Par Pierre Razoux, directeur académique de la FMES

Les affrontements des deux dernières années au Moyen-Orient (campagne aérienne israélienne à Gaza, au Liban et en Syrie, frappes réciproques entre Iran et Israël, raids américains et israéliens au Yémen) démontrent que l’avantage est de nouveau à l’épée et non plus au bouclier, et que la puissance aérienne dépend plus qu’avant de moyens aériens et antiaériens, mais d’un arsenal moins visible (cyber, spatial, communications, guerre de l’information, actions clandestines) au service d’une stratégie globale intégrée. Ces affrontements montrent que les défis de la supériorité aérienne sont certes liés à la sophistication des équipements, mais beaucoup plus à la volonté politique des acteurs d’aller, ou pas, à l’affrontement. L’accumulation de vecteurs de puissance aérienne n’a dès lors de sens que si l’on a l’intention réelle de s’en servir dans une optique offensive, car la dissuasion est redevenue plus efficace que la protection. Les monarchies du Golfe n’ont pour l’instant ni la volonté politique, ni le savoir-faire technique pour utiliser leur potentiel offensif face à l’Iran, même si elles disposent d’une panoplie complète qui leur permet de défendre certaines installations critiques. L’Iran n’est plus en mesure de protéger son territoire par des moyens classiques et mise sur des frappes balistiques de saturation pour dissuader ses voisins et ses adversaires. Israël peut conquérir la supériorité aérienne et frapper n’importe où au Moyen-Orient, mais il a besoin des Etats-Unis pour prolonger une campagne aérienne et contrer les stratégies de contournement élaborées par Téhéran. Les Etats-Unis restent maîtres du jeu, mais leur volonté de s’engager dans un conflit majeur dans la région paraît très incertaine.
Depuis 2022, la guerre en Ukraine a redémontré l’intérêt de conquérir et conserver la supériorité aérienne dans un conflit de très haute intensité entre des armées technologiquement avancées. Au Moyen-Orient, l’affrontement direct entre l’Iran et Israël (salves de missiles balistiques vs raids aériens) à partir du printemps 2024 a montré tout à la fois la nécessité de conquérir la supériorité aérienne, mais aussi l’existence de stratégies de contournement. Cette problématique de la supériorité aérienne avait été quelque peu occultée après trois décennies d’interventions militaires contre des adversaires incapables de contester la suprématie des armées intervenantes dans ce domaine, qu’elles soient occidentales (Balkans, Afghanistan, Irak, Sahel) ou russes (Géorgie, Syrie, Libye). La dernière fois que des nations de l’OTAN avaient dû réellement conquérir la supériorité aérienne, c’était en 1991 lors de la guerre de reconquête du Koweït face à l’armée irakienne de Saddam Hussein. Cette campagne aérienne, sans réelle menace, avait alors permis d’appliquer avec succès les concepts élaborés dans les années 1980 pour combattre l’Union soviétique et le Pacte de Varsovie. L’effondrement de l’URSS et l’émergence d’un monde unipolaire allaient pousser les forces aériennes occidentales à réduire considérablement leur taille, à abandonner certaines capacités et à s’adapter à de nouvelles missions.
Au Moyen-Orient, la Heyl Ha’Avir (armée de l’air et de l’espace d’Israël) a conservé au contraire toutes ses capacités et en a développé de nouvelles. Cette force aérienne sans équivalent dans la région n’en est pas moins tenu d’arbitrer entre plusieurs dilemmes. Les monarques du Golfe ont démultiplié de leur côté leur potentiel aérien dans une logique de « village Potemkine » consistant à impressionner leurs voisins tout autant que leur propre population, mais ont-ils réellement la volonté et la capacité opérationnelle d’affronter leurs rivaux ? Comment l’Iran dissuade-t-il ses voisins et ses adversaires, alors même qu’il n’est plus capable de défendre son espace aérien après les frappes israéliennes (19 avril et 25 octobre 2024) sur ses systèmes de déni d’accès ? Les Etats-Unis peuvent-il durablement maintenir seuls leur suprématie aérienne sur la région ? Les Russes et les Chinois sont-ils en capacité d’agir sur la supériorité aérienne au Moyen-Orient, et si oui par quel biais ? La France peut-elle continuer à jouer un rôle dans ce domaine, et si oui comment ?
De quoi parle-t-on ?
La définition suivante reprend très largement celle proposée par l’IFRI dans une étude récente : « La supériorité aérienne définit le degré de maîtrise de l’air dans un conflit armé. Elle facilite l’obtention de la victoire militaire, permet de concentrer les efforts aériens au profit des autres objectifs stratégiques et de prémunir les autres armées d’une attrition insupportable. Elle s’obtient principalement par un emploi offensif de la puissance aérienne dans un effort interarmées, afin de neutraliser la puissance aérienne adverse. Elle nécessite également de pouvoir stopper les attaques adverses par des moyens antimissiles et antiaériens adaptés [1] ». Cette définition étendue cadre bien les défis et les dilemmes des Etats qui veulent conquérir la supériorité aérienne pour exercer une pression militaire à l’encontre de leur adversaire, et qui doivent en même temps défendre leur territoire et ses approches pour empêcher ce même adversaire d’exercer en retour une menace militaire par voie aérienne, qu’il s’agisse de raids d’aéronefs, d’attaques de drones et de missiles de croisière, ou de frappes de missiles balistiques. La supériorité aérienne s’appréhende donc de manière offensive et défensive.
Les forces en présence
Les graphes qui suivent indiquent factuellement l’état réel des moyens aériens offensifs et défensifs des armées de l’air et de l’espace des principaux Etats du Moyen-Orient (hors Turquie), de même que ceux du commandement américain CENTCOM qui a pour responsabilité cette région (en y intégrant l’équivalent de 2 groupes aéronavals). Ces données, principalement issues de l’Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient de la FMES [2], ont été actualisées début 2025 en tenant compte des annonces de la nouvelle administration Trump.




Ces graphes font clairement ressortir plusieurs constats :
- Les monarchies du Golfe disposent théoriquement d’autant de chasseurs de 1er et 2e rangs (680) qu’Israël (370) et CENTCOM (330) réunis. Leur avantage est écrasant face à l’Iran qui ne dispose que de 30 chasseurs de 2e rang et qui attend impatiemment la livraison par la Russie de 30 Su-35 de dernière génération.
- CENTCOM dispose d’un avantage certain dans le domaine du ravitaillement en vol et du guet aérien qui permet à la fois la projection de puissance, la détection et le maintien en l’air de chasseurs de supériorité aérienne capables d’intercepter tout raid adverse, avant même que celui-ci parvienne à portée de tir des cibles visées. Dans ce domaine, les capacités iraniennes sont quasi-inexistantes. Celles d’Israël et des monarchies du Golfe restent très inférieures à celles de CENTCOM.
