Les ambitions de la Marinha do Brasil

Par Esteban Aguado, chercheur associé à l’Institut FMES

Grande nation continentale, le Brésil a la volonté de développer et de moderniser sa marine afin de se doter d’un outil de puissance en adéquation avec ses ambitions géopolitiques et pour faire face aux menaces identifiées dans sa zone d’intérêt, l’Atlantique Sud.

Le Brésil, un géant de retour sur la scène internationale

A plusieurs titres, le Brésil est un mastodonte. Géographiquement, la Repùblica Federativa do Brasil estle cinquième pays du monde en terme de superficie, entre la Chine et l’Australie, recouvrant presque 50 % de l’Amérique du Sud. Ses 8500 km de côtes le long de l’Atlantique Sud et l’accord obtenu en 2006 quant à l’extension de son plateau continental lui procurent un espace maritime de 4,4 millions de km2, surface à comparer avec celle de la forêt amazonienne qui s’étend sur près de 5,2 millions de km2. Mastodonte démographique également avec 215 millions d’habitants – soit le 6ème pays le plus peuplé du monde – dont la voie maritime assure 95 % des approvisionnements.

Après une décennie économiquement difficile (l’inflation annuelle atteint 30 000 % en 1990), l’ancienne colonie portugaise retrouve la croissance et intègre le club des BRIC en 2009. Malgré l’épidémie de COVID qui frappe durement le pays en 2019 économiquement, politiquement et sanitairement, l’activité économique reprend. Notamment en raison des réformes conduites par le gouvernement du président Luis Inacio Lula da Silva (ré)élu en 2022, des progrès sont réalisés et Brasilia voitles agences de notation relever la note du pays.

Cette reprise économique est couplée avec de fortes ambitions diplomatiques et stratégiques. Peu avant le deuxième tour des élections présidentielles de l’automne 2022, le candidat Lula affirmait ainsi vouloir « retrouver une politique extérieure souveraine active et ambitieuse ». En effet, l’aura de Brasilia et sa crédibilité internationale semblent amoindries voire dégradées[1] après les présidences successives de Michel Temer (2016-2018) et de Jair Bolsonaro (2019-2022). Certains évoquent même « le retour du Brésil sur la scène mondiale, après quatre ans d’éclipse »[2].

Une partie de cette ambition avait déjà été précisée dans un entretien au magazine Time en mai 2022. Dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 22 février, Lula y affirmait ainsi sa volonté de « créer une nouvelle gouvernance mondiale. L’Organisation des Nations Unies (ONU) d’aujourd’hui ne représente plus rien. L’ONU n’est pas prise au sérieux par les gouvernements aujourd’hui, car chacun prend des décisions sans la respecter ».

Le Brésil et la mer

Pour le Brésil, la mer et ses ressources sont un élément essentiel, du point de vue économique comme sécuritaire. Conscient de cette importance, le concept d’Amazonie bleue (Amazonia Azul) est créé en 2004 par l’Amiral Roberto de Guimaraes Carvalho alors Commandant de la Marine. Faisant écho à la forêt amazonienne, l’Amazonie verte, cette zone de richesses et d’intérêts est définit par l’espace maritime où le Brésil est souverain ou dispose de droits souverains soit sa Zone Economique Exclusive et son plateau continental. Ainsi que l’écrit Richard Labévière, « la marine brésilienne fait un effort permanent pour diffuser ce concept stratégique, qui doit être analysé dans ses quatre dimensions : économique, scientifique, environnementale et de souveraineté »[3]. Notamment, l’or bleu cache de l’or noir. Total Energie annonce ainsi en 2022 la découverte d’importants gisements par 2200 mètres de fonds, au nord-ouest du champ pétrolier de Sépia, à environ 250 km de la côte de Rio de Janeiro. D’autres champs sont déjà en cours d’exploitation et l’objectif de Petrobras, la grande société pétrolière brésilienne, est de développer l’exploitation en eaux profondes. Revers de la médaille, cette nouvelle manne doit aussi être appréciée sous un prisme sécuritaire et des menaces étatiques et non-étatiques créer par l’apparition de nouvelles richesses. Enfin, preuve que ce terme est plus qu’un concept, il a été décrété en 2015 un jour de l’Amazônia Azul le 16 novembre.

