L’Europe, puissance désunie et sans boussole vis-à-vis du retrait américain

Par Joséphine Dutardre, Chercheuse Junior au sein de l’institut FMES

Le retrait progressif des États-Unis révèle les fragilités de la défense européenne : dépendance stratégique, effectifs insuffisants, capacités dispersées. Malgré des budgets conséquents et un potentiel militaire important, les forces européennes peinent à peser collectivement. La véritable faiblesse dépasse le seul domaine militaire : c’est l’absence d’identité, de volonté de peser, de cohésion nationale et européenne qui empêchent l’Europe de transformer ses moyens en puissance réelle. Faute d’intégration, les armées européennes restent désorganisées, leur capacité d’action autonome limitée et leurs efforts industriels trop fragmentés. L’Europe possède les moyens de sa défense, mais pas encore la volonté commune de l’assumer. Sans conscience partagée du destin stratégique européen, les arsenaux ne suffiront pas. Le réarmement matériel implique également un réarmement moral et intellectuel. Cet article propose une analyse qui se veut lucide des impasses actuelles et des conditions nécessaires à l’émergence d’une véritable puissance militaire européenne.

Pour toute société d’Europe de l’Est, nordique ou balte, « la menace [russe] exige une réponse (…) qui repose avant tout sur l’investissement dans la défense, ce qui n’est pas le cas de l’Espagne. Notre menace n’est pas une Russie qui amène ses troupes à travers les Pyrénées jusqu’à la péninsule ibérique », déclarait le Premier Ministre espagnol en mars 2025 lors d’une conférence de presse[1]. Derrière cette déclaration transparaît une réalité brutale : les préoccupations sécuritaires des États d’Europe orientale, nordique ou balte – directement exposés à la pression russe – ne coïncident pas avec celles des pays d’Europe du Sud, davantage tournés vers d’autres menaces : instabilité au Sahel, pression migratoire croissante, trafics en Méditerranée ou menaces terroristes. Si la Russie inquiète les pays d’Europe de l’Ouest, ce n’est pas tant en raison d’une menace militaire directe que pour d’autres formes de pressions : guerre hybride, campagnes de désinformation, cyberattaques, tentatives de déstabilisation politique, instrumentalisation des menaces émanant du Sud, ou encore stratégies de corruption visant à affaiblir les institutions et la cohésion intérieure. Ces divergences dans la priorisation des menaces illustrent une fracture profonde au sein du continent européen.

La fin de la guerre froide et la dissolution de l’URSS ont marqué le début d’une période de désarmement pour l’Union européenne, qui, en plein élan d’élargissement, s’est concentrée sur l’intégration politique, économique et diplomatique, dans l’objectif de renforcer les synergies internes à l’Europe pour éloigner le spectre de la guerre entre Etats membres. L’heure était à réduire la place de l’État, diluer les souverainetés et renforcer la gouvernance supranationale. L’Europe a ainsi relégué les questions de défense au second plan, pariant sur un monde pacifié et sur la protection américaine au sein de l’OTAN.

Aujourd’hui, l’Histoire revient brutalement, les États reprennent la main, les souverainetés ressurgissent, et l’Europe se voit confrontée à la nécessité de défendre ce qu’elle ne s’était plus préparée à protéger depuis des décennies. L’heure n’est plus à l’intégration par principe, mais à la capacité de résister, ensemble, dans un monde redevenu instable, avec des menaces émanant de l’Est, du Sud, et même de l’Ouest désormais.

Le désengagement progressif des États-Unis du continent européen agit comme un révélateur des vulnérabilités de l’Europe. Les soubresauts de la politique du président Trump contraignent les pays européens à entreprendre un réexamen complet de leurs orientations stratégiques, un exercice qui n’avait pas été mené depuis la chute du mur de Berlin, malgré un sursaut lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2014, puis en 2022. Donald Trump oblige le « vieux continent » à repenser en profondeur son modèle de défense et à réfléchir à des solutions pour contrer sa dépendance et reprendre en main le fardeau de sa sécurité. 

Or, les atouts ne manquent pas : armées professionnelles et expérimentées, budgets de défense conséquents, puissance économique et influence diplomatique. Sur le papier, l’Europe a les moyens de se défendre, même dans la cour des Grands. Mais cet avantage reste largement théorique, car il suppose de parler d’une seule voix – et c’est encore loin d’être le cas aujourd’hui.

