Article initialement paru dans Le Rapport Schuman sur l’Europe, l’état de l’Union 2025, paru le 29 mai 2025. Cet ouvrage, réalisé sous la direction de Pascale Joannin, est publié aux éditions Hémisphères dans la collection Lignes de repères. Cet ouvrage est disponible en librairies et en version numérique sur Kobo, Decitre, Amazon ou sur le site de la FNAC.
Nous sommes désarçonnés. Tout ce que nous avions bâti depuis 80 ans semble se déliter : l’Union Européenne se fragilise, le multilatéralisme est moribond, la guerre revient en Europe et la Méditerranée se transforme en ligne de front. Est-ce un hasard si les briques de l’édifice bâti progressivement depuis trois générations semblent se desceller en même temps ? probablement pas. Toutes ces fissures sont les symptômes d’un phénomène historique qui marque notre époque et qui chamboule tout, en particulier en Méditerranée.
Le monde se fracture et la Méditerranée est une jonction des lignes de faille
Nous vivons une inversion de cycle qui nous fait passer d’une convergence mondiale vers le modèle européen qui avait marqué les deux derniers siècles, à une fracturation généralisée dans laquelle les forces centrifuges l’emportent. La révolution industrielle du début du 19ème siècle avait propulsé l’Europe, puis les Etats-Unis, dans le rôle de moteur économique, scientifique, politique, culturel et philosophique du monde. Durant deux siècles, la puissance européenne puis occidentale a subjugué – par l’adhésion ou par la force – le reste du monde dans un mouvement qui s’est accéléré à la fin du 20ème siècle lorsque le seul modèle concurrent s’est effondré en même temps que l’Union Soviétique. Le modèle de la démocratie libérale, porté par l’économie de marché et soutenu par une vision autonomisée de l’individu issue des Lumières européennes, l’emportait.
Dans un effet de balancier ce mouvement aujourd’hui s’inverse. Les populations du Sud, plus nombreuses et plus informées marquent leur frustration face aux inégalités rendues transparentes par internet. Cette tension concerne tous les pays riches, qu’ils soient à l’Ouest ou en Asie mais leur ressentiment est plus marqué à l’égard des Européens et des Américains parce qu’ils sont aux commandes du système. Les sociétés du Sud rejettent ainsi d’un même mouvement le modèle, les institutions et les acteurs qui ont prévalus depuis deux cents ans, assimilant à une forme de colonialisme le leadership économique, technologique et intellectuel de l’Occident. De leur côté, la Chine et la Russie, Etats du Nord non-occidentaux, revendiquent ce leadership et promeuvent des contre-modèles autoritaires, conservateurs et antimodernes. La géopolitique est ainsi de retour et des concepts centenaires reprennent de la pertinence : Eurasisme, Earthland contre Thalassocratie, Rimland… Ces lignes de forces Est-Ouest et Sud-Nord s’accentuent, se renforcent mutuellement et se croisent en Méditerranée qui devient le réceptacle des tensions qui en découlent. Les conflits en Ukraine, au Proche-Orient et au Sahel en sont les premières conséquences. D’autres pourraient advenir.
Pour l’Europe les fronts à l’est et au sud sont liés. Les succès des coups de boutoir russes à l’est, qu’ils soient de nature militaire en Ukraine ou dans le registre de la déstabilisation (Arménie, Géorgie, Moldavie, Roumanie, Hongrie, Bulgarie, Serbie) sont perçus dans notre sud comme autant de marques de faiblesse d’un continent fatigué. De son côté Vladimir Poutine utilise la rive sud de la Méditerranée comme un front indirect. Notre voisinage méditerranéen, qui s’identifie désormais comme une communauté musulmane en quête de revanche, est sensible à la propagande russe et chinoise qui tente de fédérer l’Est et le Sud, dans une « majorité mondiale » ou un « Sud global » comme une ultime lutte de décolonisation à l’encontre de l’Occident et en particulier d’une Europe à la fois arrogante, faible et décadente.
