Arnaud Peyronnet
Membre associé FMES de l’Observatoire stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient (OS2MO)
Résumé
La guerre en Ukraine a de nouveau mis en exergue les ambitions géopolitiques russes sur le monde russophone et slave ainsi que la volonté russe de créer un continuum eurasiatique, avec Moscou comme centre. Cette ambition est alimentée par le retour d’un discours anti-occidental très agressif visant rallier à sa cause tant sa population que les pays émergents, mais aussi la Chine. Le concept de « The Rest versus the West » devient un nouveau paradigme dans les relations internationales afin de dresser un front commun contre une prétendue hégémonie occidentale sur le monde.
Cette nouvelle logique de blocs ressuscite la doctrine géopolitique de Mackinder qui opposait déjà, il y a plus d’un siècle, le heartland eurasiatique aux puissances maritimes anglosaxonnes de l’île mondiale. En écho à cette même théorie, les puissances anglosaxonnes font leur grand retour géopolitique sur le continent avec une présence et un soutien militaire accru aux pays d’Europe orientale, en premier lieu l’Ukraine. Le centre de gravité militaire de l’Europe se déplace ainsi à l’Est, la Pologne et l’Ukraine représentant désormais les lignes de front de l’Occident face aux velléités russes. Ce retour de la géopolitique mackinderienne en Europe risque, à défaut du développement d’une doctrine alternative européenne, de marginaliser davantage les pays situés à l’ouest de l’Europe dans la défense de leur continent.
L’eurasiannisme et le panslavisme comme nouvelles expressions des ambitions russes
L’invasion de l’Ukraine par les forces russes en février 2022 a fait éclater au grand jour les aspirations géopolitiques du Kremlin, poussées par des idéologues voulant faire revivre la Novorossiya[1]. Ces idéologues, à l’instar d’Alexandre Douguine, appelaient déjà dans les années 1990 à la reconquête de la Crimée par la Russie. Plus récemment, ils furent les auteurs du concept de Russky Mir ou de Monde russe, mélange de nostalgie impérialiste et d’identité orthodoxe qui légitime la reconquête par Moscou de l’ensemble des territoires auparavant sous domination russe. Douguine, en 1997, dans son ouvrage Les Fondations de la Géopolitique, voyait ainsi la Russie comme une civilisation à part entière, avec une destinée géopolitique unique au cœur d’un Empire eurasiatique s’étendant des côtes de l’Atlantique à celles du Pacifique[2]. Cette conception d’un heartland russo-chinois identifie la Russie comme l’adversaire naturel des puissances maritimes représentées par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Cette vision prône également la réunification des peuples slaves et eurasiatiques sous une seule et même bannière, celle de la culture russe, et avec un seul centre situé à Moscou. Dans le cadre de cette promotion d’une union eurasiatique, les nouvelles routes de la Soie chinoises sont vues comme un moyen d’accélérer cette intégration continentale. Le soutien des courants radicaux russes à la politique nationaliste turque faisant aussi la promotion de l’eurasianisme participe de cette même logique, la Russie devant finalement fédérer ces projets autour du sien, en cercles concentriques.
Le Président russe a officiellement validé cette vision du monde le 5 septembre 2022 quand il a approuvé une nouvelle doctrine de politique étrangère fondée sur ce concept de Monde russe, la Russie se devant de « protéger, sauvegarder et faire progresser les traditions et idéaux du monde russe »[3] et « la Fédération de Russie devant apporter son soutien à ses compatriotes résidant à l’étranger pour la reconnaissance de leurs droits, leur assurer la protection de leurs intérêts et pour la préservation de leur identité culturelle russe »[4]. Selon cette nouvelle doctrine, qui doit permettre selon Moscou de créer un monde multipolaire sur la scène internationale[5], la Russie se doit d’accroître sa coopération avec les pays slaves, la Chine et l’Inde, et doit renforcer ses liens avec le Moyen-Orient, l’Amérique latine et l’Afrique. Cette perception géopolitique voit donc l’existence d’un monde russe unique là où vivent des communautés slaves, encore plus si celles-ci sont de langue russe. Les pays à la périphérie de la Russie mais où vivent d’importantes communautés russophones (Ukraine, Moldavie, Géorgie, pays baltes, Asie centrale…) semblent ainsi particulièrement visés par cette doctrine géopolitique.