Cette absence d’unité se traduit par des doublons, des rivalités industrielles, des divergences d’analyse et des réticences persistantes à mutualiser souveraineté et responsabilités en matière de défense. Tant que l’Europe restera une somme de volontés nationales fragmentées, son poids militaire demeurera bien en deçà de ce que ses capacités réelles pourraient lui permettre d’atteindre. Le défi est donc clair : transformer un potentiel éclaté en une force cohérente, capable de répondre aux menaces multiples du XXIe siècle.

Le désengagement des États-Unis met à nu les vulnérabilités de l’Europe et de sa défense

Depuis sa prise de fonctions, Donald Trump remet en question l’essence même des relations transatlantiques. Il revient sur l’engagement historique américain de se porter garant de la défense du continent européen, y compris par l’extension de sa dissuasion nucléaire. Si sa politique étrangère s’inscrit dans une tendance déjà amorcée par ses prédécesseurs – celle d’un désengagement progressif de l’Europe au profit de l’Asie – Donald Trump la formule de manière beaucoup plus explicite. La Chine, identifiée comme « l’unique menace » pour les États-Unis, fait l’objet des priorités du maître de la Maison Blanche, qui cherche à s’alléger du fardeau financier que représente pour lui le vieux continent. A l’heure actuelle, la sécurité européenne reste intimement liée au soutien américain, sur de nombreux plans.

À l’image des accords entre Ursula von der Leyen et Donald Trump sur les droits de douane, où l’Union a cédé sous pression sans véritables contreparties, le sommet de l’OTAN des 24 et 25 juin 2025 a illustré une même posture d’alignement contraint vis-à-vis de Washington. Spectatrice d’un sommet tenu par un seul homme, il semblerait que l’Europe ait payé les faiblesses structurelles qu’elle traîne depuis son désarmement. Craignant les réactions imprévisibles de Donald Trump, susceptibles de fragiliser leur sécurité, les pays européens ont préféré la prudence, faisant tout leur possible pour s’assurer la paix à ce sommet, se montrant complaisants, flattant le président américain et évitant le plus possible le sujet qui fâche : l’Ukraine. Docilement, les pays européens membres de l’Alliance se sont ainsi engagés à consacrer 5% de leur PIB à la défense et la sécurité en 2035 (dont 3,5% pour les seules dépenses de défense).

L’importance du rôle États-Unis dans l’OTAN, pilier de la sécurité européenne

Les États-Unis sont le plus grand contributeur financier de l’Alliance et dirigent la plupart des quartiers généraux de l’Alliance, y compris le Grand quartier général des puissances alliées en Europe (Shape). Depuis son arrivée au pouvoir, Donald Trump se désintéresse de l’OTAN, et ne manque pas de l’afficher publiquement : en expliquant régulièrement qu’il ne protégera pas les pays qui ne respectent pas leurs obligations budgétaires ou ceux en retard de paiement, le président américain remet en question l’application de l’article 5 « un pour tous, tous pour un », socle de l’organisation. Une sortie des Etats-Unis de l’OTAN bousculerait le fonctionnement de la chaîne de commandement opérationnel, l’équilibre entier de cette alliance militaire et menacerait, au moins à court terme, la protection crédible des Européens face à la Russie.

La dépendance européenne vis-à-vis de l’armement américain

Ensuite, l’Europe dépend majoritairement de l’armement américain. Comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous, en 2024, 54% des importations d’armes des États européens provenaient des États-Unis[2]. De manière générale, les importations concernent principalement des véhicules blindés, des avions de combat (F-35), des moteurs et des équipements de défense aérienne (Système MIM-104 Patriot).

Cette dépendance aux armements américains s’explique à la fois par la volonté des pays européens de garantir un certain niveau de soutien stratégique de la part des États-Unis en contrepartie de leurs achats, mais aussi par la rapidité de livraison, le niveau de sophistication des équipements américains et la disponibilité plus limitée d’alternatives en Europe. En visant l’interopérabilité avec l’armée américaine, les pays européens s’enferment dans un cercle vicieux : chaque achat d’armement américain les rend plus dépendants et appelle inévitablement d’autres achats similaires.