- L’Iran dispose d’un léger avantage numérique dans le domaine des drones MALE armés, compensé toutefois par l’avantage qualitatif des drones américains et israéliens et par l’efficacité des systèmes antiaériens israéliens, américains et golfiens.
- Les monarchies du Golfe ambitionnent de rattraper l’Iran dans le domaine des drones tout en améliorant leur défense antiaérienne classique pour être à même de contrer seules (sans l’appui des Etats-Unis) d’éventuelles frappes iraniennes de drones et de missiles de croisière.
- C’est dans le domaine des missiles balistiques, notamment ceux dont la portée supérieure à 1 300 km permet d’atteindre le territoire israélien, que l’Iran dispose d’un avantage considérable. Cet avantage est encore plus grand si l’on comptabilise également (3 000 missiles au total dans l’estimation haute) l’ensemble des missiles balistiques de plus courte portée (300-800 km) susceptibles d’atteindre les bases militaires américaines et les infrastructures civiles critiques situées en bordure du golfe Persique.
- Israël et les Etats-Unis conservent un avantage décisif en matière de bouclier antimissiles balistiques, notamment pour défendre le territoire israélien et les bases américaines situées au Moyen-Orient et sur l’archipel de Diego Garcia. Israël reste néanmoins dépendant de sa capacité de réapprovisionnement en missiles intercepteurs sur lesquels Washington dispose d’un droit de regard puisque les Etats-Unis sont associés à leur conception.
- Les monarchies du Golfe tentent d’accroître l’efficacité de leur bouclier antimissile pour pouvoir faire face à terme à d’éventuelles frappes balistiques iraniennes sans l’aide des Etats-Unis.
- La Russie et la Chine, absentes de ces graphes, n’ont plus, ou pas encore, les moyens de leurs ambitions au Moyen-Orient.
Ces constats permettent de modéliser l’expression que chacun de ces acteurs se fait de la supériorité aérienne au Moyen-Orient. Ce schéma synthétise leur stratégie plus que leurs moyens, puisque les armées de l’air du Golfe possèdent théoriquement des capacités offensives.

L’Iran n’est plus en capacité de défendre son espace aérien et mise sur son arsenal balistique pour se protéger
Depuis les raids israéliens des 19 avril et 25 octobre 2024, l’Iran a perdu toutes ses batteries de S-300 PMU2 (son meilleur système antiaérien) ainsi que plusieurs radars de détection lointaine. Ses défenses antiaériennes et antimissiles ont donc été considérablement dégradées [3]. L’aviation israélienne a démontré de son côté sa capacité à survoler le territoire iranien sans être interceptée. Nul doute qu’il en serait de même pour l’aviation américaine. En regroupant leurs moyens les plus significatifs (chasseurs MiG-29, F-4E Phantom et F-14A Tomcat, missiles sol-air Bavar-373 et TOR), les Iraniens peuvent probablement déployer quatre bulles de déni d’accès (voir carte) à l’efficacité toute relative. La première autour de Téhéran pour protéger les centres de pouvoir, les raffineries et une partie des programmes nucléaire et balistique. La seconde autour du triangle Natanz-Fordo-Ispahan pour couvrir le cœur du programme nucléaire. La troisième autour du terminal pétrolier de Kharg et de la centrale nucléaire civile de Bushehr, au fond du golfe Persique. La dernière, enfin, autour de Bandar Abbas et du détroit d’Ormuz, artère vitale du trafic pétrolier. Le reste du vaste territoire iranien semble indéfendable compte tenu des moyens limités dont disposent l’armée régulière (Artesh) et le corps des gardiens de la révolution (Sepah). Seule la livraison de systèmes performants par la Russie ou la Chine pourrait permettre à l’Iran de regagner en crédibilité pour espérer infliger des pertes lors de frappes israéliennes et/ou américaines, sans être toutefois capables de les repousser.
Puisque l’Iran n’est plus en mesure de protéger efficacement son espace aérien, ses stratèges ont forgé une stratégie offensive de contournement pour dissuader leurs adversaires potentiels. Cette stratégie ne peut pas s’appuyer sur l’aviation, puisque la vingtaine de chasseurs bombardiers Su-24 et la quarantaine de vénérables F-4E Phantom mobilisables n’ont ni le rayon d’action, ni le soutien électronique, ni l’armement adapté pour frapper des installations lointaines et se défendre face à des chasseurs de 1er rang. Pour impressionner les monarchies du Golfe, les Iraniens disposent de drones et de missiles de croisière qui ont fait la preuve de leur efficacité en 2019 et 2020 face à l’Arabie Saoudite, puis en 2022 face aux Emirats Arabes Unis. Si Téhéran devait aller au-delà de frappes d’intimidation, par exemple en rétorsion à l’engagement de certaines monarchies aux côtés des Etats-Unis en cas de frappes sur l’Iran, il suffirait au régime iranien d’avoir recours à des attaques massives de missiles balistiques de courte portée ciblant les usines de désalinisation d’eau de mer (une dizaine bordant le Golfe), les centrales électriques et les principales raffineries de ces monarchies, sans même avoir à s’en prendre à leurs installations militaires. Sans eau douce, sans électricité, sans climatiseurs et sans essence (indispensable pour les groupes électrogènes), les monarchies du Golfe deviendraient physiquement invivables, provoquant l’exode massif de leur population. Leurs dirigeants auraient alors beaucoup de mal à maintenir leur légitimité. Rappelons qu’en cas d’attaque contre la centrale nucléaire civile iranienne de Bushehr, la centrale nucléaire civile de Barakah aux Emirats Arabes Unis pourrait faire l’objet de frappes de représailles, créant un risque important de pollution radioactive dans la zone du golfe Persique. Toutes ces cibles fixes et de grande taille sont faciles à atteindre, même pour des missiles balistiques peu précis. Avec un stock de plusieurs milliers de missiles de portée suffisante, l’Iran peut aisément miser sur l’effet de saturation.
Face aux Etats-Unis, le régime iranien sait qu’il lui sera difficile de percer la défense antiaérienne de CENTCOM avec de simples drones ou missiles de croisière. En revanche, il sait qu’il pourrait riposter à d’éventuelles attaques en tirant des salves coordonnées de missiles balistiques contre les bases militaires américaines déployées à proximité du territoire iranien, notamment en Irak, au Koweït, à Bahreïn, au Qatar et aux Emirats Arabes Unis, ainsi qu’en visant les personnels déployés ponctuellement en Arabie Saoudite. C’est ce qu’il avait fait avec une certaine efficacité le 8 janvier 2020 en ciblant les bases aériennes d’Erbil et d’el-Assad en Irak en rétorsion à l’assassinat du général iranien Qassem Soleimani par une attaque de drones américains. Les missiles balistiques de plus longue portée peuvent atteindre les bases aériennes américaines situées en Jordanie, en Turquie, à Djibouti et à Oman. L’Iran ne dispose pas encore de missiles balistiques capables d’atteindre la base aérienne de Diego Garcia distante de 4 200 km (3 500 km en cas de tir depuis le Yémen). Mais il est probable que les pasdarans, chargés de la défense du régime, aient imaginé d’autres solutions en ayant recours par exemple à des missiles de croisière et des drones tirés depuis des navires (notamment le Shahed Mahdavi) croisant en océan Indien.
