CV ( R ) Jean-François Pelliard, consultant pour la FMES
Le mouvement mondial de territorialisation des espaces maritimes, dont les manifestations sont toujours plus nombreuses et plus flagrantes, risque de rompre l’équilibre issu de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (CNUDM), entre la liberté des mers défendue par les puissances maritimes et la dévolution d’espaces maritimes au profit des États côtiers. En effet, certains, parmi ces États, cherchent à s’approprier des espaces plus largement et plus exclusivement que ne le permet le droit international. Avec des motivations commerciales, de puissance ou de sécurité, ils tendent ainsi à appliquer en mer et dans l’espace aérien surjacent les principes de pleine souveraineté des espaces terrestres.
L’équilibre actuel est pourtant très favorable à la France : ses territoires ultramarins lui confèrent des droits sur d’immenses espaces maritimes et notre pays pourrait, sous cet angle, avoir intérêt à laisser s’installer un droit coutumier restreignant la liberté des autres dans sa zone économique exclusive (ZEE). Cependant, en tant que puissance maritime, la France est aussi dépendante de cette liberté de naviguer pour maintenir le lien avec les outremers, garantir ses approvisionnements et assurer ses responsabilités internationales. Cet équilibre est donc, pour elle, fondamental.
En Méditerranée, les manifestations de la territorialisation sont bien présentes. C’est donc de cette liberté de naviguer et d’agir en mer qu’il est question, avec trois enjeux principaux : le respect de nos engagements internationaux lorsque les intérêts de nos alliés sont mis en cause, la capacité à disposer des espaces nécessaires pour l’entraînement de nos forces aéromaritimes, et l’accès aux espaces océaniques à partir de cette mer fermée.
Expressions de la territorialisation en Méditerranée
Questions de délimitations maritimes
La Méditerranée n’échappe pas aux difficultés de délimitation des espaces maritimes. Quarante ans après Montego Bay, qui a défini le cadre juridique applicable tout en créant de nouvelles catégories juridiques d’espaces, environ 40 % des « frontières » maritimes dans le monde ne font toujours pas l’objet d’accords entre États. Rappelons que l’Italie n’a toujours pas ratifié l’Accord international conclu avec la France pour délimiter les ZEE respectives des deux pays. Cette situation est, cependant, plus ou moins sensible selon les zones en Méditerranée.
En Méditerranée occidentale, les revendications du Maroc sur les enclaves espagnoles n’ont pas de conséquences maritimes, l’Espagne se gardant bien d’envenimer la situation en déclarant des ZEE associées. Plus au Nord, si l’Espagne n’a jamais reconnu les eaux territoriales britanniques autour de Gibraltar, les seules tensions émanent de tentatives de pêcheurs espagnols d’entrer dans les eaux britanniques. Mais, la mer d’Alboran présente, finalement, peu d’enjeux commerciaux justifiant une confrontation : le trafic maritime traversant le détroit de Gibraltar et la présence d’un nombre significatif de câbles sous-marins ne favorisent pas une pêche distante des côtes ni l’exploitation de potentielles ressources minérales.
L’Algérie a, de son côté, défini unilatéralement sa ZEE, empiétant sur les ZEE italienne et espagnole jusqu’à la limite des mers territoriales de la Sardaigne et des Baléares. Ignorant les droits générés par ces îles, cette déclaration de ZEE semble avoir été motivée par l’espoir de découvrir dans le sous-sol de la Méditerranée occidentale des champs gaziers semblables à ceux de la Méditerranée orientale, même si les explorations off-shore conduites depuis 2018 par le groupe français Total et le groupe italien ENI sont aujourd’hui limitées à des zones côtières non litigieuses. Les désaccords de l’Algérie avec ses voisins pourraient, cependant, servir de terreau à une extension géographique des tensions algéro-marocaines, si ces dernières venaient à s’envenimer et si les pays de la rive Nord prenaient partie.
Le nœud oriental
En Méditerranée orientale, les questions de délimitations maritimes sont plus sensibles. Mais le récent accord israélo-libanais montre qu’il est possible de trouver des solutions lorsque des intérêts économiques sont en jeu : plus que sur le périmètre de leurs ZEE respectives, les deux pays se sont entendus sur l’exploitation partagée des ressources gazières du sous-sol. Dans cette région, le caractère multifactoriel et crisogène des questions relatives à la territorialisation rampante de la mer s’illustre particulièrement Cette partie de la Méditerranée cumule, en effet, tensions historiques, velléités de domination régionale et intérêts économiques. Elle est de surcroît le point de rencontre de grandes confrontations mondiales.