Partie à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 (CNUDM), le Brésil a déposé en 2004 un dossier devant la Commission des Limites du Plateau Continental (CLPC) afin d’étendre son plateau continental. Son dossier a été jugé recevable, lui permettant de gagner 700 000 km2 de fonds marins et donc de potentielles zones d’exploitation pour les matières premières qui s’y trouvent[4]. Et c’est en effet une indéniable manne énergétique qui est disponible dans cette zone maritime : pétrole, gaz, nodules.

Cependant, cette volonté de développement économique n’est pas exempte de considérations écologiques et le Brésil fait ainsi partie des signataires en 2023 du traité Biodiversity Beyond National Juridiction dont l’objectif est de protéger les espaces marins ne relevant pas d’une juridiction nationale.

La Marine au cœur de la réflexion stratégique

Trois documents précisent au niveau stratégique les objectifs et priorités dans le domaine de la défense : la Politique nationale de défense (PND, 2005), la Stratégie nationale de défense (END, 2008) et le Livre blanc de la défense nationale (LBDN, 2012). L’existence et même la création de ce corpus documentaire illustrent une évolution dans la pensée stratégique brésilienne mais aussi dans l’utilisation des forces armées. Celles-ci doivent désormais diversifier leur spectre d’emploi et se tourner aussi vers des opérations non-militaires. Alors qu’auparavant les armées étaient envisagées comme un « vecteur d’intégration territoriale et pourvoyeur d’ordre interne »[5], le premier livre blanc de 2008 marque une rupture. L’armée est désormais un outil au service de la protection du Brésil et doit permettre une visibilité internationale, éléments en adéquation avec la stature géopolitique que Brasilia souhaite construire.

Au niveau de la Marinha et en complément des politiques et visions stratégiques, le Plano Estratégico da Marinha définit la zone d’intérêt prioritaire pour la Marine et les menaces opérationnelles que pourraient y affronter le Brésil jusqu’à l’horizon 2040. Cette zone d’intérêts est ainsi constituée par l’Atlantique Sud, bordée au Nord par le 16ème parallèle, au Sud par l’Antarctique et à l’Est par le continent africain.  Les menaces se situent dans les quatre dimensions déjà évoquées : risque de la force face à une nation qui développerait une puissante marine de guerre, piraterie et terrorisme maritime, prédation des ressources et pêche illégale mais aussi risques environnementaux liés à l’extraction pétrolière et les menaces dans le cyberespace.

Les différentes menaces identifiées par le Commandant de la Marine lors d’une audition devant la commission des relations extérieurs et de la défense nationale du Congrès en mai 2023.

Face à ces menaces, l’Amiral Miguel Dhenin, alors chef des opérations navales, précise dans un article de janvier 2021 cinq concepts et 12 objectifs qui doivent guider le travail de ses marins et permettent à la Marinha do Brasil de tenir le cap.

La défense en couche (crédit : CESM)

En 2024, la marine brésilienne compte un peu plus de 70 000 marins et l’ordre de bataille fait apparaître une centaine de navires (cf. l’ordre de bataille ci-dessous de juillet 2024). Parmi les pièces majeures, un porte-hélicoptères multirôles, six frégates et cinq sous-marins dont trois Scorpènes récemment admis au service actif. Le reste des bâtiments est davantage destiné aux opérations côtières et fluviales notamment le long des 60 000 kilomètres de l’Amazone et des autres fleuves qui parcourent le territoire brésilien. Les armées bénéficient d’une excellente image au sein de la société brésilienne, que ce soit en raison des carrières proposées et des avantages inhérents[6] ou de certaines missions directement réalisées au profit de la population[7].

Cependant, l’ancien chef d’état-major de la Marine déplorait lors d’une audition parlementaire en 2023 la « très faible capacité de la puissance navale nationale ». Il précisait également qu’en raison du manque de budget et des obsolescences (l’âge moyen des frégates est par exemple de 40 ans), il serait nécessaire de retirer du service actif avant 2028 40 % des moyens.

Deux frégates de la classe Niteroi (crédit : Marinha do Brasil).
Ordre de bataille de la marine brésilienne en juillet 2024 (crédit : Marinha do Brasil).
Le Baïa (ex-Siroco) et l’Atlantico (crédit : Marinha do Brasil).

Parmi les objectifs stratégiques, celui de moderniser les forces navales, objectif qui passe par plusieurs programmes navals pour certains initiés dès les années 2000. Programme très ambitieux au départ (un porte-avions à propulsion classique est même prévu à travers le programme PRONAE afin de remplacer le Sao Paulo), celui-ci se heurte aux réalités budgétaires et notamment à la crise de 2009. Pour autant, en 2024, la modernisation des forces navales brésiliennes est en marche pour ses différentes composantes.