L’Europe dépassée et bouc émissaire
Face à cette rupture brutale les Européens sont comme pétrifiés. Portés par la dynamique confortable d’une mondialisation qui s’effectuait inexorablement selon leurs règles et à leur avantage, ils s’étaient habitués à moins réfléchir, à moins travailler et à moins s’intéresser aux autres qui devenaient mécaniquement leurs semblables. La bifurcation brutale du « sens de l’Histoire » qui remet en cause leur modèle, leurs valeurs et même leurs soubassements civilisationnels est donc d’abord un défi intellectuel.
La postmodernité occidentale, dont l’Union Européenne est la construction politique la plus aboutie, s’est en effet fondée sur le dépassement progressif de trois concepts fondamentaux : le rapport de force supplanté par le commerce et le droit, le nationalisme transcendé par l’universalisme et la religion remplacée par l’humanisme. Or ces trois notions sont de retour, revendiquées haut et fort par les sociétés et leurs gouvernants au Sud comme à l’Est, déstabilisant les Européens pris à revers.
Cette surprise conceptuelle et politique pourrait être anecdotique si l’Europe avait conservé sa supériorité intellectuelle, technologique, économique et militaire. Tel n’est pas le cas. Si l’Europe reste un continent riche et imposant c’est plus en raison de son héritage que de ses accomplissements récents. Le dynamisme, l’initiative, la démographie et la puissance sont désormais ailleurs. La fascination et la crainte qu’elle inspirait ont laissé la place à l’aversion et au mépris, ce qui n’est incidemment pas le cas pour les Etats-Unis. L’Europe ne fait peur à personne et cette vulnérabilité, associée à un fort ressentiment instrumentalisé par des gouvernants, la place en bouc émissaire idéal. Nombreux sont ceux qui, dans notre environnement proche, ont franchi le pas avec le soutien de Moscou : Ankara, Bakou, Tunis, Alger, Bamako, Ouagadougou, Niamey, N’Djamena, …
Eviter « l’étrange défaite »
Marc Bloch l’avait souligné : les guerres se perdent d’abord dans la tête, parce qu’on ne comprend pas ce qui arrive. Les Européens pour survivre doivent faire un travail de décentrement, de lucidité, de courage et d’ouverture.
Décentrement d’abord car le monde bouge, les référentiels changent et nous ne sommes plus au centre du jeu. Tout autour de notre continent les décisions majeures se prennent sans nous, selon des critères et des intérêts qui ne sont pas les nôtres. En Ukraine, en Azerbaïdjan, au Levant, dans la bande sahélo-soudanaise, en Afrique sub-saharienne des évolutions politiques, géopolitiques et militaires sont à l’œuvre. Elles auront un impact fort sur l’Europe en termes politique, sécuritaire, économique et migratoire, mais celle-ci ne s’y intéresse pas et n’est d’ailleurs pas consultée. Nous devons, à l’envers des décisions récentes, recréer des experts des relations internationales : en diplomatie, en culture et en langues, en particulier arabes et africaines. Au lieu de quitter le Moyen-Orient et l’Afrique, nous devons renforcer notre coopération et notre présence, sur la base d’un partenariat équilibré, moins militaire, plus culturel, économique et politique, et surtout sans arrière-pensée en termes d’européanisation. Sur ce point, le retrait du dossier de l’élargissement du portefeuille de la commissaire Suica en charge des relations entre l’UE et ses voisins méditerranéens est une clarification apaisante.
Lucidité ensuite, car ce monde n’est pas celui que nous attendions, proche de nos valeurs, pacifié, admiratif et bienveillant. Il est au contraire revendicatif, belliqueux, révisionniste et déterminé. Nous devons nous attendre à être remis en cause, défiés voire agressés par des populations, des Etats ou des organisations qui considèrent que notre temps et nos règles sont dépassés. La contestation de notre place, de nos valeurs et de nos intérêts est de retour. Nous devons l’admettre, l’étudier et la prendre en compte dans nos évaluations. Pour pouvoir nous confronter sainement à cette altérité, nous devons prendre conscience de notre identité, notre singularité et nos intérêts, en tant qu’Européens comme en tant que Français. Le temps de l’indifférenciation est révolu.