Sans revenir sur chacun de ces facteurs, cet espace a connu, dans les années 2018 à 2020, de vives tensions dont le carburant n’est pas épuisé. Évoquée pour la première fois en 2006, deux ans après la proclamation par Chypre de sa ZEE, la doctrine de la Patrie Bleue (Mavi Vatan)[1] est devenue celle de la marine turque en 2016. Le président Erdogan l’a fait sienne en 2019. Le Mavi Vatan marque la nouvelle ambition maritime d’un État continental dont la géographie le prive d’un accès aisé à la haute mer, au sens commun du terme, et à ses ressources. Politiquement isolée, alors que Chypre, la Grèce, Israël et l’Égypte s’étaient entendus progressivement sur la délimitation de leurs ZEE, la Turquie se retrouve en 2019 exclue de la création de l’East Mediterranean Gas Forum (EMGF) qui accueille même l’Autorité Palestinienne. La Turquie s’estime alors lésée, mettant en avant des droits que lui conférerait à ses yeux la longueur de ses côtes, mais aussi sa position de garante des droits de la République Turque de Chypre du Nord (RTCN), État qu’elle est seule à reconnaître. Cette frustration la pousse à conclure un accord de délimitation avec la Libye, ou tout au moins, en pleine guerre civile, avec la partie libyenne qu’elle soutient. Cet accord nie les droits des pays tiers de la zone et n’est reconnu ni par l’Union européenne, ni par les pays riverains.
Cet allié est bien trouvé car l’histoire récente libyenne n’est pas un modèle de respect du droit international de la mer. Depuis 1973, le pays considère le golfe de Syrte comme des eaux intérieures et revendique une mer territoriale de 12 milles marins au-delà d’une ligne droite reliant les deux extrémités de ce golfe. Cette revendication a, en période de guerre froide, donné lieu à des incidents armés entre aéronefs militaires libyens et américains. Depuis le milieu des années 1990, une zone de pêche exploitée de manière coutumière par des pêcheurs italiens venant de Sicile est revendiquée par la Libye, qui a arraisonné environ 60 navires entre 1995 et 2022, conduisant parfois à l’emprisonnement de marins. Aucune des deux parties libyennes n’a cessé ce type d’actions depuis le début de la guerre civile. Depuis 2015, l’Armée Nationale Libyenne (ANL) d’une part, le Gouvernement d’Union Nationale (GNA) d’autre part, ont institué des zones interdites à la navigation. Motivées par des raisons d’ordre militaire, ces zones parfois signalées de manière incertaine ont été le lieu de plusieurs arraisonnements par l’ANL. La plupart du temps, les navires ont été restitués et les marins relaxés, après paiement d’amendes qui peuvent être considérées comme des rançons compte tenu de leurs deux caractères discret et non réglementé. Selon le regard qu’on veut bien porter sur ces pratiques, elles peuvent être considérées comme une territorialisation par l’instauration d’un péage d’État, ou tout simplement comme des actes de brigandage maritime.
Pour revenir aux revendications turques, l’accord avec la Libye annonçait de nouvelles initiatives. Alors que la Turquie avait déjà entravé, en 2018, les travaux exploratoires de la compagnie italienne ENI dans les eaux chypriotes, au prétexte qu’elle aurait opéré dans la ZEE de la RTCN, elle lançait plusieurs actions visant à affirmer les droits qu’elle revendique : en décembre 2019, délogement d’un navire israélien par des navires turcs, entraînant en représailles le harcèlement par la chasse israélienne d’un navire d’exploration turc ; escorte systématique de navires d’exploration turcs par la marine militaire, avec l’intervention pendant une longue période, en octobre et novembre 2020, du navire d’exploration gazière turc Oruç Reis en ZEE grecque.
Mais la question du gaz n’est pas la seule qui ait généré des incidents importants. En 2020, la marine turque avait pris l’habitude d’escorter un cargo tanzanien, le Cirkin, dont les allées et venues le rendaient suspect au regard de l’embargo sur les armes en Libye, que l’opération navale européenne Irini devait faire respecter. Le 27 mai 2020, deux frégates turques s’interposent entre la frégate française Forbin et le Cirkin pour empêcher le contrôle de ce dernier. Le 10 juin lors d’un nouveau voyage du Cirkin, la frégate grecque Spetsai est également empêchée de contrôler le cargo. Le même jour, la frégate Courbet venant de prendre contact avec le Cirkin est « illuminée »[2] à trois reprises par les radars d’une conduite de tir d’une frégate turque, ce qui constitue un acte hostile. Dans ces situations, pour être en mesure d’assurer leur mission, les frégates grecques et françaises auraient été contraintes d’aller à l’affrontement. Force est de constater qu’à cette occasion, la Grèce et la France n’ont pas reçu de soutien affiché de leurs alliés européens ni de l’OTAN.