Cette vision se mélange enfin avec la perception, plus classique à Moscou, d’une Russie comme citadelle assiégée par l’Occident. Le discours russe sur une Ukraine vue comme un régime soi-disant nazi, valet de l’Occident et outil d’expansion de l’OTAN, permet d’illustrer cette perception et de « justifier » la guerre menée par le Kremlin. A l’occasion de la signature du rattachement à la Russie des oblasts ukrainiens de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia le 30 septembre 2022, le Président russe s’en est pris verbalement à l’Occident, accusé « d’hégémonisme, d’hypocrisie et de néo-colonialisme »[6]. La veille, il avait déclaré que les conflits en ex-URSS étaient le résultat de « l’effondrement de l’Union soviétique » et qu’un « ordre mondial plus juste » allait se former pour mettre fin à « l’hégémonie unipolaire » actuelle[7].
Cette vision géopolitique radicale de la Russie et sa théorie assumée d’un affrontement historique des blocs vont conduire Moscou à une guerre d’attrition de longue durée en Ukraine. La mobilisation partielle de réservistes en Russie, décidée par Poutine le 21 septembre dernier pour poursuivre ce conflit, en est d’ailleurs une nouvelle illustration.
« The Rest versus the West » comme nouveau paradigme anti-occidental
Dans son combat contre l’Occident, Moscou voit la Chine, puissance devenue quasi-mondiale et à même de concurrencer les Etats-Unis, comme un allié naturel pour son projet eurasiatique. Cette tendance s’est accrue à partir de 2014, suite à l’invasion de l’Ukraine, avant de devenir décisive depuis février 2022.
Quelques semaines avant de déclencher les hostilités en Ukraine, les présidents russe et chinois s’étaient rencontrés et avaient mis en avant un partenariat sans limites. Les deux pays condamnent également sans cesse l’hégémonie américaine dans leurs zones respectives d’influence. Pékin accuse ainsi les Etats-Unis de favoriser les violences en Ukraine par le soutien militaire et matériel porté à Kiev ainsi que par sa « volonté d’écraser la Russie par le conflit et les sanctions économiques »[8]. Moscou, de son côté, a vivement condamné Washington dans l’épisode de tensions sino-taïwanaise de début août, après la visite de Nancy Pelosi à Taipei. Au plan économique, et pour compenser les sanctions occidentales, la Russie s’est résolument tournée vers la Chine pour exporter, même à moindre coût, ses matières premières, notamment son gaz et son pétrole[9]. A l’inverse, les produits chinois font leur irruption massive en Russie, notamment les véhicules, pour remplacer les équipements occidentaux, et la monnaie chinoise pourrait à terme devenir la devise de référence pour les réserves financières russes[10]. Le 15 septembre 2022, en amont du sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS)[11] en Ouzbékistan, le président chinois a déclaré être disposé à travailler avec la Russie « pour assumer sa responsabilité de grande puissance »[12], rappelant de nouveau sa cohésion avec Moscou face à l’Europe et aux Etats-Unis. Le président russe s’est lui félicité du « rôle croissant des nouveaux centres de pouvoir » qui faisaient contrepoids à l’ordre occidental[13].
Outre la Chine, Moscou compte sur l’anti-occidentalisme latent de nombreux pays pour appuyer ses revendications et son discours belliciste. Pour de nombreuses régions du monde, Vladimir Poutine n’est pas un paria et la guerre qu’il livre en Ukraine reste un problème européen qui ne concerne pas le reste du monde[14]. La Russie a en effet développé ces dernières années son influence en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique Latine afin d’y saper l’influence occidentale et y construire des partenariats pouvant l’aider sur la scène internationale. Cette stratégie, efficace en ce qui concerne l’Afrique, s’est vue également lors des votes des instances onusiennes sur la guerre en Ukraine. Il a été ainsi symptomatique de voir que nombre de pays, représentant dans l’ensemble plus de la moitié de la population mondiale, se sont abstenus ou ont voté contre les résolutions de condamnation de la Russie. Ces pays sont en effet de plus en plus allergiques aux critiques occidentales quant à leur gestion des droits de l’Homme ou de leur système politique. Cette rébellion anti-occidentale sous-jacente a été théorisée par la Russie dans son concept de The Rest versus the West qui vise à créer un vaste bloc autour de l’axe russo-chinois afin de mettre à mal le monde unipolaire voulu par les Etats-Unis. A titre d’exemple, l’Inde s’est abstenue trois fois à l’ONU et a refusé de sanctionner Moscou. New Delhi reste en effet un client important de Moscou, notamment pour ses approvisionnements en matériels militaires. La tradition de non-alignement de l’Inde ainsi que son scepticisme vis-à-vis des Etats-Unis est également un facteur explicatif[15]. Surtout, la Russie reste pour l’instant un contrepoids important à la menace chinoise, ce qui impose, pour New Dehli, de ménager le Kremlin.