La dépendance des pays européens envers les armements américains varie en fonction des pays ; tandis que les principaux importateurs sont l’Ukraine, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Norvège, la France est presque autosuffisante, achète principalement des moteurs de tanks aux Américains et également les catapultes de son porte-avions. Les deuxième (Royaume-Uni) et troisième (Allemagne) armées d’Europe achètent aux Américains des équipements stratégiques, comme des avions et des missiles. De son côté, la Pologne est fortement dépendante des Etats-Unis (et plus récemment de la Corée du Sud) car elle ne produit que très peu d’équipements sur son sol[3]. Ainsi, un paradoxe apparaît clairement : les plus grandes armées des pays européens qui disent souhaiter renforcer les capacités de défense européennes, se dotent d’armements américains. Ces pays font passer les industriels européens à côté de contrats qui représentent des centaines de milliards d’euros, comme les 70 milliards de dollars échangés pour l’acquisition de 400 avions de combat nouvelle génération F-35 par le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne, les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège, la République tchèque, la Grèce, le Portugal, la Roumanie et le Danemark. Sur les dix pays européens ayant passé une commande d’avions de chasse sur la période 2019-2023, huit ont choisi des avions américains (F-16 ou F-35), et seulement deux ont choisi des Rafale français[4].

L’achat d’armements américains compromet toute véritable autonomie stratégique : il existe en effet une clause du droit américain prévoyant que les équipements ou armements achetés aux États-Unis ne peuvent pas être utilisés par les pays acquéreurs si Washington oppose son véto[5]. Cette capacité de blocage permet aux États-Unis de conserver un contrôle effectif sur l’usage des armes qu’ils exportent. Dans ce contexte, l’imprévisibilité de la politique étrangère de Donald Trump représente une menace accrue pour les pays européens, notamment ceux qui dépendent de ces équipements. En effet, après son accrochage avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky le 28 février 2025, Donald Trump a non seulement interrompu brutalement l’envoi d’armes et de renseignements à l’Ukraine, mais il a également brandi la menace de désactiver à distance des équipements stratégiques exportés, les rendant inopérants. Les Américains ont la possibilité d’agir sur leurs équipements, par exemple en empêchant des mises à jour sur les F-35, ou en contraignant l’accès à certains services de données, ce qui dégraderait considérablement les performances et capacités des avions[6]. L’usage de ces armements reste donc conditionné au bon vouloir d’un président américain aujourd’hui imprévisible. Acquérir des équipements militaires américains ne constitue même plus une assurance de soutien politique ou stratégique de Washington. Cette dépendance expose les pays européens au risque de voir leurs capacités militaires neutralisées à distance en cas de désaccord diplomatique. Une telle situation fragilise profondément la crédibilité et la souveraineté des États européens sur la scène internationale. Dès lors, continuer à s’équiper massivement auprès des États-Unis revient à hypothéquer toute ambition d’autonomie stratégique réelle, tout en s’exposant à des revirements unilatéraux dictés par les aléas de la politique intérieure américaine.

Pour que l’Europe puisse se passer des Etats-Unis pour son armement, il faudrait que des alternatives européennes existent. Et l’industrie de défense européenne (BITDE), conçue avant tout pour répondre aux exigences des périodes de paix, peine aujourd’hui à soutenir les ambitions d’autonomie stratégique. La domination de l’industrie de défense américaine par rapport à celle européenne reste manifeste : les cinq premières places du classement mondial des cent plus grandes entreprises de défense sont occupées par des firmes américaines, qui à elles seules génèrent près d’un tiers du chiffre d’affaires total au niveau mondial. Seuls quatre industriels européens parviennent à intégrer le « top 20 »[7].

La coopération industrielle européenne s’impose dès lors comme un impératif stratégique devant occuper une place centrale dans les politiques de défense nationales et dans la stratégie commune, afin de réduire la dépendance envers les États-Unis et d’accroitre l’autonomie stratégique européenne. Cela implique la mutualisation des programmes, une interopérabilité renforcée, la sécurisation des chaînes d’approvisionnement et le lancement de projets conjoints. Mais cette ambition se heurte à plusieurs freins : la volonté de protéger les souverainetés industrielles, les divergences d’orientations stratégiques, les rivalités technologiques et la complexité des cadres réglementaires.

