Ecrit par Contre-amiral (2s) Jean-Michel Martinet, chercheur associé à la FMES
Si les grands fonds marins retiennent l’attention en raison des richesses potentielles qu’ils recèlent, c’est en fait de façon plus globale l’accès aux fonds marins qui constitue un enjeu de souveraineté recouvrant les domaines scientifique, économique et stratégique.
Cette situation est particulièrement vraie en Méditerranée, véritable concentré des enjeux maritimes du XXIème siècle.
Des fonds marins dont la connaissance scientifique est encore parcellaire malgré des moyens français de haute technologie…
Sur le plan scientifique, 20 % seulement des fonds marins ont fait l’objet d’une étude topographique, dont seulement 2% avec une précision métrique. La Méditerranée n’échappe pas à cette règle, même si le bassin occidental est mieux connu que la partie orientale. Le bassin occidental qui court jusqu’au canal de Sicile – dont la profondeur ne dépasse pas les 450 m – connaît des fonds marins atteignant les 3.731 m. Le bassin oriental possède la fosse la plus profonde de la mer Méditerranée, Calypso à 5.267 m.
Ne possédant pas de grandes plaines abyssales, la Méditerranée n’est pas concernée par l’exploitation minière des grands fonds marins dont l’Assemblée nationale a demandé qu’elle fasse l’objet d’un moratoire, dans la continuité de la prise de position du président de la République à la tribune de la COP27 en novembre 2022.
La connaissance du relief sous-marin est un facteur clé de la compréhension des effets de l’activité humaine sur les écosystèmes marins. Un effort de cartographie des fonds marins en Méditerranée doit donc être entrepris et la France possède une expertise ancienne dans le domaine de l’exploration océanographique.
Elle est la cinquième Nation en termes de publications sur les ressources minérales sous-marines et la première des pays méditerranéens. Cette position est rendue possible grâce à l’excellente coopération entre organismes publics de recherche et acteurs industriels de pointe. La Flotte Océanographique Française (FOF) mise en œuvre par l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la MER (IFREMER) peut ainsi compter, par exemple, sur le ROV Victor 6000 et sur l’engin sous-marin autonome UlyX conçu par ECA et iXblue (qui se sont rapprochés en 2022 pour former Exail, un acteur mondial de la robotique de haute technologie), capable de descendre à des profondeurs de 6.000 m.
Mais cette position de leader est aujourd’hui remise en cause. Toutes les puissances maritimes développent des programmes technologiques pour l’exploration des fonds marins en prévision d’une exploitation future plus soutenue.
…Dont les ressources fossiles potentiellement exploitables restent un facteur de compétition entre Etats.
Si la Méditerranée est quasi dépourvue de ressources en nodules polymétalliques du fait de conditions environnementales peu propices à leur formation, l’activité volcanique dans la mer Tyrrhénienne et en mer Egée a, en revanche, permis la création de sulfures hydrothermaux. La richesse biologique qui se développe autour des cheminées hydrothermales présente un intérêt pour les industries pharmaceutique et cosmétique, ainsi que pour la recherche, notamment dans le domaine du traitement des cancers.
La Méditerranée abrite, également, dans sa partie orientale des gisements pétroliers, et surtout gaziers, importants. La tentation d’une exploitation plus intensive de ces ressources est forte même si l’impact de ces activités sur l’environnement marin devient une préoccupation environnementale majeure.
La compétition pour l’exploitation de ces ressources réelles ou supposées est vive. C’est en Méditerranée orientale que les tensions sont les plus fortes compte-tenu de la politique expansionniste de la Turquie, notamment autour de Chypre.
Mais la Méditerranée occidentale pourrait ne pas être épargnée. L’Algérie a ainsi décrété en 2018 une ZEE qui chevauche celle de l’Espagne et de l’Italie. La France et l’Espagne, qui ont établi leurs ZEE en 2012 et 2013, revendiquent toutes deux une zone de plusieurs centaines de kilomètres carrés qui pourrait contenir des ressources en hydrocarbures.
Et la ressource halieutique est soumise aux pressions anthropiques et aux effets des changements climatiques…
On recense en Méditerranée 17.000 espèces marines dont 17% se trouvent dans les écosystèmes des grands fonds marins. En Méditerranée, de nombreuses espèces marines sont en danger, menacées par la surpêche, la pollution et le changement climatique.
Le stock halieutique continue d’être largement surexploité en Méditerranée. Seule la mobilisation autour du thon rouge a permis, enfin, de reconstituer les populations. Sa pêche est désormais maîtrisée et durable grâce à l’application stricte des quotas de pêche fixés. Mais, de façon générale, la Méditerranée reste un écosystème fragile.