La Ligue Arabe n’a pas non plus condamné l’invasion russe tandis que les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, l’Egypte et Israël n’ont pas imposé de sanctions à Moscou. Si la position d’Israël est particulière[16], les Etats du Moyen-Orient restent, depuis la période des printemps arabes, très critiques des Etats-Unis qui ne sont plus vus comme un partenaire de confiance. La décision de l’OPEP+[17] du 5 octobre 2022 de réduire de 2 millions de barils par jour la production de pétrole a d’ailleurs été interprétée par Washington comme un alignement de cette organisation sur les positions russes[18].
La plupart des pays africains, y compris l’Afrique du Sud, se sont abstenus lors des votes onusiens ou ont refusé de sanctionner Moscou. Pour ces Etats, la Russie, comme héritière de l’URSS, garde une certaine aura liée à son aide lors des luttes anticoloniales des années 1960-1970[19]. Le sentiment anti-occidental voire anti-colonial y reste très présent, la Russie bénéficiant de sympathies certaines, appuyées par des campagnes de propagande anti-occidentale efficaces sur tout le continent. En Amérique Latine, Cuba, le Venezuela, le Nicaragua ont soutenu Moscou. Le Brésil s’est déclaré « impartial », son président s’estimant même solidaire de Moscou. L’anti-américanisme traditionnel de cette région explique cette attitude pro-russe. L’Argentine et le Mexique ont en outre souligné que les sanctions à l’égard de la Russie ne faisaient qu’aggraver une situation économique déjà difficile. L’utilisation systématique des sanctions économiques par les Etats-Unis et l’Europe, de façon unilatérale et hors du cadre des Nations unies, est de plus en plus contestée par les pays émergents qui dénoncent l’absence d’efficacité, de légitimité voire de légalité de celles-ci. Cette politique de sanctions nourrit ainsi le rejet croissant de l’Occident par les pays du Sud[20].
Ce concept de The Rest versus the West est profondément disruptif. Le reste du monde représente en effet plus de la moitié de la population mondiale et l’essentiel des pays les moins développés. Si la guerre en Ukraine ne les concerne pas, elle a de graves conséquences sur le prix des matières premières, du pétrole et des céréales, provoquant des situations de crise économique et financière dans de nombreux pays. Ce conflit et le positionnement occidental actuel cristallise donc les tensions des pays du Sud vis-à-vis de l’Occident. Une nouvelle lutte des classes entre pays émerge, nourrie par le narratif russe, opposant l’Occident riche au reste du monde, pauvre. Cette fracture pourrait subsister bien au-delà de la crise ukrainienne et créer un nouveau paradigme dans les relations internationales, y compris dans d’autres champs (financier, écologique, commerciaux, maritimes, institutionnels).
Toutefois, l’axe russo-chinois présente de grands risques tant pour Moscou, de plus en plus affaibli économiquement et militairement, que pour la pérennité de la sympathie des pays du Sud vis-à-vis de la Russie.
La Chine, si elle n’a pas condamné l’invasion russe de l’Ukraine n’a pas non plus soutenu massivement la Russie, notamment en refusant de lui livrer des armes comme le lui demandait Moscou[21]. Pékin ne veut pas en effet se laisser entraîner dans un conflit ouvert avec l’Occident qui pourrait compromettre son développement économique et son accès au statut de superpuissance égale aux Etats-Unis. Cette situation va à terme déséquilibrer cette relation, notamment au plan économique, pour donner un net avantage à Pékin. Pragmatique, la Chine avance ses positions en Asie Centrale, au Moyen-Orient et en Afrique et pourrait tirer profit de l’affaiblissement russe suite au conflit ukrainien pour remplacer Moscou, y compris dans son « étranger proche »[22]. Ainsi, le rêve eurasiatique de la Russie, avec pour centre Moscou, risque fort de se transformer en une autre réalité eurasiatique ayant pour pôle central Pékin, la Russie devenant finalement le vassal d’une Chine devenue première puissance mondiale. La vassalisation de la Russie par Pékin pourrait également remettre en question le rapprochement des pays du Sud vis-à-vis de Moscou et donc finalement le concept russe de « The Rest versus the West ». L’influence chinoise, parfois qualifiée de néocoloniale, est en effet déjà critiquée en Afrique, sans compter l’Inde qui pourrait rapidement s’aligner sur le camp occidental si la puissance chinoise phagocytait finalement la Russie. De fait, si la Russie a besoin du soutien chinois pour illustrer la création d’un bloc anti-occidental puissant, la Chine ne recherche probablement à Moscou qu’un allié affaibli et docile pour son futur combat planétaire avec les Etats-Unis. Le résultat final de cette lutte d’influence pour la direction du bloc anti-occidental se jouera en Iran et en Asie Centrale où la Chine a l’avantage. Elle joue en effet un rôle économique prédominant et l’influence de la Russie est en diminution, comme en témoigne d’ailleurs l’inaction russe lors des combats entre Arménie et Azerbaïdjan (septembre 2022) et des récentes tensions entre le Kirghizistan et le Tadjikistan.