Les dirigeants iraniens savent qu’en cas de frappes balistiques contre des bases américaines, la plupart de leurs missiles seraient interceptés, mais leur objectif consiste à démontrer que les Etats-Unis ne sont pas invulnérables et qu’ils peuvent leur infliger suffisamment de pertes pour les pousser à la faute afin qu’ils s’impliquent dans un conflit long, couteux et impopulaire. Ils savent en effet que Donald Trump ne souhaite pas engager les Etats-Unis dans une guerre majeure au Moyen-Orient, même s’ils redoutent la possibilité de frappes américaines ponctuelles toujours possibles qui viseraient de manière symbolique des objectifs militaires ne présentant pas le caractère d’une « ligne rouge » pour le régime (par exemple certains îlots bunkérisés dans le golfe Persique – Farsi, Abu Moussa, Petite et Grande Tumb, Larak), ou de manière plus décisive leur programme nucléaire et balistique, en cas d’échec des négociations en cours [4].
Face à Israël, l’équation iranienne est plus complexe. Les dirigeants iraniens ont constaté la difficulté à percer le bouclier antimissile israélien lors des opérations « True Promise I et II » les 13-14 avril et 1er octobre 2024, même si la seconde fois, une trentaine de missiles balistiques sur 180 ont atteint la base aérienne de Nevatim [5] (taux d’interception de 82 % alors que ce taux avait atteint 95 % le 14 avril). Ils sont prêts à sacrifier des drones pour des missions de repérage et de guidage, puis pour évaluer les dommages infligés. Ils savent en outre que le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou rêve d’attaquer l’Iran à la fois pour réduire la menace potentielle d’un Iran nucléaire et pour justifier sa politique étrangère et se maintenir au pouvoir, option rendue possible par l’affaiblissement de leur défense antiaérienne à la suite des deux raids israéliens. Leur dilemme consiste donc à trouver un moyen de rétablir leur posture dissuasive à l’encontre d’Israël : soit en trouvant un accord avec la nouvelle administration Trump, soit en obtenant des garanties sécuritaires de la Russie et de la Chine (ce qui n’est pas encore le cas), soit en isolant au maximum le gouvernement israélien en espérant que cela l’affaiblisse, notamment économiquement, et limite l’aide militaire en provenance des Etats-Unis, soit en planifiant des frappes massives contre Israël (qui viseraient notamment ses bases aériennes ou/et sa centrale nucléaire de Dimona) mobilisant suffisamment de missiles balistiques (au moins trois fois plus que lors de l’opération True Promise II) pour saturer le bouclier antimissile israélien. Reste enfin pour eux la possibilité de franchir le seuil de la capacité nucléaire militaire, mais cette décision ouvrirait la possibilité d’une attaque coordonnée israélo-américaine.
Les monarchies du Golfe disposent d’une panoplie défensive complète mais elles n’ont ni la volonté politique, ni le savoir-faire technique pour recourir à leurs capacités offensives.
Les monarchies de la péninsule Arabique, Arabie Saoudite et Emirats Arabes Unis en tête, se sont dotées au fil du temps d’un impressionnant arsenal aérien censé leur conférer de grandes capacités dans le domaine de la supériorité aérienne.
Arabie Saoudite | Emirats Arabes Unis | Qatar | Koweït | Oman | Bahreïn | Jordanie | |
Chasseurs 1er /2e rangs | 360 | 140 | 96 | 40 | 35 | 25 | 45 |
Type d’avions | F-15C/D/E Typhoon Tornado | Mirage 2000-9* F-16 B-60 | Rafale F3 Typhoon F-15 | Typhoon F-18E/F | Typhoon F-16 B-50 | F-16 Block 40/70 | F-16A/B & Block-70 |
* Les Mirage 2000-9 des EAU seront remplacés par 80 Rafale F4 à partir de 2027.
En pratique, les armées de l’air des monarchies du Golfe n’exploitent leurs chasseurs qu’à un faible pourcentage de leurs capacités, à la fois par manque d’entraînement des pilotes, par manque de personnels suffisamment bien formés, par manque de motivation du personnel, par manque d’entretien, tout cela aggravé par des procédures bureaucratiques, une logistique défaillante et une chaine hiérarchique pesante ne favorisant pas l’esprit d’initiative[6]. Nombre de ces avions de chasse dorment dans des hangars ; leur taux de disponibilité reste faible. Certaines armées de l’air se voient contraintes de faire appel à des mercenaires arabophones (notamment pakistanais, égyptiens, irakiens ou yéménites) pour piloter ces appareils. Le problème est identique pour les systèmes de défense sol-air et anti-missiles qui requièrent une très forte expertise technique. De nombreux conseillers étrangers sont dépêchés sur place pour épauler les militaires locaux chargés d’en assurer la mise en œuvre. Ce constat est particulièrement prégnant pour le Qatar qui doit sélectionner 150 pilotes de chasse et officiers navigateurs et plusieurs centaines d’ingénieurs (parmi 300 000 citoyens tous sexes et âges confondus) pour mettre en œuvre son parc aérien surdimensionné et ses batteries antiaériennes équipées de 12 systèmes antimissiles THAAD, 11 systèmes Patriot PAC-3 et 40 systèmes NASAMS-2. A l’inverse, les Emirats Arabes Unis ont prouvé qu’ils étaient capables de concevoir et conduire seuls des raids aériens en profondeur en Libye et au Yémen, et qu’ils pouvaient abattre sans aide extérieure des missiles balistiques houthis grâce à l’une de leur batterie de missiles THAAD (17 janvier 2022).
Pour nombre de dirigeants, ces achats de prestige visent à rassurer les élites, à impressionner les voisins et les rivaux régionaux, mais surtout à s’acheter la protection des Etats avec lesquels ils concluent ces contrats mirifiques. Si dans le passé cette protection était prioritairement américaine ou britannique, depuis la guerre du Golfe de 1991, et plus encore depuis les printemps arabes de 2011, ces monarques ont diversifié les fournisseurs et par là même les protections en y associant notamment la France. Ce choix, discutable sur le plan de la cohérence logistique et opérationnelle, s’explique par la volonté de ne plus dépendre d’un seul partenaire.