La dépendance européenne vis-à-vis de certaines technologies américaines

De plus, certains moyens technologiques déployés par les Etats-Unis en Europe sont aujourd’hui indispensables à la défense du continent. Qu’il s’agisse des systèmes satellitaires de surveillance et de communication, des infrastructures de cloud militaire hébergeant des données stratégiques, des outils d’intelligence artificielle dédiés au renseignement et à la cyberdéfense, ou encore des capacités logistiques pour projeter rapidement des forces, ces capacités constituent toujours le socle de nombreuses opérations de l’OTAN. En s’affranchissant des Etats-Unis, l’Europe devra accepter une phase transitoire marquée par une baisse significative de ses capacités opérationnelles. Cette période d’adaptation, inévitable, exigera à la fois des investissements massifs, une coopération renforcée entre États membres et une stratégie industrielle coordonnée pour combler les lacunes.

Le parapluie nucléaire américain, essentiel pour la défense de l’Europe

La dépendance de l’Europe vis-à-vis du parapluie nucléaire américain vient s’ajouter à ce tableau de vulnérabilités. Environ une centaine de bombes nucléaires américaines sont aujourd’hui déployées en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Turquie et en Italie. Si Donald Trump décidait de retirer l’arsenal militaire américain stationné en Europe, la crédibilité de la posture stratégique de l’Europe s’en trouverait davantage fragilisée. En effet, les capacités de dissuasion française et britannique ne sont pas dimensionnées pour remplacer la présence nucléaire américaine. S’ajoutent des différences structurelles : la France dispose à la fois d’une composante aérienne et d’une force océanique stratégique, tandis que le Royaume-Uni mise exclusivement sur sa composante sous-marine. Cette spécialisation rend particulièrement complexe toute hypothèse de frappe d’avertissement avec des charges réduites, car une telle option nécessiterait de dévoiler la position de ses sous-marins, compromettant l’efficacité même de la dissuasion britannique. Par ailleurs, malgré l’autonomie politique revendiquée par Londres en matière d’emploi de son arsenal, ses missiles sont fournis par Washington et reposent en partie sur une coopération technique étroite avec les États-Unis.

Un retrait ou une réduction des capacités américaines en Europe – qu’il s’agisse de la défense antimissile, des moyens de commandement et de contrôle (C2), des capacités ISR (renseignement, surveillance, reconnaissance) ou des missiles longue-portée – pourrait gravement compromettre la sécurité du continent. Si Washington venait à remettre en cause le principe même de dissuasion élargie, c’est toute la posture stratégique de l’OTAN qui serait fragilisée. Aujourd’hui la France n’adhère pas au programme de dissuasion nucléaire partagé de l’OTAN (Groupe des Plans nucléaires – NPG), et l’hypothèse d’une extension du bouclier nucléaire français à d’autres pays européens reste à ce jour très polémique[8] – et fait l’objet de nombreuses déclarations politiques difficilement applicables. Depuis 2020, Emmanuel Macron a affirmé à plusieurs reprises que les intérêts vitaux de la France avaient une portée européenne, évoquant même l’ouverture d’un dialogue sur l’éventuelle extension de la dissuasion nucléaire française au continent. Cette proposition a trouvé un certain écho chez plusieurs dirigeants européens qui voient dans ce débat une étape nécessaire vers une potentielle dissuasion à dimension européenne. Mais des doutes subsistent quant aux capacités techniques de la France d’appliquer sa dissuasion à l’ensemble de l’Europe. De plus, certains experts s’accordent à dire que les forces nucléaires françaises sont insuffisantes pour être appliquées à l’échelle continentale. S’ajoute à cela une incertitude politique : rien ne garantit que les successeurs d’Emmanuel Macron souhaiteront maintenir cet engagement à l’issue de l’élection présidentielle de 2027, certains candidats affichant des positions plus eurosceptiques[9]. Par ailleurs, l’extension du parapluie nucléaire français pourrait fournir une excuse aux Etats-Unis pour réduire leur soutien.

Au-delà de cette situation, des positions antinucléaires continuent d’exister en Europe, notamment avec l’Autriche et l’Irlande qui ont ratifié le Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Cette division interne complique toute coordination au niveau européen sur la question nucléaire.