C’est l’un des espaces maritimes le plus sujet aux effets du réchauffement climatique du fait de ses caractéristiques géophysiques. L’augmentation de la température de l’eau, qui a été de 1°C au cours des 25 dernières années et qui pourrait être de + 2,5° à la fin du siècle, provoque une stratification des couches d’eau avec des températures chaudes en surface qui limite le brassage et la ventilation de l’océan ainsi que l’apport de nutriments venant des eaux froides des grands fonds. L’acidification des eaux est un autre risque majeur pour la faune et la flore des profondeurs. L’acidité des eaux dans le nord-ouest de la Méditerranée a augmenté de 10% depuis 1995. Si nous continuons à émettre du CO2 au rythme actuel, l’acidité augmentera encore de 30% d’ici 2050 et de 150% d’ici la fin du siècle.
…Alors que de nouveaux acteurs font leur apparition posant des problèmes de sûreté et de sécurité…
Dans le même temps, les progrès technologiques en matière de drones, de submersibles de plaisance ou simplement d’équipements de plongée autonome permettent l’accès aux fonds marins d’acteurs non étatiques à des profondeurs autrefois réservées aux seuls Etats.
L’exemple le plus significatif est celui des submersibles grand public. Les premiers exemplaires ont ainsi fait leur apparition il y a une dizaine d’années sous forme de prototypes destinés à de rares aventuriers des abysses ou des entreprises de haute technologie. Depuis leur développement ne cesse de s’accroître et leur prix les rendent accessible à une clientèle certes fortunée mais néanmoins nombreuse. Il en va de même pour les drones sous-marins.
Dès lors de nouveaux risques apparaissent. On pense bien évidemment à des utilisations militaires, en particulier dans le spectre des opérations spéciales non attribuables, pour des actions contre des infrastructures immergées. La sécurité de la navigation sous-marine peut également être engagée. En cas d’accident, les opérations de sauvetage de tels engins vont nécessiter de nouveaux moyens.
Enfin, la Méditerranée, creuset de nombreuses civilisations thalassocratiques, possède des trésors archéologiques sous-marins. Ce patrimoine archéologique, qui était déjà soumis à des destructions, en raison notamment du chalutage de grande profondeur, pourrait aujourd’hui aisément être victime d’un pillage à plus grande échelle.
…Et où la conflictualité se renforce.
Le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, dont l’auteur n’a toujours pas pu être identifié, est venu rappelé que les fonds marins sont un nouveau champ de conflictualité entre États.
La prolifération des systèmes sous-marins combinée aux développements en matière d’intelligence artificielle, de performances des senseurs et d’endurance des vecteurs en mesure d’opérer depuis ou sur les fonds marins constitue une menace en pleine expansion. Les avancées en matière de stations de rechargement en milieu sous-marin, sur lesquelles travaillent plusieurs industriels, sont une autre illustration des défis futurs. C’est pour y faire face que le ministère des armées à développer une stratégie de maîtrise des fonds marins. Elle doit être adaptée aux caractéristiques physiques de la Méditerrané.
La Méditerranée est le premier nœud de télécommunications du sud de l’Europe. Quatorze câbles sous-marins atterrissent à Marseille en provenance du monde entier, faisant de cette ville la neuvième place mondiale des hubs numériques. Cependant, notre dépendance aux échanges de données nous rend vulnérables aux risques de destruction accidentelle ou volontaire des câbles, ainsi qu’à, dans une moindre mesure pour des raisons techniques à ce stade, l’espionnage des flux d’informations qui y circulent. Grâce à la flotte câblière d’Orange Marine – 15% de la flotte mondiale – la France possède un opérateur qui a contribué au développement du réseau mondial en installant plus de 240.000 kilomètres de câbles sous-marins de fibre optique. Ses navires ont réalisé plus de 670 réparations sur des liaisons sous-marines, dont certaines à près de 6.000 mètres de profondeur. Face à ces enjeux, la France doit encore renforcer ses moyens de surveillance et de protection du réseau de câbles numériques en Méditerranée.
Ce qui est vrai pour les câbles numériques l’est aussi pour les gazoducs, dont l’importance va croitre dans le contexte de la recherche de la fin de la dépendance au gaz russe. Cela le deviendra également pour les réseaux énergétiques au fur et à mesure du développement de champ éolien en mer.
Les enjeux de l’accès aux fonds marins en Méditerranée couvrent donc un large spectre de sujets. Ils nécessitent la définition d’une véritable stratégie nationale et l’octroi de moyens consacrés à sa mise en œuvre.
La stratégie nationale d’exploration et d’exploitation des ressources minérales dans les grands fonds marins, adoptée par une circulaire du Premier ministre le 5 mai 2021, est une première approche. Elle mérite d’être amendée pour tenir compte des nouvelles orientations gouvernementales et surtout complétée pour embrasser la totalité des enjeux de l’accès