Quels que soient leurs protecteurs, les responsables militaires des monarchies du Golfe n’appréhendent la supériorité aérienne que de manière défensive, du moins face à l’Iran, d’abord car cela s’avère davantage à leur portée technique, mais également car ils ne veulent pas projeter d’image agressive à l’égard de leur puissant voisin et rival iranien. Ils sont parfaitement conscients de leur vulnérabilité et de la facilité avec laquelle l’Iran pourrait les harceler et les noyer sous des attaques balistiques de saturation. Aucun d’entre eux ne souhaite être le premier à subir les foudres vengeresses d’un régime iranien qui s’estimerait agressé. Plusieurs armées de l’air (Koweït, Bahreïn, Oman) n’ont d’ailleurs pas acheté d’armement offensif (notamment de missiles à longue portée), pas plus qu’elles n’ont acquis d’avions ravitailleurs en vol, de guet aérien ou de guerre électronique indispensables pour la conduite de frappes lointaines, afin de bien faire comprendre aux stratèges iraniens qu’elles ne représentaient pas une menace pour eux. Le Qatar, qui était sur cette même ligne, a commandé 2 avions ravitailleurs Airbus A-330 MRTT et s’est équipé en Rafale et Typhoon armés de missiles de croisière SCALP et Storm Shadow, non pas pour inquiéter l’Iran avec lequel il s’est toujours bien entendu, mais pour dissuader l’Arabie Saoudite, les EAU et Bahreïn avec lesquels l’émirat entretient des relations complexes. Depuis que l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis ont normalisé leurs relations avec l’Iran au printemps 2023, grâce à l’entremise de la Chine, ces deux monarchies prennent grand soin de se distancier de toute rhétorique agressive à l’encontre de Téhéran. Elles affirment qu’elles s’opposeraient à l’utilisation de leur territoire et de leur espace aérien par l’aviation américaine et israélienne dans d’éventuelles frappes visant l’Iran.
Conscientes des limites de leur outil militaire, les dirigeants du Golfe préfèrent mettre en place des bulles défensives de déni d’accès (voir carte) combinant patrouilles de supériorité aérienne (CAP) et batteries sol-air destinées à protéger les centres de pouvoir, les installations militaires cruciales et les infrastructures civiles critiques. Ces bulles de déni d’accès sont loin de couvrir l’ensemble de leur territoire (sauf pour les émirats les plus petits) et laissent des failles par lesquelles pourraient aisément s’infiltrer des drones et des missiles de croisière iraniens et houthis qui iraient frapper des objectifs moins vitaux. Pour renforcer leur défense, certains monarques ont accepté de rejoindre le projet américano-israélien MEAD de défense aérienne (Middle East Air Defence) qui regroupe les Etats-Unis, Israël, la Jordanie, l’Arabie saoudite, Bahreïn, le Koweït et les Emirats arabes unis[7]. Cette alliance technique, qui permet au commandement américain CENTCOM de coordonner les actions défensives dans le domaine aérien, a été testée avec succès les 13-14 avril 2024 pour contrer la frappe massive de plus de 320 drones, missiles de croisière et missiles balistiques tirés par l’Iran sur Israël.
Israël peut conquérir la supériorité aérienne et frapper n’importe où au Moyen-Orient, mais il a besoin des Etats-Unis pour prolonger une campagne aérienne et se défendre des frappes balistiques iraniennes
La recherche de la supériorité aérienne a toujours constitué la pierre angulaire de la stratégie israélienne [8]. En mode offensif, Israël peut agir seul tant que ses frappes ne perturbent pas trop la stratégie américaine [9]. Les 19 avril et 25 octobre 2024, l’aviation israélienne a riposté aux frappes iraniennes en attaquant de nuit certaines infrastructures militaires critiques du régime iranien. La première fois, elle a détruit le système radar et de guidage d’une batterie antiaérienne S-300 PMU2 chargée de défendre les installations nucléaires à proximité d’Ispahan et de Natanz ; il s’agissait d’une frappe de signalement stratégique pour rappeler la capacité israélienne d’attaquer tout objectif situé en Iran. La seconde fois (opération « Days of Repentance »), l’aviation israélienne a lancé trois raids consécutifs impliquant plus de 120 aéronefs (F-35, F-15I, F-16I et drones MALE armés) : la première vague a neutralisé la défense antiaérienne syrienne et les radars iraniens déployés en Syrie et en Irak. La seconde vague a détruit les moyens radars et sol-air les plus perfectionnés situés en Iran (notamment les deux dernières batteries antiaériennes S-300 PMU2 et plusieurs batteries de Hawk, Talash-3 et Bavar-373), pour dégager la voie à la troisième vague qui, après s’être ravitaillée en vol au-dessus de la Jordanie et de l’Irak, a frappé certaines infrastructures militaro-industrielles liées au programme balistique et à la fabrication de drones. Pour la première fois, l’aviation israélienne semble avoir tiré à distance de sécurité (depuis le territoire irakien) une trentaine de missiles balistiques Golden Horizon et ISO2/Rocks [10] ; les chasseurs bombardiers ont effectué une ressource pour leur impulser une trajectoire ascendante similaire à celles de missiles balistiques classiques, augmentant par là même leur portée, leur pouvoir de pénétration contre des objectifs durcis, et les rendant plus difficiles à intercepter en raison de leur vitesse et leur trajectoire verticale à l’impact.
Du 8 au 15 décembre 2024, profitant du chaos provoqué par la chute du régime de Bachar el-Assad, l’aviation israélienne a déroulé une campagne aérienne conçue de longue date (opération « Bashan Arrow ») impliquant plus de 500 frappes délivrées par l’ensemble des aéronefs disponibles, qui lui a permis de détruire 80 % des capacités militaires syriennes susceptibles de représenter une menace pour Israël : intégralité du système de défense antiaérienne (radars, centres de coordination, batteries sol-air), totalité de l’aviation de combat et de la Marine, dépôts d’armes chimiques et de missiles à longue portée [11]. Depuis, elle poursuit ses frappes contre le moindre objectif qui pourrait réduire sa capacité d’agir à sa guise au-dessus de l’espace aérien syrien. Les 29 septembre 2024 et 9 janvier 2025, une vingtaine d’aéronefs israéliens ont conduit des frappes au Yémen contre des objectifs militaires houthis, ciblant des quartiers-généraux et des sites de lancement de drones et de missiles balistiques. Le 5 mai 2025, une cinquantaine d’aéronefs ont détruit l’aéroport de Sanaa en représailles au tir d’un missile balistique houthi sur l’aéroport Ben Gourion le 2 mai. En parallèle, l’aviation israélienne conduit depuis octobre 2023 une vaste campagne de bombardement contre Gaza et le Liban visant l’éradication du Hamas et du Hezbollah [12].