La présence dissuasive de troupes américaines sur le continent européen

Enfin, quelques 100 000 soldats américains (dont 65 000 de manière permanente) sont déployés dans environ quarante bases militaires stationnées sur toute l’étendue du continent : cela constitue une présence dissuasive essentielle, qu’il faudrait remplacer en cas de retrait américain. Or, les armées européennes rencontrent déjà de grandes difficultés à maintenir leurs effectifs. En dépit de campagnes de recrutement et d’investissements croissants, le nombre de soldats diminue dans plusieurs grandes puissances européennes, dont l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne. Le Royaume-Uni, par exemple, n’a pas atteint ses objectifs annuels de recrutement depuis 2010[10]. Aujourd’hui, parmi les membres européens de l’OTAN, 21 Etats ont une armée de métier, l’Islande n’a pas de force armée, et 8 Etats ont recours à la conscription. La présence militaire américaine paraît donc aujourd’hui essentielle pour la défense de l’Europe. Cette vulnérabilité révélée montre que, si l’urgence immédiate concerne surtout le renforcement des équipements, l’effort budgétaire devra aussi s’étendre aux effectifs humains. Car au-delà du matériel, la capacité à recruter et former un nombre suffisant de soldats reste déterminante pour garantir l’efficacité opérationnelle d’une défense de l’Europe. Pour cela, il est essentiel de sensibiliser tout autant les dirigeants que les populations.

Au-delà de la dépendance américaine : le vrai défi de la défense européenne réside dans l’absence de coordination et d’unité politique et la nécessité d’une révolution mentale

L’Union européenne dispose de moyens pour s’affirmer en tant que puissance militaire d’envergure. En 2024, son budget alloué à la défense était le deuxième plus important au monde derrière celui des Etats-Unis[11]. Si l’on ajoute à ce budget celui du Royaume-Uni, deuxième budget militaire d’Europe[12], ce budget atteint 442 milliards d’euros pour l’année 2024.

Du point de vue des capacités conventionnelles, les États-Unis dominent la Russie dans les airs et les mers, disposent d’un réseau mondial de bases militaires, d’une capacité de projection rapide, et d’une excellente coordination interarmées. Cette maîtrise opérationnelle renforce leur rôle d’acteur stratégique global, capable de répondre à une crise rapidement.

Mais si l’on additionne leurs forces aériennes et terrestres, comme le révèlent les graphiques ci-dessus, les Européens surpassent la Russie dans ces deux domaines. Ce constat prouve que l’Europe possède, en théorie, le potentiel pour jouer un rôle de premier plan sur la scène internationale.

Ce potentiel de l’Europe au niveau du budget militaire et des capacités militaires ne se traduit pourtant pas par une capacité militaire comparable à celles des grandes puissances. Contrairement aux États-Unis ou à la Russie, l’UE ne parle pas d’une seule voix. Elle ne dispose ni d’un commandement unique, ni d’une vision stratégique commune. Les positions nationales sont encore très diverses, souvent dictées par la proximité géographique avec la Russie : plus un pays est proche, plus ses dépenses militaires sont élevées[13].

Ce manque de convergence entrave la capacité à décider collectivement, planifier des opérations conjointes et répartir efficacement les rôles et les ressources. Le déficit de cohésion politique et militaire affaiblit considérablement l’impact de ces investissements, et rend toute action coordonnée difficile, voire impossible. Dans ce cadre, les coopérations bilatérales se multiplient notamment au sein des blocs de pays, au détriment de celle au sein des structures communes existantes, comme l’OTAN et l’UE. Les forces aériennes de la Finlande, du Danemark, de la Suède et de la Norvège atteignent ainsi un haut niveau d’ambition d’intégration en termes de coopération opérationnelle[14]

Mais le problème dépasse la seule organisation militaire : il est aussi culturel et politique. L’Europe pâtit de l’absence d’un esprit de défense commun, fragilisé dès le départ par le manque d’attachement des populations à la défense de leur propre nation. Cela est particulièrement prégnant dans les nations de l’Ouest de l’Europe qui, éloignées géographiquement de la Russie, considèrent cette menace comme abstraite. Rares sont les citoyens d’Europe occidentale prêts à voir leur quotidien bouleversé ou leur niveau de vie impacté pour renforcer la défense européenne. Ainsi, sans esprit de défense ancré dans la population, il est très difficile de justifier les choix politiques et les budgets que la situation impose.