Prédominance anglosaxonne et déplacement du centre de gravité militaire de l’Europe vers l’Est
La guerre en Ukraine a vu le retour de l’OTAN et des puissances anglosaxonnes dans la défense du continent européen, montrant que les règles qui prévalaient dans la 2ème moitié du 20ème siècle restaient finalement toujours d’actualité. Ces puissances anglo-saxonnes voient les perspectives d’une alliance russo-chinoise sur l’Eurasie comme une menace suffisamment grave pour devoir agir de façon massive sur le continent, à l’instar de leur doctrine géopolitique traditionnelle[23].
Les Etats-Unis ont ainsi considérablement accru leur présence militaire sur le continent alors que l’on pensait leur pivot vers l’Indopacifique inéluctable et son corollaire, le renforcement d’une défense européenne autonome automatique. Les Etats-Unis augmentent au contraire le nombre de leurs forces dans l’Est du continent tandis que l’OTAN, loin d’être en mort cérébrale, est redevenue la clé de voûte de la défense de l’Europe, s’élargissant même à la Suède et à la Finlande, pourtant traditionnellement neutres. Lors du sommet de l’Alliance atlantique à Madrid le 29 juin 2022, le président Joe Biden a ainsi annoncé le renforcement de la présence militaire américaine en Europe, les Etats-Unis ayant déjà déployé 20 000 hommes supplémentaires sur le continent depuis le début du conflit en Ukraine, portant leurs effectifs en Europe à plus de 100 000 hommes. Concrètement, deux destroyers supplémentaires de la marine américaine seront basés à Rota, en Espagne, tandis que des moyens aériens (chasseurs de type F-35) et de défense aérienne plus conséquents devraient rallier le Royaume-Uni ainsi que l’Italie et l’Allemagne. Une brigade de l’armée de terre américaine (5 000 hommes) sera en outre basée en Roumanie. La Pologne constituera le nouveau centre de gravité des forces américaines en Europe avec l’établissement du quartier-général permanent du 5ème Corps d’armée américain, qui aura la responsabilité du commandement de l’ensemble des forces terrestres américaines sur le continent. Les Etats-Unis déploient déjà dans ce cadre près de 5 000 hommes en Pologne ainsi que deux batteries de défense aérienne Patriot PAC-3 et six F-22[24]. Un site anti-missile de type AEGIS est en outre en construction à Redzikowo. De fait, et comme l’a d’ailleurs indiqué le président Biden, si la Russie voulait une « finlandisation[25] de l’Europe », elle obtient au contraire une « otanisation de l’Europe »[26].
Le Royaume-Uni est également présent en Pologne avec le déploiement d’un escadron de chars Challenger 2 auprès d’une division mécanisée polonaise. En juin 2022, l’armée britannique avait déjà déployé une trentaine de chars en Estonie où le Royaume-Uni tient le rôle de nation cadre du bataillon multinational mis en place dans le cadre des mesures de réassurance de l’OTAN[27].
La centralité des Etats-Unis et du Royaume-Uni dans leur soutien matériel aux forces ukrainiennes est aujourd’hui assumée. Elle correspond à leur désir géopolitique traditionnel de mettre la Russie en échec stratégique sur le long terme[28]. Selon le Kiel Institute for the World Economy, les Etats-Unis sont de loin les premiers donateurs d’aide militaire avec près de 25 milliards d’euros déjà dépensés. Viennent ensuite le Royaume-Uni (4 milliards d’aide militaire), puis la Pologne (1,8 milliards), l’Allemagne (1,2 milliards) et le Canada (0,93 milliard)[29].