L’analyse précise de toutes ces frappes permet d’identifier le mode opératoire privilégié par l’aviation israélienne, sachant que cette-dernière constitue la pointe de diamant de la stratégie israélienne consistant à frapper ses ennemis, soit pour les éliminer, soit pour les dissuader. Il existe toutefois un débat conceptuel au sein de l’état-major sur la pertinence de créer un corps de missiles balistiques basés au sol et dotés d’ogives conventionnelles très précises, indépendant de l’armée de l’air, pour permettre au gouvernement israélien de décider d’une riposte rapide en cas de nouvelles frappes balistiques iraniennes, sans être dépendant des contraintes techniques d’une frappe aérienne classique[13].
« Décalogue » de la planification des frappes aériennes israéliennes 1. Miser sur la surprise ; maîtriser le tempo [14] ; prendre en compte la météo. 2. Attaquer de nuit en parallèle à une offensive cybernétique destinée à désorganiser le commandement et les communications ennemies. 3. Utiliser au mieux les moyens spatiaux pour coordonner et piloter l’attaque en temps réel, puis évaluer précisément les résultats des frappes. 4. Accompagner les chasseurs avec des avions de guerre électronique et de guet aérien pour aveugler l’adversaire et détecter suffisamment à l’avance d’éventuelles menaces. 5. Détruire en priorité les radars et les batteries sol-air adverses avec des moyens SEAD [15] spécifiquement conçus pour cette mission. 6. Mettre en place le long du trajet des équipes CSAR permettant l’exfiltration de pilotes qui viendraient à s’éjecter ; ne jamais abandonner un pilote vivant à l’ennemi. 7. Mixer les vecteurs (drones de surveillance et d’attaque, chasseurs furtifs, chasseurs bombardiers polyvalents) et tirer à distance de sécurité à chaque fois que cela est possible (nécessité d’importants stocks de missiles de croisière et de missiles balistiques aérolargables). 8. Miser sur l’intelligence artificielle pour optimiser le ciblage [16] ; concentrer les efforts et les projectiles sur les cibles les plus importantes [17]. 9. Enchainer les frappes ou les vagues d’assaut afin de ne laisser aucun répit à l’ennemi. 10. Maîtriser la communication en amont et en aval via les médias et les réseaux sociaux pour imposer le narratif et contrer la propagande adverse. |
Auparavant, si l’aviation israélienne avait dû déclencher une campagne aérienne contre l’Iran, elle aurait très probablement agi en tenailles en survolant d’un côté la zone kurde irakienne, le sud Caucase et la mer Caspienne pour agir par le nord, et d’un autre côté la Jordanie et les monarchies du Golfe pour agir par le sud. Cette option impliquait un trajet plus long, donc plus aléatoire, et l’accord au moins tacite des pays survolés. Une telle option serait aujourd’hui d’autant plus délicate sur le plan diplomatique que l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, le Koweït et le Qatar s’opposent vigoureusement à l’utilisation de leur espace aérien pour toute attaque qui viserait le territoire iranien. A cet égard, la visite surprise à Téhéran (17 avril 2025) du ministre saoudien de la Défense le lendemain d’une fuite dans les médias laissant penser à l’imminence de frappes israéliennes, constitue un signal limpide de l’opposition de Ryad à toute attaque contre le régime iranien via son territoire. La faiblesse conjoncturelle de la défense antiaérienne de l’Iran et de ses alliés ouvre en effet une fenêtre d’opportunité sans équivalent pour Israël. Depuis que les systèmes de défense antiaérienne ont été détruit en Syrie, que ceux-ci sont quasi-inexistants en Irak et très affaiblis en Iran, son aviation peut désormais attaquer frontalement l’Iran par la voie aérienne la plus courte en survolant sans inquiétude la Syrie ou la Jordanie, puis l’Irak et l’Iran.

En mode défensif, Israël reste largement dépendant de son étroite coopération militaire avec les Etats-Unis. Si Israël a été capable d’intercepter aussi efficacement les salves de missiles balistiques tirées par l’Iran et les Houthis yéménites, c’est parce que sa défense antiaérienne et antimissile est branchée sur les réseaux CENTCOM et le réseau global de surveillance antimissile des Etats-Unis, parce que la Maison Blanche a autorisé le déploiement de 4 batteries antimissiles sur son territoire (2 de THAAD et 2 de Patriot PAC-3), et parce que l’industrie de défense américaine contribue significativement à la production des systèmes antimissiles Arrow-2 et Arrow-3. Les dirigeants israéliens savent pertinemment que sans cette aide critique, leur capacité à intercepter une attaque balistique iranienne serait réduite de manière significative, accroissant ainsi leur vulnérabilité à une attaque par saturation. Ils savent qu’ils sont engagés dans une course de vitesse avec les Iraniens et qu’il leur faut produire deux fois plus de missiles intercepteurs que les Iraniens sont capables de fabriquer de missiles balistiques d’une portée suffisante pour les atteindre, sans même évoquer les livraisons d’armes offensives telles que les F-35, F-15I et bombes anti-bunker. Ils savent aussi que leurs missiles Arrow coûtent entre 2 et 3 millions de dollars, là où d’après leurs renseignements militaires, le coût d’un missile balistique iranien à carburant solide d’une portée supérieure à 1 500 kilomètres serait d’environ 1 million de dollars [18]. A ce tarif, l’assistance financière américaine reste cruciale et la Maison Blanche dispose donc d’un levier puissant pour convaincre le gouvernement israélien de ne pas s’opposer à ses intérêts dans la région.
Si la Maison Blanche venait à autoriser une frappe sur l’Iran, Israël aurait besoin d’un important appui logistique américain pour pouvoir soutenir dans la durée une campagne aérienne contre le régime iranien, notamment en matière de ravitaillement en vol, d’imagerie spatiale, de stocks de munitions qu’il conviendrait de recompléter très rapidement, et de défense antimissile pour protéger au maximum son territoire. C’était en substance le message transmis par la chercheuse Erin Moseley lors d’une conférence à l’Institute for National Security Studies de Tel-Aviv, le 25 février 2025, sur le thème « Air Power Next : the future of combat air » [19].
Quelle que soit l’aide des Etats-Unis, les stratèges israéliens ont pris conscience de la vulnérabilité de leur territoire et de la nécessité de protéger beaucoup plus efficacement leurs batteries antimissiles qui constituent désormais des cibles à très haute valeur stratégique pour tous leurs adversaires [20].