Ces événements peuvent être considérés comme les premiers cas de « territorialisation dure » en Méditerranée, à l’image de ce que pratique régulièrement la Chine en mers de Chine méridionale et orientale. Ils incitent à s’interroger sur l’avenir.
Perspectives et risques
En Méditerranée orientale, la situation s’est apaisée depuis 2020. La Turquie a sans doute réalisé le caractère contre-productif de ses actions. Mais les sources de conflit demeurent. Plusieurs facteurs détermineront le réveil de cette crise : la capacité des pays concernés à négocier pour s’entendre sur le partage des ressources et l’équilibre général des exportations de gaz vers l’Europe, influencé par le guerre ukraino-russe ; la politique intérieure turque et le besoin qu’aura le président Erdogan d’agiter les consciences nationalistes turques pour se faire réélire cette année ; la confirmation ou non de la construction du gazoduc Eastmed qui pourrait être vécue comme une provocation par la Turquie ; l’intérêt réel des gisements de gaz qui dépend lui-même de plusieurs facteurs (réalité des ressources, facilité d’exploitation, intérêt de l’Europe de se désengager d’autres sources d’approvisionnement et en premier lieu de la Russie, rapidité de la transition énergétique en Europe et dans les pays riverains). Dans tous les cas, les ressentiments historiques resteront sources de tensions. Déjà en juillet 2022, la Turquie a annoncé son intention de reprendre rapidement des explorations gazières.
Sur le fil du rasoir, entre l’alliance otanienne et des intérêts réciproques bien compris avec le voisin russe – avec lequel elle a su sans conflit partager la mer Noire – la Turquie pourrait basculer du mauvais côté. Elle aura alors la capacité militaire de créer des zones d’interdiction pour les navires et aéronefs. Dans un scénario mettant en scène les grandes puissances mondiales, son isolement régional pourrait être rompu : une Égypte achetée par la Chine, Israël obtenant de la part de la Russie des garanties de sécurité vis-à-vis de l’Iran, l’accès à la Méditerranée orientale, au canal de Suez et au coupe-gorge de la mer Rouge serait alors soumis au bon vouloir des pays riverains. Et nul doute qu’en cas de crise opposant les intérêts occidentaux à d’autres, ce trafic maritime serait au moins contraint.
Sans en arriver là, un séminaire organisé en décembre 2022 par le Maritime Policy & Strategy Research Center de l’Université de Haïfa, sur les questions de délimitations des frontières maritimes, a mis en avant l’unanimité des participants face aux revendications turques, mais aussi des interprétations extensives des prérogatives des États dans leurs ZEE. Ces interprétations limitent, notamment, le droit des États tiers à exercer des activités militaires dans ces espaces. En Méditerranée, presque totalement constituée d’espaces sous juridiction des États, la restriction des activités militaires handicaperait avant tout les puissances maritimes : même en entraînement, les groupes aéronavals ont besoin d’espaces conséquents ; les marines de haute mer ont pour vocation d’agir au large des zones de tension ou de conflit. Il convient donc de veiller à ce risque, même s’il est en Méditerranée moins prégnant que, par exemple, en zone indo-pacifique. La Méditerranée n’échappe donc pas à cette territorialisation rampante mondiale.
La Méditerranée n’échappe donc pas à cette territorialisation rampante mondiale. Elle y est pour la France encore moins acceptable qu’ailleurs. Elle doit donc, en particulier dans cet espace vital pour elle, faire valoir sa vision du droit international de la mer. Car ce qui sera accepté en Méditerranée le sera également sur tous les océans du monde. Au-delà, la France doit également se préparer, à moyen terme, à se donner les moyens d’employer la force pour garantir sa liberté de naviguer en Méditerranée. Dans le cas contraire, elle sera contrainte d’accepter les conséquences de la territorialisation : au mieux devoir contourner l’Afrique, ce qui exige d’autres types d’investissements et d’autres alliances, sans pour autant effacer toutes les contraintes dont celle des délais d’intervention ; plus probablement une impossibilité de garantir nos approvisionnements et de protéger nos exportations et nos territoires ultramarins.
[1]Doctrine dont le concepteur, l’amiral Gürdeniz, est l’auteur d’un article publié dans ce numéro.
[2] Illuminée : ciblée par un radar de conduite de tir.