Pour les forces sous-marines, c’est le programme PROSUB[8] qui vise d’une part à remplacer les 3 sous-marins classiques de la classe « Tupi » par 4 Scorpène tout en développant un sous-marin nucléaire d’attaque de conception nationale. Programme d’envergure, il s’agit aussi de construire une base pour ces sous-marins à Itaguai et de mettre en place l’ensemble des infrastructures pour que le Brésil soit autonome dans le domaine du nucléaire. Ce domaine est en effet considéré comme un outil au service du développement du pays. Trois des 4 Scorpène sont déjà dans les forces sous-marines brésiliennes alors que le premier sous-marin nucléaire, l’Álvaro Alberto, devrait être lancé en 2031.

Le Riachuelo au large des côtes brésiliennes (crédit : Marinha do Brasil).

Pour les forces de surface, le programme PROSUPER[9] doit permettre le renouvellement de l’ensemble des segments même si le programme en lui-même a été officiellement mis en sommeil en 2015. En fer de lance, les frégates de la classe « Tamandaré », frégates construites localement au chantier naval d’Itajai sur la base des MEKO A-100 par le consortium Aguas Azuis qui regroupe l’allemand TKMS et les groupes brésiliens Embraer Defesa et Segurança Atech. Après la découpe de la première tôle, en septembre 2022, de la FFG Tamandaré, 4 bâtiments doivent être livrés pour un montant total de 1.7 milliards de US dollars. Pour les patrouilleurs (programme PRONAPA[10]), l’état d’avancement est plus contrasté. Les négociations pour les 12 OPV Npa 500 qui doivent remplacer les patrouilleurs types « Bracui » et « Grajaù » ont été finalisées en 2022 et les premiers exemplaires devraient être livrés dès 2025. En revanche, l’état d’avancement pour les Navio de Patrulha Oceanico (projet NPaOc), corvettes de 1800 tonnes, est moins abouti. 5 exemplaires doivent être commandés mais, malgré une présentation générale en 2014, rien n’est pour l’instant finalisé.

Concernant l’équipement de ses forces, Brasilia a notamment développé avec succès un remplaçant pour le missile antinavires MM40 à travers le projet MANSUP[11]. L’arme, d’une portée d’environ 80 km et à trajectoire rasante type « sea-skamming », est entrée en phase de production et de qualification en 2022. Un 5ème tir d’essai a été réalisé en avril 2023 depuis la frégate Uniao.

Autre objectif stratégique pour le Brésil, l’amélioration de la connaissance de la situation maritime dans sa zone d’intérêt. Déjà présent en 2013, cet objectif s’appuie principalement sur le système de gestion de l’Amazonie bleue (Sistema de Gerenciamento da Amazônia Azul, SisGAAz), système devant permettre l’observation et la surveillance en continue du domaine maritime brésilien et des 4,5 millions de km2 de l’Amazonie bleue. Avec un budget de 4 milliards d’euros, le SisGAAz disposera de moyens satellitaires, d’un réseau de radars côtiers et de drones mais aussi d’un système de partage des informations intégrant l’ensemble des données récoltées.

Dans le domaine des ressources humaines, les marins brésiliens sont appelés à développer un socle de qualités au travers d’une « rose des vertus »[12] qui doit guider leurs actions.

Enfin, la Marinha do Brasil doit aussi être un outil de rayonnement vers l’international à travers le concept de diplomatie navale. Ses bâtiments croisent ainsi au large des côtes africaines, dans le Golfe de Guinée, où ses moyens cumulent trois mois de déploiement annuels.

L’intimité stratégique avec Paris

En sus de cette active diplomatie navale, le Brésil partage une relation spécifique avec la France. La proximité géographique entre ces deux pays qui partagent 730 km de frontière[13] terrestre a engendré un lien particulier entre Paris et Brasilia.

Ce lien est notamment matérialisé dans le domaine de la défense, le milieu naval et est rappelé dans le « nouveau plan d’action du partenariat stratégique France-Brésil » publié en mars 2024 à l’issue du voyage présidentiel d’Emmanuel Macron au Brésil. Il y est souligné que « la France et le Brésil ont décidé d’étendre leur partenariat stratégique et privilégié dans le domaine de la défense dans une perspective de long terme, basée sur la coopération industrielle, le transfert de technologie, la formation et l’apprentissage ». Pour la Marinha do Brasil, c’est principalement à travers le programme PROSUB que le lien est concrétisé. D’ailleurs la visite présidentielle coïncidait avec la mise à flot du Tonelero, troisième sous-marin né du projet liant l’entreprise française Naval Group avec le groupe brésilien Odebrecht (renommé récemment Novonor).