Les Etats-Unis restent maîtres du jeu, mais leur volonté de s’engager militairement dans un conflit majeur paraît très incertaine
Au regard de leur supériorité technologique et de l’étendue de leurs moyens, les forces armées des Etats-Unis peuvent sans difficulté conquérir la supériorité aérienne au Moyen-Orient. Leurs capacités de frappes en profondeur (bombardiers B-2 et B-52, chasseurs bombardiers, drones, missiles de croisière, bombes anti-bunker) et leurs moyens d’appui (cyber, spatial, guerre électronique, intelligence artificielle, ravitailleurs en vol, avions de guet aérien) leur permettent de frapper massivement n’importe où dans la région, y compris en Iran. Les experts américains de la supériorité aérienne estiment que « The space domain and cyber capabilities will be critical for enhancing C4ISR to support future air superiority missions » [21]. Leur problématique est bien davantage diplomatique et consiste à déterminer depuis quelles bases aériennes agir, et en survolant quels territoires. Car les monarchies du Golfe, comme la Turquie, ont clairement fait savoir à Washington qu’elles n’entendaient pas être impliquées dans d’éventuelles frappes contre l’Iran. La Jordanie et l’Irak se montrent très réservés sur cette question, car ces deux pays savent qu’ils n’ont pas les moyens de s’opposer à des représailles iraniennes qui pourraient les déstabiliser sur le plan intérieur. La base américaine de Djibouti est éloignée (a fortiori en cas d’interdiction de survol des territoires golfiens) et ne dépend pas de la responsabilité de CENTCOM, mais du commandement AFRICOM. Comme le souligne une étude du Washington Institute for Near East Policy, « The biggest enduring US military advantage in the Middle East involves its ability to obtain access, basing and overflight » [22]. Si Washington devait respecter les conditions posées par ses partenaires, il est probable que CENTCOM lancerait ses raids aériens depuis la base américaine de Diego Garcia et les porte-avions déployés dans le Golfe d’Oman (voir carte), peut-être depuis une base israélienne (notamment pour les F-35), mais plus sûrement depuis des bases américaines situées en Europe, avec un survol de la Méditerranée orientale, de la Syrie et du nord de l’Irak contrôlé par les Kurdes. Compte tenu de l’énorme effort logistique que de tels raids impliqueraient (notamment en matière de munitions et de ravitaillement en vol), il est peu probable, au regard des enjeux et de la nécessité de conserver d’importants stocks face à la Chine que les Etats-Unis puissent soutenir le rythme d’une campagne aérienne longue, a fortiori s’ils devaient épauler en parallèle d’éventuelles frappes israéliennes.
La seconde contrainte des Etats-Unis est d’ordre politique, car la Maison Blanche comme une majorité de l’opinion publique américaine rechignent à s’engager dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient. L’objectif du président Donald Trump, qui se méfie des militaires et n’est pas un va-t-en-guerre malgré ses provocations outrancières, consiste à négocier des accords permettant de mettre fin aux conflits en cours. Son Secrétaire d’Etat Marco Rubio, bien qu’appartenant au clan des faucons, a publiquement déclaré : « Any military action at this point in the Middle East, whether it is against Iran by us or anybody else, could in fact trigger a much broader conflict which would be much messier than what people are used to seeing » [23]. L’administration Trump est d’ailleurs engagée dans une négociation avec l’Iran pour tenter de trouver une issue au dossier nucléaire iranien et éviter ainsi le recours à la force, même si cette option reste sur la table. C’est dans cette même logique que les Etats-Unis bombardent massivement les houthis au Yémen, pour accroître la pression contre le régime iranien qui sait qu’il est devenu militairement très vulnérable à d’éventuelles frappes américaines et israéliennes.
Sur le plan défensif et malgré son formidable bouclier antimissile à base de batteries de THAAD basées à terre et de systèmes Aegis/SM-3 déployés en mer, le Pentagone fait face aux mêmes défis que le ministère israélien de la Défense. Il sait que ses moyens militaires au Moyen-Orient ne sont pas invulnérables. En cas de représailles iraniennes, les Etats-Unis subiraient probablement des pertes significatives qui ne pourraient qu’être très impopulaires au sein de l’opinion publique. Washington privilégie donc une stratégie basée sur la dissuasion conventionnelle, la diplomatie et les frappes préventives qui écartent selon lui le spectre d’une guerre majeure.
La Russie et la Chine ne peuvent contester la domination aérienne des Etats-Unis, mais restent des pourvoyeurs de technologie et d’armement
La Russie n’a plus les moyens de ses ambitions au Moyen-Orient. Bien qu’elle ait été capable de déployer une bulle de déni d’accès aérien constituée de radars performants, de chasseurs Su-35, de missiles sol-air S-400 en Syrie et de moyens de brouillage [24], son engagement militaire massif en Ukraine l’a empêché de créer un dispositif équivalent ailleurs. La présence de cette bulle protectrice lui a surtout permis de négocier avec Israël et la Turquie en leur donnant – ou pas – un feu vert pour frapper ponctuellement leurs cibles en Syrie (milices kurdes pour les Turcs, Hezbollah et éléments pro-iraniens pour les Israéliens). Depuis la chute du régime de Bachar el-Assad le 8 décembre 2024, la Russie négocie âprement le maintien de sa base aérienne de Hmeimim avec le nouveau pouvoir syrien. L’issue paraissant incertaine, le Kremlin cherche à s’implanter ailleurs dans la région, sans résultat probant pour l’instant. Même s’il y parvenait, il est probable qu’il ne puisse pas déployer davantage qu’une bulle de déni d’accès similaire (peut-être avec des systèmes sol-air S-500), compte tenu des pertes subies sur le front ukrainien et de la nécessité de défendre le territoire russe. Les stratèges russes ont de toute façon toujours privilégié une approche défensive de la supériorité aérienne [25]. Leur présence aérienne à l’étranger [26] répond prioritairement à une logique de hub logistique permettant de ravitailler leurs forces légères éparpillées en Afrique pour l’instant. Pour agir aujourd’hui au Levant ou en Irak, l’aviation russe devrait franchir plus de 1 500 kilomètres depuis ses bases du Caucase nord et depuis sa base avancée de Gyumri en Arménie, limitant ainsi drastiquement – même avec plusieurs ravitaillements en vol – le temps passé au-dessus d’une zone contestée. Seul le nord de l’Iran reste à portée efficace de la chasse russe. En revanche, la Russie peut agir indirectement sur la supériorité aérienne en appuyant ses partenaires moyen-orientaux à travers les dimensions cybernétiques, spatiales, de guidage et de détection, mais aussi de contre-mesures, domaines où la Russie dispose de capacités offensives et défensives éprouvées.
La Chine ne semble pas prête à déployer d’importants moyens aériens ou antiaériens au Moyen-Orient. Hormis l’accès à des facilités militaires sur la base de Gwadar au Pakistan, elle ne dispose pour l’instant que de la base de Djibouti où elle n’a pas encore un accès pérenne à la seule base aérienne du pays. Sa stratégie consiste à défendre et sécuriser au maximum ces deux implantations en y déployant des drones, des navires de défense antiaérienne, et des moyens de déni d’accès basés au sol, mais pas encore de chasseurs de supériorité aérienne. A moins d’obtenir un droit d’usage exclusif de la base aérienne de Djibouti, il lui faudra construire une base aérienne dédiée, ce qui pourrait être le cas lorsque la base spatiale d’Obock sera opérationnelle. Si la Chine venait à s’implanter militairement dans certains pays avec lesquels elle a noué un partenariat stratégique (Iran, EAU, Arabie Saoudite, Egypte, Qatar, Irak et Oman), il est possible qu’elle réévalue sa posture et déploie des bulles de déni d’accès constituées des matériels les plus récents, chasseurs compris.
