivent affronter des piranhas… David l’emporte car il est David, pas parce qu’il essaye de se muer en un Goliath miniature[35].
Veillons, enfin, à ne pas nous méprendre : aujourd’hui, nous lisons en France ces enseignements du point de vue d’une marine d’orques confrontée à de potentiels assaillants piranhas. Mais attention, les comparaisons ichtyologiques pourraient s’inverser : dans le Pacifique, c’est un grand pays asiatique qui pourrait tenir le rôle de l’orque, et nous celui des piranhas…
[1] Ironbottom Sound est le nom donné par l’US Navy à la zone située à l’extrémité est du détroit de Nouvelle-Géorgie entre Guadalcanal, l’île Savo et les Salomon, en raison des nombreux navires coulés durant la bataille de l’île de Savo durant la guerre du Pacifique.
[2] Au 7 juillet 2024, l’Ukraine avait endommagé ou détruit 27 navires russes selon le vice-amiral ukrainien Oleksiy Neizhpapa, soit 36% des 74 navires de toute taille dont disposait la flotte russe de la mer Noire au début du conflit.
[3] L’attaque du Tutor le 12 juin 2024 a mis en jeu un drone de surface chargé de 400kg d’explosifs, soit bien plus que ce que peut emporter un drone aérien ou un missile balistique.
[4] Voir une analyse de la posture européenne en mer Rouge dans AUSSEUR Pascal, « ASPIDES. Une opération purement défensive qui ne règle rien. Des enjeux géopolitiques oubliés », interview par le blog Bruxelles2, 10 avril 2024.
[5] On remarquera d’ailleurs que les USV ukrainiens frappent au premier chef les « faibles », c’est-à-dire les unités logistiques, amphibies, et les petits navires de guerre faiblement armés.
[6] Dont le rapport « coût – efficacité » a été largement débattu lors des premiers engagements de drones rudimentaires de classe 20 k€ par des missiles de classe 1 M€.
[7] Les opérations lancées dans les années 2010-2020 dans le détroit d’Ormuz (Agenor pour l’Union européenne par exemple) n’étaient pas du même niveau : il s’agissait plus d’accompagner des navires civils par le biais d’une surveillance à distance que de les escorter pour les défendre contre des menaces d’attaques directes. L’exigence en termes de défense n’est pas du même niveau.
[8] Ce terme désigne la liaison logistique maritime, à base de pétroliers et de vraquiers, mise en place entre les ports russes en mer Noire et les ports syriens de Banias et Tartous depuis le mi-temps des années 2010.
[9] En octobre 2023, face à la menace USV ukrainienne, quelques navires du Syrian Express ont ainsi « fixé » une frégate et deux corvettes russes, accompagnés d’un avion de patrouille maritime, pour leur transit en mer Noire, en utilisant deux itinéraires différents.
[10] On peut d’ailleurs remarquer que les navires civils frappés en mer Rouge, qui sont « remplis de vide », ne coulent pas malgré les coups pris au but. C’est un désavantage comparatif des navires militaires modernes : ils sont mieux défendus, mais lorsqu’ils prennent un coup au but, ils sont paradoxalement plus vulnérables.
[11] LAVERNHE Thibault, « De l’inconvénient d’être fixe, et de l’avantage d’être mobile », Le Marin, 13 novembre 2023. URL : https://lemarin.ouest-france.fr/defense/lil-de-castex-de-linconvenient-detre-fixe-et-de-lavantage-detre-mobile-b80879fc-83c0-4a55-a604-a09ee6760119
[12] CASTEX Raoul (amiral), Théories stratégiques, tome V, Economica, Paris, 1997, p. 170.
[13] CASTEX Raoul (amiral), Théories stratégiques, tome III, Economica, Paris, 1997, p. 157.
[14] Soulignons cependant que pour certains analystes, ces frappes étaient volontairement mesurées, le signalement stratégique vers les observateurs du conflit en mer Rouge ayant davantage de valeur que l’effet militaire direct.
[15] HOLMES James, “Houthi Rebels Cry Havoc! And Let Slip the Drones of War”, Proceedings, Février 2024.
[16] CASTEX Raoul (amiral), Théories stratégiques, tome V, Economica, Paris, 1997, p. 519.
[17] Les Ukrainiens ont attaqué par drone aérien le 23 juillet 2024 le ferry civil Slavyanin dans le port de Kavkaz, potentiellement car il était le dernier navire capable de transporter des wagons de marchandises dans la région, et constituait à ce titre un élément important de la chaîne d’approvisionnement en munitions russes pour la péninsule de Crimée occupée.
[18] Qui ont une vocation duale en supportant des radars de surveillance maritime.