Ce constat est accentué par le fait que dans une grande partie des pays européens, le financement de la défense se heurte à des contraintes fiscales et budgétaires déjà lourdes. Faute de ressources financières nouvelles, il faudrait procéder à des arbitrages internes, ce qui reviendrait à amputer d’autres priorités nationales comme l’éducation ou la santé. Hors temps de guerre, convaincre les citoyens d’accepter un tel transfert de moyens paraît très compliqué et nécessite de très grands efforts de pédagogie. Le coût politique, notamment en Europe de l’Ouest, demeure pour l’instant prohibitif.

Les Ukrainiens rappellent pourtant chaque jour une vérité fondamentale : la survie d’une nation – ou d’un continent – exige la capacité à assumer des risques considérables, qu’ils soient humains, matériels ou économiques. Il faut donc retisser un lien fort entre les citoyens, leur pays et leur armée, mais aussi élargir ce lien à l’échelle du continent. Sans sentiment d’appartenance à une communauté de destin nationale ou européenne, aucun sacrifice ne pourra être exigé des populations en cas de guerre. Sans un tel sentiment d’appartenance, il est difficile d’exiger des sacrifices ou de mobiliser durablement les opinions publiques. La défense de l’Europe doit être vue comme une responsabilité collective. La récente séquence entre Donald Trump et Ursula von der Leyen sur les tarifs douaniers a montré la limite actuelle de la détermination européenne. En effet, cet épisode illustre la réticence européenne à accepter de payer un coût économique modéré pour défendre ses intérêts. Si l’Europe peine déjà à s’affirmer et à prendre des risques sur le terrain commercial, comment pourrait-elle se préparer à affronter les risques autrement plus lourds – humains, financiers et politiques – qu’implique une véritable autonomie militaire ? En l’absence d’une culture stratégique partagée, les ambitions d’indépendance de l’Europe resteront théoriques et la crédibilité du continent comme acteur de sécurité demeurera fragile, voire contestée.

Trois scenarii pour repenser la défense européenne

Face à cette situation, trois scénarios sont possibles.

L’option « chacun pour soi », qui nécessite l’appui américain

Premier scenario : ne rien changer ou presque. L’UE resterait centrée sur ses fonctions économiques, et la défense continuerait d’être gérée principalement par les États membres, chacun selon ses priorités et ses moyens. L’Europe de l’Est continuerait à renforcer ses armées avec le soutien – plus ou moins constant – des États-Unis, pendant que l’Europe du Sud et de l’Ouest se focaliseraient sur les problématiques venant du Sud et miseraient davantage sur la diplomatie, la stabilité économique mais aussi des forces expéditionnaires. Dans ce cas, la situation resterait très dépendante de deux facteurs externes : la posture américaine ainsi que l’évolution des ambitions de la Russie et de sa capacité à menacer militairement ses voisins. Ce scénario entretiendrait la fragmentation actuelle, au prix d’une vassalisation stratégique durable.

L’option fédéraliste : vers les « États-Unis d’Europe »

Sur le papier, l’idée séduit par sa clarté : si l’Europe formait un seul État, avec une armée unique, une politique étrangère unifiée et des capacités stratégiques fusionnées, elle deviendrait une puissance militaire de premier ordre. Les chiffres le démontrent : démographie, budget, technologie… Une Europe fédérale surpasserait la Russie dans plusieurs domaines conventionnels et retrouverait une autonomie stratégique crédible face aux menaces extérieures.

Mais cette vision se heurte à un obstacle majeur : son acceptabilité politique et démocratique par des populations qui ne se reconnaissent pas des intérêts et un destin commun. Accepter un tel modèle impliquerait une perte massive de souveraineté nationale ainsi qu’une centralisation du pouvoir sans précédent. Jusqu’à quelle intégration les peuples européens sont-ils prêts à aller pour assurer l’indépendance et la sécurité d’un espace qui leur échappe ?

