Le vice-amiral d’escadre (2s) Pascal Ausseur a rédigé la préface “Les enjeux de sécurité en Méditerranée orientale” des Cahiers de la Revue Défense Nationale

Le monde est en train de vivre une bascule stratégique majeure qui voit les équilibres et les règles qui avaient prévalu depuis la Seconde Guerre mondiale remis en cause sur tous les plans. L’occidentalisation du monde, qui irriguait les relations internationales, l’économie, la politique, les valeurs et l’organisation des sociétés, s’est interrompue pour laisser la place à une compétition encore confuse entre des systèmes, des perspectives et des intérêts différents, compétition dont il est difficile de déterminer l’issue.

Si la Méditerranée peut être considérée comme le laboratoire de ce nouveau monde (RDN été 2019), la Méditerranée orientale en est, en termes de sécurité, en quelque sorte le « concentré du concentré ».

Reportons-nous trois décennies en arrière, dans les années 1990. Les rivalités entre les peuples, héritées de l’Histoire, semblaient condamnées à être progressivement dépassées par un développement économique et social qui entraînait une gouvernance vertueuse, une homogénéisation sociétale et à terme une démocratisation. Cette convergence considérée comme inéluctable, dont le principe sous-tendait tous les accords signés à l’époque – partenariat euro-méditerranéen (PEM) de l’UE, Partenariat Méditerranéen pour la coopération (MPC) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Dialogue méditerranéen (DM) de l’Otan ou encore les accords israélo-palestiniens d’Oslo –, augurait la pacification quasi-automatique de cette région qui devait s’intégrer progressivement dans une forme de melting-pot européen.

Force est de constater qu’il n’en est rien. Le modèle occidental est l’objet de rancoeur et de mépris par les populations du Sud qui considèrent que leur sort ne s’est pas suffisamment amélioré, que les sociétés du Nord ne sont ni enviables ni admirables, et que les règles et les valeurs internationales ne sont que des faux-nez destinés à préserver une domination injustifiée. Les interventions américaines (auxquelles les Européens se sont associés) du début du siècle (Afghanistan, Irak, Libye), à la fois brutales et sans succès, le désengagement – qui est la marque d’une forme de désintérêt – qui leur a suivi, l’essor d’un islamisme radical anti-occidental et les doutes qui traversent les sociétés du Nord ont été les catalyseurs de ce rejet historique.

La première illustration de cette rupture est le retour des ressorts idéologiques anti-Occidentaux qui s’appuient sur un renouveau des nationalismes, mais souvent les dépassent. Ainsi, les séculaires querelles entre la Turquie et la Grèce ou Chypre, loin de s’atténuer, se cristallisent et s’essentialisent dans le combat de l’Empire ottoman contre la chrétienté. Le conflit israélo-palestinien se durcit et se théocratise en une lutte entre religieux fondamentalistes pour le contrôle d’une terre sacrée. Même la rivalité structurante au sein de l’islam entre la vision politique portée par l’Iran, le Qatar, la Turquie et les Frères musulmans, d’une part, et l’école salafiste soutenue par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte, d’autre part, s’appuie sur un socle commun de refus des valeurs et de la culture occidentale. On peut noter, dans un autre registre, que la posture de confrontation assumée par la Russie et la Chine utilise également ce rejet, en développant une vision eurasiste et un ressentiment à l’égard des humiliations subies lors de la fin de la guerre froide pour l’une, en instrumentalisant la guerre de l’opium et les traités inégaux du XIXe siècle pour l’autre.

Une autre conséquence de cette perte de leadership occidental, en particulier américain, est l’autonomisation de la politique des États. Ainsi, les puissances régionales profitent de l’espace laissé libre par la moindre implication américaine pour s’émanciper et défendre sans retenue leurs intérêts dans des rapports de force désinhibés qui s’affranchissent des règles internationales considérées avant tout comme des règles occidentales. La Russie profite du désengagement américain pour reprendre son influence perdue au Moyen-Orient, en Syrie, en mer Rouge et en Afrique, en tentant d’asseoir une posture d’allié fiable et de juge de paix. La Turquie tente de jouer des antagonismes américano-russes pour consolider son glacis (Syrie, Irak, Azerbaïdjan, Chypre du Nord), pour étendre son influence (Libye, Somalie) et pour renforcer ses leviers de pression face à l’Europe (migration, gaz, diaspora). Elle bénéficie d’un outil militaire renforcé et de plus en plus respecté. Les acteurs se situant auparavant dans la mouvance occidentale ne craignent plus de pousser sans retenue leurs pions pour défendre leurs intérêts : l’Égypte en Libye, Israël en mer Rouge, le Qatar en soutien des réseaux fréristes en Turquie, en Libye et en Palestine, et les Émirats en opposition à l’axe fréro-turc en Égypte, en Libye et en Grèce.

Ce rééquilibrage des puissances favorise une « moyen-orientalisation » de la Méditerranée, en forme de retour de balancier de l’occidentalisation du « Grand Moyen-Orient » des décennies précédentes. L’immixtion croissante de l’Iran qui renforce son soutien à ses réseaux chiites irakiens, alaouites syriens, Hezbollah libanais et Frères musulmans du Hamas pour contrer Israël et sécuriser son accès à la Méditerranée en est une illustration. L’implication d’Israël au Maroc, des Émirats et du Qatar au Maghreb et en Méditerranée orientale, en est une autre.