[19] Les Ukrainiens ont frappé le TM Sig le 05/08/23 au mouillage, le Sparta IV le 17/08/23 en mer, le Yaz le 14/09/23 en mer et l’Ursa Major le 14/09/23 en mer.
[20] En février-mars 2024, le pétrolier Sig et les RoRo Sparta-IV et Ursa Major ont ainsi été réorientés vers St Petersbourg au lieu de leur destination habituelle qui est Novorossiysk en mer Noire, depuis les bases russes de Syrie. Ce « crochet » rallonge de 2 semaines les délais d’approvisionnement des forces russes.
[21] Voir, pour la France, la stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins – Février 2022.
[22] Fin février 2024, une frégate allemande opérant en mer Rouge a ainsi visé par erreur avec ses systèmes d’armes un drone MQ-9 Reaper américain.
[23] PCG Ivanovets frappé le 01/02/24 au large des côtes de la Crimée devant le lac de Donuzlav, LST Kunikov frappé le 14/02/24 à proximité immédiate des côtes russes, FSG Sergei Kotov frappé le 04/03/24 au large du cap Takil (extrémité Sud-ouest du détroit de Kertch).
[24] En juin 2024, sur 110 attaques houthies recensées, 22 avaient été couronnées de succès.
[25] Selon Mykhaïlo Fedorov, vice-Premier ministre et ministre de la Transformation numérique de l’Ukraine, « Starlink est le sang de toute [leur] infrastructure de communication aujourd’hui ». Plus de 30 000 terminaux Starlink ont été livrés à l’Ukraine au cours des 15 premiers mois de la guerre.
[26] BOUNAT Ulrich, « Les différentes facettes de l’innovation de l’armée ukrainienne », Revue Défense Nationale, Février 2023, pp. 30-36.
[27] HENROTIN Joseph, « Mon game changer est plus gros que le tien – Retour sur le renouveau d’une mythologie technologique », DSI hors-série n°87, Décembre 2022-Janvier 2023.
[28] L’USV russe Murena 300S dévoilé en août 2024 serait potentiellement doté d’une antenne Starlink selon le média d’analyse Covert Shores. URL : http://www.hisutton.com/Russia-USVs-ARMY-2024.html
[29] Citons en particulier le directeur du renseignement militaire français : « Il n’existe aucun game changer. On entend souvent dire çà et là que tel armement livré à l’Ukraine ou produit par la Russie modifiera le cours de la guerre. Je n’y crois absolument pas. […] une capacité opérationnelle est le fruit de la combinaison de nombreux facteurs. Il n’existe pas d’arme magique, de game changer, de silver bullet permettant d’inverser le cours de la guerre du jour au lendemain. » Audition, à huis clos, du général de corps d’armée Jacques Langlade de Montgros, directeur du renseignement militaire, sur la situation militaire en Ukraine, 12 juillet 2023, URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/comptes-rendus/cion_def/l16cion_def2223094_compte-rendu
[30] Le terme « innovation » est lui-même sujet à débat. Voir en particulier la typologie éclairante proposée par Olivier Schmitt pour caractériser les niveaux du changement militaire (ajustement – adaptation – innovation – rupture). Une grande partie des « innovations » dont il est question en mer Noire et en mer Rouge relève en réalité du champ de l’ajustement et de l’adaptation. SCHMITT Olivier, Préparer la Guerre – Stratégie, innovation et puissance militaire à l’époque contemporaine, PUF, Paris, 2024, 460 p.
[31] BERNERON-COUVENHES Marie-Françoise, « Les révolutions technologiques des XIXe et XXe siècles et la puissance sur mer », in La puissance maritime, Presses de l’université Paris-Sorbonne, Paris, 2004, p. 268
[32] L’USV ukrainien fondé sur un jet-ski Yamaha, trouvé échoué sur une plage turque en juillet 2024, constitue à ce titre autant une belle preuve d’inventivité qu’une régression en recourant à des expédients.
[33] Voir, par exemple, le témoignage du commandant du HMS Diamond, récemment engagé en mer Rouge. « On board HMS Diamond as it faces Houthi attacks », BBC News, 25 mars 2024. URL: https://www.bbc.com/news/world-middle-east-68640568
[34] Embarcation traditionnelle en bois largement répandue en mer Rouge.
[35] C’est d’ailleurs la raison pour laquelle David refuse le glaive et la cuirasse que lui propose le roi Saül (Premier Livre de Samuel, chapitre 17, versets 38 et 39). Sur le sujet des erreurs de la tentation de « l’imitation symétrique », voir SANDOR Fabian, « The Illusion of Conventional War: Europe Is Learning the Wrong Lessons from the Conflict in Ukraine », Modern War Institute, 23 avril 2024, URL : https://mwi.westpoint.edu/the-illusion-of-conventional-war-europe-is-learning-the-wrong-lessons-from-the-conflict-in-ukraine/