Un nouveau collectif européen renforcé de défense : « l’Europe du noyau dur »

Une voie intermédiaire pourrait cependant émerger, plus réaliste et adaptée au contexte actuel : recréer un collectif européen crédible, en assumant le retour en force des États et des souverainetés. Plutôt que de chercher à gommer les nations au profit d’une entité supra-étatique, il s’agirait de bâtir une Europe de la défense fondée sur la coopération volontaire entre les États qui le souhaitent, contribuant à un effort commun dans les domaines (assez larges) de la défense. Ce noyau dur accepterait des modalités de solidarité plus fortes dans le domaine des équipements, des doctrines, du commandement et d’engagement. La taille plus réduite et la sélectivité autoriserait cet approfondissement sans renier la souveraineté nationale. Autour de ce cœur solide et dissuasif qui pourrait avoir un sens politique pour les populations concernées, pourrait s’agglomérer une confédération européenne de défense, souple et pragmatique, permettant aux autres Etats de participer, comme pays tiers, selon leurs capacités et leurs perception spécifique des menaces. La question de la dissuasion nucléaire resterait centrale : elle devrait être intégrée à ce noyau dur, soit par une mutualisation progressive autour des capacités existantes, soit par des accords renforcés de garantie et de partage, afin de donner à l’Europe une crédibilité face aux grandes puissances.

Les Européens pourraient transformer la menace du désengagement américain en un levier d’autonomie

Pour combattre leurs vulnérabilités, plutôt que de chercher à reproduire le modèle américain, fondé sur une accumulation de capacités militaires souvent disproportionnées par rapport aux besoins réels, les Européens gagneraient à définir leurs propres priorités en fonction des menaces qui les concernent directement. Nombre d’experts s’accordent à dire que les États-Unis eux-mêmes ont parfois échoué à développer les capacités réellement adaptées à leurs engagements militaires récents, en misant trop sur des technologies complexes et coûteuses.

Les conflits récents, en particulier la guerre en Ukraine, ont révélé une tendance majeure : la technologie seule ne suffit plus. La supériorité aérienne ou les armements de précision, aussi avancés soient-ils, s’avèrent insuffisants sans une production massive et soutenue de munitions, de missiles et de drones et surtout sans l’adhésion totale d’une population soudée à son armée. Aujourd’hui, ce qui fait la différence sur le champ de bataille, c’est autant la capacité à durer dans un conflit d’attrition qu’à déployer ponctuellement des armes sophistiquées. L’Europe dispose de matériel élaboré mais manque de munitions. La modernité des chasseurs en Europe est réelle, cependant le stock de munitions associé n’est pas suffisant pour permettre d’anéantir des défenses aériennes d’un adversaire, ni pour frapper à longue distance au sol ou dans les airs.

Dans ce contexte, ce que certains qualifient de « faiblesse » des armées européennes – leur caractère « échantillonnaire », marqué par une grande diversité d’équipements mais de faibles volumes – peut en réalité devenir un atout stratégique. Cette diversité de formats et d’équipements, bien qu’insuffisante en volume, offre en effet une base riche en potentialités pour l’innovation et l’adaptation rapide aux nouveaux types de guerre. Ainsi, au lieu de chercher à renforcer qualitativement son armement, l’Europe devrait accorder une priorité au renforcement de ses capacités en matière de drones, d’artillerie, de systèmes de défense sol-air… et assurer leur interopérabilité de manière autonome.

L’exemple de l’Ukraine le démontre clairement : les armées qui intègrent massivement des drones, même peu coûteux, disposent d’un avantage décisif pour la reconnaissance, la correction de tirs et les frappes ciblées. Les armées européennes, encore largement en retard dans ce domaine, doivent s’en inspirer en accélérant l’intégration de ces technologies dans leurs forces conventionnelles. L’ère des armées « high-tech à tout faire » commence à s’essouffler ; désormais, il s’agit de bâtir une défense robuste, capable d’encaisser des chocs et des conflits prolongés tout en restant technologiquement agile.

