PRÉFACE
Nous savions que le monde était en plein changement[1].
D’un côté, la mondialisation, l’explosion démographique, l’appropriation des ressources, l’accroissement des inégalités et les modifications climatiques ont généré depuis le début de ce 21ème siècle des situations potentiellement explosives.
De l’autre, la perte de prestige de l’Occident et de l’Europe et la remise en cause du multilatéralisme qui en découle aiguisent les appétits des puissances ré-émergentes qui s’appuient sur des capacités inédites de propagande et de manipulation des perceptions dans un monde interconnecté.
La Méditerranée concentre ces tensions. Elle est une zone de friction entre deux mondes : le Nord et le Sud. Elle est également un terrain de jeu pour les puissances qui désormais s’affranchissent des règles, qu’elles soient globales (États-Unis, Russie et désormais Chine) ou régionales (Turquie, Iran, monarchies du Golfe …).
La crise du Coronavirus qui a marqué le début de l’année 2020 n’a pas modifié cette tendance, mais l’a au contraire accélérée, sur fond de batailles d’Idlib en Syrie et de Tripoli en Libye. C’est ce qu’illustrent nos articles du semestre passé publiés dans ce recueil.
Face au repli des Occidentaux empêtrés dans leur gestion sanitaire, les puissances revanchardes ont profité de la crise pour avancer leurs pions. Au-delà de l’offensive diplomatique de la Chine qui a révélé son ambition hégémonique, même si elle se concentre pour l’instant sur son environnement proche, le bassin méditerranéen a vu deux puissances s’engouffrer dans le vide géopolitique laissé par les États-Unis.
La Russie d’abord qui, autour de son nouveau bastion syrien, tente de devenir le juge de paix du Proche et du Moyen-Orient en renforçant ses leviers d’influence sur l’Europe et l’Afrique du Nord. En Syrie, en Libye, en Égypte ou en Algérie, elle s’affiche comme un interlocuteur fiable et déterminé, garant de la stabilité et présent dans tous les projets énergétiques[2].
La Turquie surtout, qui après s’être assurée d’une zone tampon minimale à la frontière syrienne pour contrôler les Kurdes et disposer d’une monnaie d’échange, s’est engagée dans une stratégie à la fois géopolitique, géoéconomique et idéologique de reconquête du bassin méditerranéen. Fort de l’absence de réaction de l’Union européenne après sa tentative d’appropriation de l’espace maritime chypriote, le président Erdogan a profité de l’appel au secours du gouvernement d’union nationale libyen pour s’implanter militairement à Tripoli. Il se place ainsi au cœur des enjeux méditerranéens : énergétiques grâce aux ressources libyennes et celles de la zone maritime qu’il s’approprie, migratoires en tenant l’une des portes d’entrée vers l’Europe, sécuritaires avec la possibilité d’agir sur les groupes armés au Sahel et en Libye et idéologiques enfin, en tant que promoteur des Frères musulmans qui cherchent à répandre leur idéologie au Maghreb, notamment en Tunisie[3].
Ces deux puissances, concurrentes dans leur recherche de leadership régional, se tiennent en respect par leur capacité de nuisance réciproque : la Turquie est dépendante du Kremlin pour son économie, son gaz, ses projets nucléaires civils et désormais certaines livraisons d’armes, tandis que la Russie dépend de la Turquie pour son accès à la Méditerranée via les détroits turcs, mais aussi pour sécuriser durablement la Syrie. Les présidents Poutine et Erdogan se rejoignent néanmoins sur un point : humilier les Occidentaux et placer l’Europe à la merci de leurs chantages (gazier pour l’un, migratoire pour l’autre)[4]. Malgré tout, le pouvoir turc sait qu’il aurait beaucoup à perdre à rompre tout lien avec l’OTAN et les États-Unis[5].
Face à ces rapports de force décomplexés, l’Union européenne ne doit pas renoncer à défendre sa souveraineté et ses intérêts. Elle doit, associée aux Britanniques malgré le Brexit, tracer des lignes rouges crédibles pendant qu’il est encore temps[6]. Si Vladimir Poutine sait garder la tête froide, le risque existe que le président Erdogan, en l’absence de réaction et emporté par son hubris néo-ottomane, franchisse un seuil (déstabilisation au Maghreb, soutien du terrorisme au Sahel, ouverture des vannes migratoires à Misrata, activation des réseaux des Frères musulmans en Europe, accrochages maritimes avec des forces de l’UE) qui enclenche une spirale incontrôlable.