La posture de la Chine dans cette zone est plus discrète. Ses enjeux de sécurité prioritaires sont en effet ailleurs : ils concernent la mer de Chine et le transit de ses flux énergétiques issus du Golfe. La base de Djibouti et le partenariat avec l’Iran en sont des maillons clés. La Méditerranée joue surtout le rôle d’axe commercial important pour accéder aux marchés européens qu’il s’agit de sécuriser par des prises de participations dans les plus gros ports de la région et par une recherche de stabilisation régionale. Le Pirée, sous contrôle chinois, est le centre de gravité de ce dispositif. Cette présence en Méditerranée permet également de mettre un pied sur « la rive sud » par le biais de partenariats d’infrastructures et d’exportations (Turquie, Syrie, Égypte, Libye, Algérie) et d’importation d’hydrocarbures (Libye, Algérie) mettant ainsi en place une stratégie d’influence qui ne s’embarrasse pas des droits humains.

La grande absente de ce nouveau jeu de puissances particulièrement ouvert est l’Union européenne, pourtant en première ligne en termes d’impacts : déstabilisation, terrorisme, migrations, enjeux énergétiques. Le désintérêt des États du nord de l’Europe, les rivalités entre les États du sud, la réticence au principe même de puissance, la difficulté à reconnaître la nouvelle donne géopolitique et la mauvaise conscience postcoloniale sont sans doute des éléments d’explication à cette absence. L’UE n’arrive pas à articuler une politique apte à défendre ses intérêts et sa vision du monde fondée sur la liberté et le droit. La tentative de fédérer un groupe des États du sud, le Med-7 réunissant France, Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Malte et Chypre, n’a pas obtenu les résultats escomptés malgré l’implication du président Emmanuel Macron.

L’enjeu gazier mérite d’être souligné. Les nouvelles technologies d’extraction par grande profondeur permettent désormais d’envisager l’exploitation des ressources importantes de la Méditerranée orientale. La règle du doux commerce, chère à Montesquieu, semble agir puisque le Forum gazier est-méditerranéen a permis de réunir des acteurs aux positionnements différents comme l’Égypte, Israël, la Jordanie, la Grèce, Chypre, la Palestine, l’Italie et la France pour tenter d’optimiser collectivement les gains de cette manne. Elle atteint cependant ses limites puisque la Turquie, associée en 2019 à la Libye, joue depuis 2017 la carte de la confrontation sur ce dossier qui s’oppose à son ambition d’être le hub gazier régional exclusif.

Ainsi, l’orage approche : des sociétés sous tension, des États s’affranchissant des alliances, des règles internationales remises en cause, un emploi de la force de moins en moins inhibé, un ressentiment croissant à l’égard des Européens… Nous entrons dans une ère d’incertitude stratégique où chacun semble fourbir ses armes, sauf l’Europe. Cette dernière présente donc toutes les caractéristiques de la proie idéale : à la fois riche, convoitée, méprisée, doutant d’elle-même, elle ne fait peur à personne tout en suscitant un ressentiment qui autoriserait à la désigner comme le bouc émissaire des tensions régionales. S’en remettre à la protection des États-Unis pour s’affranchir de l’hostilité régionale croissante, alors qu’ils seront préoccupés par leur rivalité stratégique avec la Chine en Indo-Pacifique, semble une option risquée.

Face à une telle dégradation de la situation sécuritaire, quelle pourrait donc être l’attitude de la France et de l’Europe ? Pour paraphraser Marc Bloch, « le triomphe de nos adversaires serait essentiellement une victoire intellectuelle » (L’Étrange Défaite [témoignage écrit en 1940], Folio Histoire, 1994 (1990), p. 66.). Le premier combat est ainsi celui des idées. La priorité est donc d’accepter de voir notre environnement stratégique comme il est, avec lucidité et courage, et de nous préparer à ce retour de l’Histoire qui impose de se décentrer pour comprendre les points de vue divergents de nos voisins et pour imaginer des solutions qui permettent de surmonter les crises qui s’annoncent. Certaines imposeront probablement des efforts en termes de partage de richesses, d’autres exigeront l’acceptation des rapports de force pour dissuader les puissances menaçantes. L’intelligence de situation sera nécessaire pour identifier les partenaires susceptibles de partager les risques et les objectifs, probablement de façon limitée compte tenu du morcellement stratégique qui est à l’œuvre.

La France et l’Europe possèdent pourtant toutes les ressources humaines, économiques et technologiques pour relever ce défi. Elles doivent pour ce faire s’appuyer sur trois ressorts fondamentaux, en apparence contradictoires, que sont l’humilité, la générosité et la fierté. L’humilité permet d’accepter la notion fondamentale de l’altérité des cultures et des valeurs. La générosité permet d’atténuer les inégalités devenues insupportables dans un monde de plus en plus transparent. La fierté permet d’assumer pleinement l’héritage d’une civilisation multimillénaire mais fragile, fondée, tant bien que mal, sur des idéaux d’humanisme, d’universalisme et de rationalité qui méritent qu’on les défende, au péril de notre confort, et parfois même de notre vie. Ce qui implique un quatrième ressort : celui du courage et du caractère dont le général de Gaulle disait qu’elle était la vertu des temps difficiles.

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