Outre le renforcement des moyens américains et de l’OTAN sur le flanc Est de l’Europe, cette crise voit également le renforcement militaire conséquent de la Pologne et de l’Allemagne. Ce renforcement va placer ces deux pays en position de force pour la défense du continent, dans un sens très probablement atlantiste, ce qui risque à terme de marginaliser les positions plus équilibrées d’autres pays de l’UE, dont la France.
Pour le chancelier allemand Olaf Scholz, « en tant que nation la plus peuplée, dotée de la plus grande puissance économique et située au centre du continent, notre armée doit devenir le pilier de la défense conventionnelle en Europe, la force armée la mieux équipée d’Europe »[30]. Cette prise de position est un tournant majeur dans la géopolitique allemande de ces 70 dernières années, l’invasion russe de l’Ukraine ayant par ailleurs entraîné en Allemagne la création d’un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour mettre à niveau l’équipement des forces armées.
De son côté, la Pologne se réarme massivement. Le gouvernement polonais prévoit de plus que doubler ses dépenses militaires pour 2023 (les faisant passer à environ 29 milliards d’euros)[31], une option du parti au pouvoir étant de passer le budget de la défense à 5% du PIB à terme[32]. Varsovie a déjà commandé 96 hélicoptères d’attaque AH-64E Apache Guardian, 366 chars de combat Abrams, 180 chars K-2PL Black Panther sud-coréens (avec une option pour 400 supplémentaires). Son artillerie va en outre être significativement renforcée avec 600 obusiers K-9 Thunder et AHS Krab ainsi que la commande de 500 systèmes d’artillerie M142 HIMARS[33]. Si ces commandes viennent en partie compenser les matériels fournis par la Pologne à l’Ukraine (chars T-72 notamment), ces programmes d’équipements massifs vont transformer l’armée de terre polonaise et en faire la mieux équipée d’Europe dans les prochaines années. Cette nouvelle position va mécaniquement renforcer le poids relatif de son pays dans les décisions à prendre pour la défense du continent. La modernisation de l’armée de l’air polonaise s’accélère également avec la commande de 32 chasseurs furtifs F-35 et de 48 chasseurs légers sud-coréens F/A-50 Golden Eagle. L’achat ultérieur de chasseurs F-35 complémentaires ou de F-15EX n’est pas exclu[34]. En outre, Varsovie a fait savoir qu’elle avait l’intention de se procurer 6 batteries de défense aérienne Patriot PAC-3 supplémentaires en plus des deux déjà commandées en 2018.
Ces programmes d’armement massifs, qui profitent essentiellement aux industries de défense extra-européennes, vont renforcer la position et l’influence de la Pologne et de l’Allemagne dans la défense du continent, tout en contribuant à leur alignement encore plus fort avec les positions anglosaxonnes.
* * *
La logique des blocs conjugué au jusqu’au boutisme russe, au retour des puissances anglosaxonnes dans la défense du continent européen et au déplacement du centre de gravité militaire de celui-ci vers l’Est constituent une rupture géopolitique majeure. Dans ce contexte, et même si la guerre en Ukraine a contribué à un réflexe d’unité et de cohérence au sein de l’UE, le risque de mise à l’écart de celle-ci dans la défense du continent est réel. Le centre de gravité stratégique du continent s’est déplacé à l’Est, sur un axe Kiev-Varsovie-Berlin qui devient, notamment grâce au soutien américain et britannique, le cœur du réarmement européen. En outre, le contexte de guerre d’attrition pérenne à l’Est a revigoré l’Alliance atlantique qui s’élargira à la Suède et à la Finlande, dès que la Turquie aura ratifié leur adhésion, « atlantisant » un peu plus la défense du continent. Enfin, le conflit ukrainien, via la marginalisation de l’Europe et l’affaiblissement croissant de la Russie risque de ne faire apparaître à terme qu’une seule logique d’opposition mondiale, celle entre les Etats-Unis et la Chine qui pourraient profiter stratégiquement de ce conflit pour consolider leurs positions (les Etats-Unis au détriment de l’Europe, la Chine au détriment de la Russie).
Sans développement d’une vision géopolitique propre qui s’écarterait de la logique mackinderienne actuelle, les Etats européens n’auront pas d’autre choix que de s’aligner sur les stratégies anglosaxonnes, ce qui affaiblira une Europe déjà amoindrie par la crise énergétique et l’empêchera in fine de se doter de capacités de souveraineté accrues.