De leur côté, les États-Unis ont la tête ailleurs : ils s’opposent à la Chine un peu partout à travers le monde, ils endiguent la Russie en Europe et en Arctique, ils tentent de maintenir leurs alliances au Moyen-Orient, ils gèrent le Covid sur leur territoire et tentent de maintenir la cohésion nationale en vue des élections présidentielles de novembre. En Méditerranée, la stratégie de Donald Trump se résume à conserver la Turquie dans l’OTAN, à freiner la Russie et à favoriser Benjamin Netanyahou. Les conséquences de cette politique pour la région (accroissement des frustrations entre Européens et pays du Maghreb d’un côté, montée des tensions au Moyen-Orient de l’autre, que ce soit en Iran, en Syrie, au Liban, en Israël et dans les territoires occupés, en Irak et même dans les pays du Golfe) passent au second plan[7].
Alors que les forces déstabilisatrices se sont sensiblement accrues ces derniers mois, les déséquilibres sociétaux, mis sous le boisseau pendant la pandémie – confinement oblige – ne sont pas résolus et seront renforcés par la crise économique globale qui s’annonce, elle-même aggravée par la baisse des cours du pétrole. La rive nord doute d’elle-même et la rive sud est insatisfaite de sa situation. Les frustrations s’accroissent et les populations sont vulnérables aux manipulations et aux propagandes qui pourraient mettre le feu aux poudres[8].
C’est pourquoi il est nécessaire de réfléchir, de tenter d’analyser pour mieux comprendre et d’essayer d’identifier des pistes qui nous permettront de surmonter les crises à venir. C’est ce que s’efforce de pratiquer l’institut FMES[9]. Car n’en doutons pas, nous entrons dans une ère de turbulences en Méditerranée et l’Europe devra relever les défis qui lui sont lancés. Bonne lecture.
Le vice-amiral d’escadre (2s) Pascal Ausseur,
Directeur général de l’institut FMES
[1] 2020 Le monde change, rétrospective janvier-décembre 2019, institut FMES, janvier 2020.
[2] Les stratégies de déni d’accès en Méditerranée, problème ou solution ? Arnaud Peyronnet, 28 avril 2020.
[3] Ambitions turques en Méditerranée : vers une accélération des frictions navales avec l’Europe ? Arnaud Peyronnet, 27 juin 2020 ; Chypre, un complexe de différends maritimes, Pascal Ausseur, 26 mars 2020.
[4] Russie et Turquie, une « cogestion concurrente » des conflits en Syrie et Libye, Arnaud Peyronnet, 19 juin 2020.
[5] La démission du chef d’état-major de la marine turque marque-t-elle une pause dans l’escalade des tensions entre Turcs et Occidentaux en Méditerranée orientale ? Jean Marcou, 11 juin 2020.
[6] Le Brexit aura des conséquences en Méditerranée, Pierre Razoux, 5 février 2020.
[7] Israël : le dilemme de l’annexion, Béatrice Veyrat-Masson, 30 juin 2020 ; « Deal of the century » : le désaccord du siècle ? Anne Boulnois et Béatrice Veyrat-Masson, 6 février 2020.
[8] Une crise pétrolière inédite, Sarah Sriri, 5 juin 2020 ; Au-delà d’accords de partenariats, Khalifa Chater, 4 mai 2020 ; Les défis du nouveau gouvernement libanais face à la thawra (révolution) populaire, Sarah Sriri, 20 février 2020.
[9] De l’utilité des war studies et du wargaming pour décrypter les dilemmes stratégiques au Levant, Pierre Razoux, 24 juin 2020 ; La réflexion stratégique est plus que jamais nécessaire, Patrick Lefebvre, 27 mars 2020 ; L’innovation : Game Changer pour les grandes filières industrielles, Patrick Lefebvre, 10 juillet 2020.