En attendant, la Russie et la Chine restent des pourvoyeurs de technologie susceptibles de contribuer à la lutte pour la supériorité aérienne, notamment dans les domaines du spatial, du cyber, de l’intelligence artificielle, de la détection, du guidage (satellites et radars de dernière génération), de la guerre électronique, mais aussi de systèmes d’armes contribuant plus directement à cette mission cruciale. Le catalogue est bien fourni, qu’il s’agisse de chasseurs de dernière génération (Su-34, Su-35 et Su-57 russes ; J-15, J-16 et J-20 chinois) et de systèmes sol-air sophistiqués (S-400, S-500 côté russe ; HQ-12, HQ-16, HQ-22 côté chinois).
Si la Russie était jusqu’à présent considérée comme un fournisseur de premier ordre pour les pays ne souhaitant pas s’équiper auprès d’Etats occidentaux, ses armements étant réputés fiables, peu coûteux et combat proven, son lâchage de Bachar El Assad et son incapacité à délivrer rapidement les armements promis à l’Iran, à l’Inde et à l’Algérie du fait de son effort de guerre face à l’Ukraine, ont échaudé ses clients habituels [27]. Ceux-ci (notamment l’Iran) regardent désormais davantage vers la Chine jugée plus fiable, même si ses armements n’ont pas la même réputation de rusticité et d’efficacité. Pékin et Moscou se retrouvent également en compétition avec l’Inde et la Corée du Sud qui proposent des chasseurs et des systèmes antiaériens performants à des prix accessibles. Les Emirats Arabes Unis se seraient ainsi montrés très intéressés par le chasseur sud-coréen K-21 Boramae [28], puisqu’ils n’ont pas pu obtenir le chasseur furtif américain F-35.
Quels enjeux pour la France ?
Certains Etats du Moyen-Orient qui doutent de la garantie de sécurité américaine accélèrent la diversification de leurs sources d’approvisionnement et se tournent vers d’autres fournisseurs dont la France, à l’instar du Qatar et des Emirats Arabes Unis qui ont conclu d’importants contrats d’acquisition de chasseurs Rafale [29] (Dassault), de radars Thales et de missiles surface-air ASTER 30. Nul doute que les missions de guerre conduites depuis plusieurs années par les Rafale de la Marine et de l’Armée de l’Air et de l’Espace déployés de manière permanente sur les bases d’Al-Dhafra (EAU), de H-5 (Jordanie) et prochainement de Djibouti ont contribué à renforcer la crédibilité de ce chasseur multi-missions particulièrement efficace. Leur présence, complétée par le déploiement en Jordanie de batteries de missiles sol-air à longue portée SAMP/T (EUROSAM / MBDA-Thales), permet à la France d’établir des bulles de déni d’accès qui contribuent à la protection des territoires émirati, djiboutien et jordanien. En janvier 2022, la mise en alerte des Rafale de la base aérienne française d’Abou Dhabi avait contribué à dissuader les Houthis – et par là même l’Iran – de poursuivre leurs frappes d’intimidation sur le territoire émirati. Dans la nuit du 8 au 9 mars 2024, les Mirage 2000-5 basés à Djibouti ont abattu au-dessus du détroit de Bab el-Mandeb plusieurs drones tirés par les Houthis contre des navires de commerce [30]. Dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, le dispositif français déployé en Jordanie a contribué avec succès à la détection et à l’interception d’un certain nombre de drones et de missiles de croisière iraniens avant qu’ils n’atteignent le territoire israélien.
La Marine Nationale contribue également à cette mission de supériorité aérienne par la présence permanente de frégates de défense antiaérienne (FREDA ou FDA) en Méditerranée orientale et en mer Rouge (mission Aspides), mais aussi par la présence ponctuelle du Groupe aéronaval (GAN) du porte-avions Charles de Gaulle qui établit une bulle de déni d’accès de plusieurs centaines de nautiques tout autour de lui.
Au-delà de la dimension défensive, la plus-value des forces armées françaises (Armée de l’Air et de l’Espace et Marine Nationale) réside dans ses capacités de frappes offensives dans la profondeur d’un territoire adverse, grâce à ses Rafale armés de missiles de croisière, ses avions ravitailleurs en vol, ses AWACS, ses satellites, ses frégates et ses sous-marins. Cette capacité de frappes préventives ou de représailles concours à dissuader toute nouvelle agression, voire à en limiter le seuil d’intensité [31]. Au niveau opératif, il s’agit d’entretenir une capacité d’entrée en premier dans un milieu hostile susceptible d’être défendu par des intercepteurs, des batteries de missiles sol-air sophistiquées et des brouilleurs variés. Pour renforcer ses capacités dans ce domaine, la France gagnerait à [32] :
- Reforger de toute urgence les capacités SEAD (détection et destruction des moyens radar et sol-air ennemis) qu’elle a abandonné il y a une trentaine d’années, notamment en se dotant d’un type de missile optimisé pour la destruction des batteries sol-air ennemies et de leurs radars de conduite de tir.
- Accroître significativement les stocks de munitions et de missiles (notamment sol-air, mer-air et de croisière).
- Améliorer les capacités de pénétration des frappes en profondeur en développant des capacités d’hypervélocité, notamment à partir de missiles balistiques (à terre, embarqués ou aériens).
- Renforcer le nombre de ses batteries sol-air et antimissiles.
- Créer l’infrastructure cryptée de stockage de données (data) permettant leur utilisation opérationnelle sur les théâtres d’engagement des armées françaises.
- Accroître les liaisons tactiques de données permettant de les utiliser au profit des moyens aériens et navals déployés au Moyen-Orient.
- Accélérer la prise en compte de l’intelligence artificielle à des fins opérationnelles.
- Renforcer la réflexion stratégique et l’agilité de ceux qui conçoivent et exécutent les opérations de supériorité aérienne à travers la banalisation des wargames, des exercices de simulation et des sessions de brainstorming, en partenariat avec les organismes dédiés et les think tanks tels que la FMES.
Au niveau diplomatique et stratégique, l’enjeu consiste à conserver les bases aériennes situées en Jordanie, aux EAU et à Djibouti (ou à les remplacer par d’autres le cas échéant), tout en maintenant ouverts des corridors aériens au-dessus de pays partenaires avec lesquels la France entretient parfois des relations complexes, qu’il s’agisse de la Turquie (porte d’entrée aérienne nord du Moyen-Orient), d’Israël (porte d’entrée centrale permettant l’accès à la Jordanie et à l’Irak) ou de l’Egypte (porte d’entrée sud ouvrant l’accès à la mer Rouge et à la péninsule Arabique). Cette contrainte impose au gouvernement français de ne pas se fâcher en même temps avec ces trois Etats. Notons que le survol de nuit de la Syrie, désormais sans défense aérienne, reste une option.