Conclusion

Le retrait progressif des États-Unis et leur posture de plus en plus impériale met à nu les fragilités d’une Europe dépendante, en position de vassalité extrêmement dangereuse. Mais au-delà du constat d’impuissance, cette situation ouvre aussi une fenêtre d’opportunité – et même une nécessité : bâtir une véritable autonomie stratégique, non seulement militaire, mais aussi économique et technologique, afin de ne plus dépendre des aléas imposés par des puissances tierces. Cette autonomie suppose des efforts financiers massifs et un renforcement des capacités militaires. Les pays européens doivent miser sur les technologies de rupture (IA, cybersécurité, drones, canons électromagnétiques), et surtout mutualiser les efforts industriels dans des projets communs, afin de gagner en cohérence et en efficacité.

Mais l’enjeu ne se limite pas aux moyens matériels ; un esprit de défense commun et l’adhésion des populations sont des conditions indispensables pour assumer collectivement les sacrifices qu’impose la défense. Cette adhésion doit s’accompagner d’une volonté claire de peser dans le jeu international et de s’affirmer comme une entité unie face à un destin commun. Sans une conscience collective du destin européen – de Lisbonne à Tallinn – les arsenaux, aussi modernes soient-ils, ne suffiront pas.

Enfin, il serait illusoire d’attendre une avancée uniforme de l’ensemble des pays européens. À court terme, la voie la plus réaliste passe par une défense à plusieurs vitesses : un noyau dur de nations volontaires prêtes à mutualiser leurs capacités, à harmoniser leurs doctrines et à financer des projets plus ambitieux, pendant que d’autres resteront en retrait. Cette Europe à plusieurs vitesses permettrait d’agir rapidement sur certaines des failles identifiées, à l’heure où il convient d’accélérer notre effort de défense.


[1] Site web officiel du gouvernement espagnol. Lien URL : https://www.lamoncloa.gob.es/presidente/actividades/paginas/2025/130325-sanchez-grupos-parlamentarios.aspx

[2] CARON Pierre-Louis et COMMANAY Laetitia, « Avions de combat, missiles, blindés… A quel point la défense européenne est-elle dépendante des Etats-Unis ? », Franceinfo, le 10/03/2025. Lien URL : https://www.franceinfo.fr/societe/armee-securite-defense/infographies-avions-de-combat-missiles-blindes-a-quel-point-la-defense-europeenne-est-elle-dependante-des-etats-unis_7107912.html

[3] Ibid.

[4] « L’industrie de défense européenne en six questions », Vie publique, le 17/03/2025. Lien URL : https://www.vie-publique.fr/questions-reponses/297652-industrie-de-defense-europeenne-bitde-en-six-questions

[5]VIGNAL François, « Défense : la dépendance des Européens aux armes américaines, « un très gros problème collectif » », Public Sénat, le 11/03/2025. Lien URL : https://www.publicsenat.fr/actualites/international/defense-la-dependance-des-europeens-aux-armes-americaines-un-tres-gros-probleme-collectif

[6]Ibid.

[7]Rapport d’information, n° 2625, Assemblée nationale, le 15/05/2024. Lien URL : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/rapports/cion_def/l16b2625_rapport-information#

[8]HOORICKX Estelle, « L’OTAN sans les États-Unis. Quelle défense pour l’Europe ? », le 21/01/2025. Lien URL : https://www.areion24.news/2025/01/21/lotan-sans-les-etats-unis-quelle-defense-pour-leurope/2/

[9] MAITRE Emmanuelle, « Dissuasion nucléaire : Une évolution des perceptions en Europe », DSI « Défendre l’Europe » N°103 (Hors-série), aout-septembre 2025.

[10]CARBONARO Giulia, « Pourquoi les armées européennes peinent-elles à étoffer leurs troupes ? », Euronews, le 14/02/2024. Lien URL :https://fr.euronews.com/2024/02/16/pourquoi-les-armees-europeennes-peinent-elles-a-etoffer-leurs-troupes

[11]CHAABAN Florian, « Défense : les dépenses militaires en forte hausse en Europe », Toute l’Europe, le 28/04 :2025. Lien URL : https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/defense-les-depenses-militaires-en-forte-hausse-en-europe/

[12] Représentant 82 milliards d’euros en 2024.

[13] Notamment une du cabinet de consultants Roland Berger réalisée en mai 2025.

[14] HENROTIN Joseph, « Du difficile retour aux rationalités stratégiques », DSI « Défendre l’Europe » N°103 (Hors-série), aout-septembre 2025.

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