Cette lucidité nous oblige également à la guerre dans nos analyses. Trois paramètres caractérisent la conflictualité en cette période de contestation généralisée : le rééquilibrage des capacités, le recours désinhibé à la force et l’avantage pris par l’offensive. Parce que les Européens ont désarmé aveuglément et parce qu’ils ont disséminé leur technologie et leur savoir-faire ils sont aujourd’hui confrontés à des adversaires en capacité de les faire souffrir, voire de les dominer. La possession de missiles de croisières et balistiques, l’utilisation des espaces exo-atmosphérique, sous-marin et cyber ou même l’accès au nucléaire ne sont plus l’apanage des puissances occidentales ou du Nord. Les convergences de rencontre entre des Etats ou des organisations peuvent aboutir à des renforcements inattendus et apporter un ascendant décisif à des acteurs autrefois inoffensifs : la coopération qu’a développée la Russie avec l’Iran, la Corée du Nord, ou les pays sahéliens, celle de l’Iran avec les milices chiites au Liban, en Syrie, en Irak et au Yémen, ou encore celle de la Turquie avec des factions libyennes, syriennes et sahéliennes en sont des illustrations. La Méditerranée n’est plus un lac européen et le territoire européen lui-même est désormais sous menace de pays dont les responsables ne masquent pas leur antagonisme. En Méditerranée Vladimir Poutine, Recep Tajip Erdogan ou le ministre algérien El Hachemi Djaâboub en sont les parangons.
Cette vulnérabilité nous impose d’avoir le courage nécessaire pour résister au chantage ou à l’agression. La dissuasion nucléaire française ne nous exonère pas de tout. Elle écarte le scénario d’une attaque massive sur notre territoire, mais laisse en suspens la question bien connue de la protection des autres Etats membres de l’UE et celle moins connue de la façon dont nous pourrions décourager une attaque de moindre niveau sur nos intérêts ou sur le territoire national. La période étant marquée par la domination du glaive sur le bouclier, il est nécessaire de réactiver deux concepts : celui de la frappe en premier pour éviter un tir destructeur et celui de la dissuasion conventionnelle en étant capable de brandir le spectre de représailles limitées. Ces options sont très éloignées des réflexions européennes et imposent un réarmement conceptuel, capacitaire et moral significatif. A défaut les Européens se condamnent à subir les chantages de leurs adversaires, comme l’illustre le retrait de nombreuses marines européennes de l’opération Aspides en mer Rouge devant le risque de frappes houthis. Les politiques, les militaires et les populations européennes doivent être conscient des menaces qui pèsent désormais sur eux et en assumer les conséquences : il nous faut produire un effort budgétaire équivalent à celui de la guerre froide (3 à 5% du PIB), réintégrer le risque dans notre sécurité quotidienne (attaque terroriste ou militaire) et assumer la charge morale nécessaire pour faire à nouveau peur (rendre les concepts de frappe préemptive ou de représailles plausibles).
Mais il ne suffit pas d’être présent dans le jeu de la force, les Européens doivent réapprendre la manière de créer les conditions de la paix. Nous avons réappris avec les guerres d‘Ukraine ou de Gaza et les tensions sino-américaines que le développement d’un marché et l’entremêlement des intérêts économiques ne suffisent pas à garantir la paix. Il faut donc refaire de la politique : prendre en compte les objectifs divergents de nos partenaires et l’éventuelle antinomie de leurs regards, de leurs intérêts et de leur dessein et les croiser avec les nôtres pour élaborer une stratégie qui devra arbitrer entre les objectifs partagés et ceux qui ne le sont pas. Les rapports de forces ne seront pas absents de ces compromis, mais la clarté des intentions, le réalisme des ambitions et l’absence de chantage, moral ou physique, participeront du rééquilibrage des relations entre les deux rives que réclament nos voisins du sud.
Quelle Union dans un monde fragmenté ?