Exercice entre la Marine Nationale et un patrouilleur brésilien (crédit : PAG la Résolue).

Dans le domaine opérationnel, les deux nations se cotoient voire opèrent sur des théâtres d’opérations communs : dans le Nord du pays, à la frontière avec la Guyane dans le cadre d’opérations de police des pêches, et dans le Golfe de Guinée.

Une volonté de développement mis à mal par les réalités économiques

Malgré un contexte économique favorable et une reprise de la croissance, les ambitions capacitaires de Brasilia sont freinées par certaines réalités politiques et budgétaires.

D’une part, la situation politique interne au Brésil et les relations entre le président et les armées, après la tentative de coup d’état du 8 janvier 2023 demeurent tendues. Le coup d’état avait eu notamment pour conséquence le renvoi du chef d’état-major de l’armée de terre qui avait fait preuve d’une certaine complaisance vis-à-vis des assaillants. Les objectifs du président Lula sont avant tout dans le domaine social afin de poursuivre les différents programmes d’aides aux plus pauvres déjà mis en place durant sa première mandature. C’est en partie cette ligne politique qui a permis le retour au pouvoir du parti des travailleurs après la présidence de Jaïr Bolsonaro.

Mais ce sont surtout les contraintes budgétaires qui sont un frein au dynamisme capacitaire. 80% du budget des armées est en effet dédié au traitement des soldes et pensions et 8% seulement pour les investissements. Les armées brésiliennes en général demeurent des organisations dotées de larges ressources humaines dont la densité présente certaines inadéquations avec les ressources matérielles. A l’image du programme PROSUPER suspendu en 2015, le développement de plusieurs autres programmes, malgré les annonces et les images d’artistes, reste limité.

Dotée d’une stratégie sur le long terme associée au développement de capacités dans l’ensemble du spectre des menaces, la Marinha do Brasil cherche à devenir un outil soutenant les ambitions diplomatiques et géostratégiques de Brasilia. Ces ambitions se heurtent cependant encore à des réalités budgétaires qui imposent des choix et limitent ou ralentissent la mise en place de nouveaux équipements. Partageant des intérêts communs, Paris a tout à gagner à voir son grand voisin d’Amérique du Sud réussir à atteindre ses objectifs.


[1] Jean-Jacques Kourliandsky, « Lula et le sens du retour au monde du Brésil », Fondation Jean Jaurès, 11 avril 2023.

[2] Jean-Louis Martin, « Les enjeux politiques au Brésil après un an de présidence Lula », Briefings de l’Ifri, Ifri, 11 janvier 2024.

[3] Richard Labévière, « Marine brésilienne : fabrique de rationalités étatiques et citoyennes », Revue de la Défense Nationale n°806, 2018.

[4] Nouvelle demande en 2015.

[5] Amiral Miguel Dhenin, « Navy strategic plan PEM 2040 », Escuela Guerra Navale, janvier-avril 2021.

[6] Les militaires disposent d’une solde, d’un système de santé mais aussi d’une pension intégrale à leur retraite.

[7] « Les marins ont développé une stratégie interarmées et surtout interministérielle. Grâce à leurs prérogatives constitutionnelles et l´emploi intelligent de leurs navires, ils ont définitivement conquis le cœur de la population brésilienne et le respect des instances politiques. […] ses navires sont présents sur presque tous les affluents des bassins nationaux, permettant la réalisation de plusieurs accords de coopération, facteurs d’espoir pour beaucoup de Brésiliens. », tribune du CF Gustavo Cypriano, stagiaire à l’école de guerre, IRIS, juin 2014.

[8] PROSUB : Programa de Desenvolvimento de Submarinos.

[9] PROSUPER : Programa de Desenvolvimento de Navios de Superfície.

[10] PRONAPA :

[11] MANSUP :

[12] Honneur – Loyauté – Initiative – Coopération – Esprit de sacrifice – Zèle – Courage – Ordre – Fidélité – Feu sacré – Ténacité – Décision – Abnégation – Esprit militaire – Discipline – Patriotisme

[13] Au Nord du Brésil, au niveau de la Guyane. Frontière à comparer par exemple aux 450 km de frontière terrestre avec l’Allemagne.

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