Pour garantir, même ponctuellement, la supériorité aérienne au-dessus de secteurs clés du Moyen-Orient, la France a besoin de maintenir l’accès à cette région, de renforcer ses stocks de missiles comme sa logistique, d’améliorer les capacités de pénétration de ses vecteurs, d’accroître sa défense sol-air et antimissile et d’optimiser les synergies entre ses différents moyens (notamment ses drones et ceux de ses partenaires). Elle doit enfin développer ses capacités en matière de SEAD, de cyber, de guerre électronique, d’IA et de Data.
PR
[1] Adrien Gorremans, « L’avenir de la supériorité aérienne – Maîtriser le ciel en haute intensité », Etude de l’IFRI n° 122, janvier 2025 : L’avenir de la supériorité aérienne. Maîtriser le ciel en haute intensité | Ifri
[2] Atlas – Fondation Méditerranéenne d’Études Stratégiques
[3] Note Hors-série du CESA « Primo-analyse de la riposte aérienne israélienne sur l’Iran », novembre 2024.
[4] Esquissée dès la victoire de Donald Trump en novembre 2024, les premières négociations formelles bilatérales entre les Etats-Unis et l’Iran (depuis l’accord du JCPOA en 2015) ont débuté à Oman le 12 avril 2025 et se poursuivent depuis.
[5] Satellite images show dozens of Iranian missiles struck near Israeli air base : NPR ; Washington Post, 4 octobre 2024.
[6] Comme en témoignent de nombreux experts et coopérants ayant été en poste dans le Golfe, lors de discussions avec l’auteur ; voir également la note du CESA n° 582 « Le rôle de l’USAF dans la formation et l’entraînement du personnel air des pays du Moyen-Orient face à la menace drone » (janvier 2025) qui laisse transparaître de nombreuses carences.
[7] Stephen Frantzman, « Does Iran take Israel-Gulf air defence cooperation seriously? Jerusalem Post, 11 juillet 2022 ; Anna Ahronheim, « The Middle East Air Defence Alliance takes flight », Jerusalem Post, 15 juillet 2022.
[8] Joshua Dryden, « Iran, Israel and the struggle for the skies over the Middle East », Aether: A Journal of Strategic Airpower, Vol. 2, n° 1, printemps 2023, pp. 84-95.
[9] Comme en témoigne l’article du New York Times du 16 avril 2025 qui explique que Donald Trump a mis son veto à une opération aérienne israélienne de grande ampleur visant le programme nucléaire iranien, rappelant qu’une telle opération aurait nécessité un soutien militaire américain significatif.
[10] Note déjà citée du CESA « Primo-analyse de la riposte aérienne israélienne sur l’Iran ».
[11] Note Hors-série du CESA « Primo-analyse de l’emploi de la puissance aérienne israélienne en Syrie », février 2025.
[12] Note Hors-série du CESA « Emploi de la puissance aérienne israélienne sur le front nord », octobre 2024.
[13] Tal Schneider, « Réformer l’Armée de l’air ? Certains estiment la doctrine des missiles balistiques plus fiable », The Times of Israel, 25 décembre 2024.
[14] Israël n’a pas hésité à modifier ses plans et reporter son attaque qui a eu lieu finalement le 25 octobre 2024 car des fuites aux Etats-Unis avaient laissé filtrer certains détails du plan initial.
[15] SEAD : Suppression of Enemy Air Defenses.
[16] Note du CESA n° 567 « L’usage de l’intelligence artificielle dans le ciblage et le renseignement : exemples américains et israéliens », juillet 2024.
[17] A titre d’exemple, l’aviation israélienne a largué 80 munitions guidées de précision dans la nuit du 27 au 28 septembre 2024 (opération « New Order ») pour éliminer Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, dans son QG du sud de Beyrouth ; note déjà citée du CESA « Emploi de la puissance aérienne israélienne sur le front nord ».
[18] Jerusalem Post, 4 octobre 2024 : https://www.jpost.com/israel-news/defense-news/article-823148
[19] Air Power Next – The Future of Combat Air | INSS
[20] En ayant recours à des systèmes plus mobiles et mieux camouflés, en multipliant les leurres et les systèmes de brouillage, en améliorant le chevauchement de la défense antimissile multicouche, et en déployant à proximité davantage de batteries antiaériennes classiques capables de détecter et détruire des essaims de drones ; Eran Ortal et Ran Kovach, « To defend Israel, rearrange the sky », BESA Perspectives Paper n° 2292, 11 août 2024.
[21] Sabahat Khan, « Rethinking combat power: Air superiority in the age of pervasive threats », The Air Power Journal, 4e édition, 2024.
[22] Nathan Olsen, « Preserving US military advantages in the Middle East », WINEP, 14 mai 2023.
[23] Marco Rubio, Free Press, 23 avril 2025.
[24] Les moyens offensifs russes (chasseurs bombardiers Su-24 et Su-34, missiles antinavires Bastion et Kalibr) déployés en Syrie répondaient pour leur part à une stratégie de gesticulation en Méditerranée orientale, au même titre que la présence de l’Eskadra navale basée à Tartous.
[25] Même au plus fort de leur engagement militaire au Moyen-Orient pendant la guerre d’usure opposant Israël à l’Egypte (1969-1970), les Russes (Soviétiques à l’époque) n’avaient déployé que 2 divisions de défense aérienne équipées de régiments de missiles sol-air SA-2/SA-3/SA-6 et d’intercepteurs MiG-21 et MiG-23.
[26] Au printemps 2025, la Russie peut compter sur ses bases aériennes de Gyumri en Arménie et d’Al Ghardabiya et de Joufra en Libye pour contribuer à cette mission logistique.
[27] Même si d’après l’Institut IISS (8 avril 2025), il semblerait que l’Algérie vienne tout juste de recevoir plusieurs exemplaires de Su-35 ; Felon outflanked?
[28] Laurent Lagneau, Zone Militaire OPEX 360, 15 avril 2025.
[29] 36 Rafale F3 (tous livrés) + 24 autres au standard F4 (en cours de discussion) pour le Qatar, et 80 Rafale F4 pour les EAU (livrables à partir de 2027).
[30] L’utilisation des drones houthistes au service d’une stratégie de déstabilisation régionale, Note n° 590 du CESA, mars 2025.
[31] A l’instar de l’opération « Hamilton » contre certaines infrastructures syriennes le 14 avril 2018.
[32] Ces suggestions sont en phase avec les conclusions de l’étude précitée de l’IFRI (n° 122, janvier 2025) sur l’avenir de la supériorité aérienne.