Les rapports de l’UE avec son sud sont également dépendant de l’avenir de l’Union. Celle-ci est fragilisée en son sein par les forces centrifuges qui renforcent les divergences entre culture, perception et intérêt nationaux. L’aiguillon porté par la génération qui avait connu la deuxième guerre mondiale a disparu avec elle et la fragilisation des Etats-nations par les effets conjugués du déclassement, des inégalités, de l’individualisme et des migrations renforce les crispations entre Etats-membres. Les pères fondateurs avaient créé l’Europe pour la protéger d’elle-même et ils ont merveilleusement réussi. Elle doit être aujourd’hui protégée d’un environnement géopolitique plus hostile avec lequel elle doit en même temps coopérer pour organiser une coexistence apaisée et soutenable, en particulier sur le plan environnemental. Il faut donc repenser son logiciel.
La première question semble être celle de la nature de la relation entre les Etats-membres. Une intégration forte est nécessaire en interne pour faciliter et apaiser les échanges entre Etats et entre citoyens au sein de l’Union. L’« union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe » a favorisé la prospérité et la paix. L’intégration est également indispensable en externe pour peser sur les décisions internationales aux mains de pays-continents sur les plans géographiques, démographiques ou économiques. Mais force est de constater que l’intégration actuelle ne répond pas aux besoins d’autonomie et de démocratie des populations. Le célèbre oxymore de Jacques Delors évoquant la « fédération d’Etats-nations » a atteint ses limites puisque la nation européenne n’existe pas et que les Etats-nations sont fragilisés par les flux d’informations et de personnes portés par la mondialisation. Une nouvelle articulation entre des Etats à la souveraineté préservée et une Union plus forte à l’extérieur, doit être imaginée pour répondre à la fois aux besoins d’exigence démocratique et d’efficacité internationale. Le sujet est complexe mais vital car L’objectif des « Etats-Unis d’Europe » est devenu un repoussoir.
Un deuxième point devrait concerner l’identité européenne dans un monde qui se réorganise autour de pôles politico-culturels revendiqués, le plus souvent en opposition à l’Europe et la modernité. Avec la Russie à l’est comme avec nos voisins du sud de la Méditerranée, la clarification de ce qui fait la singularité européenne s’impose, pour identifier les différences et les points communs et engager une relation plus claire et plus apaisée. Ce tronc commun européen ne contraint pas bien sûr les identités nationales qui le constituent. La singularité française apporte ainsi à l’Europe une relation particulière à l’égard de son sud : compliquée dans son rapport à la religion puisque notre laïcité n’est pas comprise au sein du monde musulman mais facilitée dans son rapport géopolitique puisqu’elle est aussi un pays du Sud, présent sur trois océans. La question migratoire percute la problématique des identités parce qu’elle se conjugue avec l’éloignement culturel des populations du sud et est une des causes des mouvements d’exaspération portés par les classes populaires européennes. La question de l’élaboration de nouveaux procédés pour « faire nation » avec des populations soumises à des forces centrifuges sera un chantier majeur, partagé par tous les pays européens.
Enfin l’UE doit penser son positionnement en termes de puissance. Le concept d’« Europe puissance » longtemps promu par la France a servi de paravent au désarmement des Etats-membres qui masquaient leur fragilisation croissante derrière un renforcement théorique, par la mutualisation des moyens, de la Défense européenne. Mais on ne crée pas de la force en additionnant de la faiblesse. La puissance de l’Europe sera constituée par celle des Etats, eux-mêmes forts économiquement, militairement et moralement, et unis politiquement dans leur stratégie et dans leurs actions. C’est la force des Etats-Unis qui fait la force de l’OTAN, ce sera la force des Etats-membres qui fera la force de l’Europe. La France, comme l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et d’autres (ainsi que la Grande-Bretagne d’une manière à définir), devront faire les efforts nécessaires à leur autonomie stratégique pour permettre une action collective à la hauteur des enjeux.
Ainsi, si l’avenir de l’Europe se joue à l’est, sa survie se joue au sud. La Méditerranée est devenue une ligne de fracture avec un voisinage qui, si nous n’y prenons garde, risque de se structurer dans une opposition géopolitique et populaire qui se fédérera avec les puissances révisionnistes d’Eurasie. Ni l’indifférence ni le fatalisme ne sont des options. L’heure est au réveil de l’Europe.