Le développement d’une vision stratégique européenne spécifique, différente de la logique d’affrontement des blocs, semble ainsi la condition première à son autonomie véritable et à l’existence d’une Europe-continent. Si un premier pas dans ce sens a été fait lors du 1er sommet de la Communauté Politique Européenne à Prague le 6 octobre 2022 afin de « bâtir une stratégie commune » et de maintenir la « solidarité européenne »[35], la place stratégique de l’Europe dans ce nouvel affrontement de blocs reste encore pleinement à définir.
Le retour de la logique des blocs comme défi à la souveraineté européenne
[1] Concept de Nouvelle Russie qui était apparu au 18ème siècle et qui désignait les terres, notamment l’Ukraine, que l’Empire russe avait pris à l’Empire ottoman.
[2] Washington Post, 12/08/2022.
[3] Reuters, 05/09/2022.
[4] Ibid. Les régions sécessionnistes géorgiennes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, ainsi que les républiques séparatistes autoproclamées de Louhansk et Donetsk dans l’est de l’Ukraine sont expressément citées.
[5] La Russie marquant en effet son opposition au monde unipolaire et hégémonique actuel de l’Occident en général et des Etats-Unis en particulier.
[6] Le Figaro, 30/09/2022.
[7] Le Figaro, 29/09/2022.
[8] Washington Post, 12/08/2022.
[9] Notamment au travers de l’accord sur le gazoduc Power of Siberia.
[10] A l’été 2021, les réserves de la banque centrale russe étaient essentiellement portées par l’euro (32%) devant l’or (22%) puis le dollar (16%) et le yuan (13%) pour un ensemble estimé à 600 milliards de dollars dont 140 milliards en or. Areion24news, David Teurtrie, Les grands dossiers de Diplomatie n°67, avril-mai 2022. Les réserves d’or représentent désormais, en sus des revenus pétroliers, une part considérable des actifs russes, en attendant le Yuan.
[11] Créée en 2001, elle regroupe la Russie, la Chine, les 4 ex-républiques soviétiques d’Asie Centrale, l’Inde, le Pakistan et depuis 2021 l’Iran. Cette organisation alternative est un des instruments de l’axe sino-russe et vise, pour les pays participants, à se démarquer de l’Occident. La Biélorussie ainsi que plusieurs pays du Moyen-Orient (Arabie Saoudite voire Qatar) pourraient à terme rejoindre cette organisation.
[12] Deutsche Welle, 16/09/2022.
[13] Le Figaro, 29/09/2022.
[14] Le ministre des affaires étrangères indien a en effet déclaré que « l’Europe doit cesser de penser que les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde ». Denis Bauchard, revue Espoir, 22/09/2022.
[15] “The West vs. the Rest, Welcome to the 21st-century Cold War”, Foreign Policy, 02/05/2022.
[16] L’Etat hébreu a besoin de la Russie pour sécuriser ses frontières Nord et garder une liberté d’action militaire en Syrie.
[17] Organisation des pays exportateurs de pétrole composée de 13 membres, menés par l’Arabie saoudite, et de dix autres partenaires conduits par la Russie.
[18] La Tribune, 05/10/2022.
[19] “The West vs. the Rest”, op. cit.
[20] Denis Bauchard, revue Espoir, 22/09/2022.
[21] RTBF, 15/09/2022.
[22] Notion apparue à la chute de l’URSS pour désigner dans un seul concept tous les pays de l’ancienne Union soviétique.
[23] Celle de Mackinder qui divisait le monde en un heartland eurasiatique opposé aux puissances maritimes.
[24] Opex360, 28/07/2022, 10/03/2022.
[25] Position de neutralité qui a été historiquement celle de la Finlande.
[26] Le Monde, 29/06/2022.
[27] Opex360, 08/07/2022.
[28] Les anglosaxons ainsi que le Pologne estiment que l’Ukraine doit disposer des moyens militaires nécessaires pour obtenir une victoire militaire contre la Russie. Dans cette perception, les Ukrainiens seraient en 1ère ligne du combat des démocraties libérales contre l’autocratie expansionniste russe. Cette perception est par ailleurs conforme à la théorie des affrontements de blocs décrits par Mac Kinder et une constante de la géopolitique anglosaxonne (l’alliance germano-russe étant la crainte principale des anglosaxons dans la 1ère moitié du 20ème siècle).
[29] Le Monde, 24/08/2022.
[30] Le Figaro, 16/09/2022.
[31] Opex360, 09/09/2022.
[32] Opex360, 31/08/2022.
[33] Opex360, 09/09/2022.
[34] Opex360, 26/07/2022.
[35] France 24, 06/10/2022.