Le partenariat stratégique entre l’Inde et Israël au XXIème siècle

Emilien POUCHIN, ancien assistant de recherche au sein de la FMES

L’Inde, pays promoteur du mouvement des non-alignés et ardent défenseur de l’anticolonialisme, a manifesté sa solidarité pour la cause palestinienne lors des premières décennies du conflit israélo-palestinien. Les événements du 7 octobre 2023 ont toutefois mis en exergue une proximité avec Israël. La relation indo-israélienne, dont le fil rouge est le développement du partenariat de défense, leur
est en réalité mutuellement bénéfique. D’un côté, Israël a réussi à détourner l’Inde de la cause palestinienne et à en faire son premier acheteur d’armes ; de l’autre, l’Inde a besoin de l’expertise sécuritaire israélienne et de sa BITD de haute technologie pour maintenir l’équilibre contre le Pakistan et mener à bien sa politique de multi-alignement. Depuis une décennie, l’amitié unissant Benyamin Netanyahu et Narendra Modi et la proximité idéologique existant entre le Likoud et le BJP facilitent ce rapprochement.

Au lendemain des attaques du 7 octobre 2023, l’étude des tendances sur X a révélé qu’une grande quantité des tweets accompagnés des mentions #IsraelUnderAttack ou #IstandWithIsrael, provenaient d’Inde. Les internautes indiens ont également relayé de nombreuses vidéos diffusant de
fausses informations anti-palestiniennes (1). Ces derniers se sont largement pris d’empathie pour Israël, notamment à la suite des prises de position de leur premier ministre. Narendra Modi a en effet affirmé sans ambiguïtés son soutien à Israël, tandis que son parti, le BJP (Bharatiya Janata Party – Parti indien du peuple) établissait un lien entre les attentats perpétrés par le Hamas et celui de Bombay en
2008, organisé par le groupe terroriste pakistanais Lashkar-e-Toiba.
Quelques mois plus tard, le premier ministre organisait, conjointement avec le gouvernement de Benyamin Netanyahu, de vastes campagnes de recrutements de travailleurs indiens prêts à s’expatrier en Israël. Le but de ces campagnes était de combler le déficit de main d’œuvre dans les domaines du bâtiment, de la santé et de l’agriculture, dû à l’annulation des permis de travail des quelques 160.000 travailleurs palestiniens qui traversaient jusqu’alors quotidiennement la frontière (2).
Cet article explique comment l’Inde, initialement proche des États arabes et sympathisante de la cause palestinienne, a pu réorienter sa politique étrangère afin de favoriser ses relations avec Israël.

L’Inde : un pays propalestinien attiré par l’offre sécuritaire israélienne

A neuf mois d’intervalle, la décolonisation des territoires sous tutelle britannique aura engendré la création de deux nouveaux États : l’Inde, le 15 août 1947, et Israël, le 14 mai 1948. Dès son indépendance, l’Inde s’est opposée à la partition de la Palestine et à la création de l’État israélien. Cette prise de position a été motivée par des facteurs d’ordre politique (la volonté de Gandhi de promouvoir une unité nationale hindou-musulmane), géopolitique (la proximité avec l’URSS et le développement du commerce d’hydrocarbures avec les États arabes), idéologique (la défense de l’anti-impérialisme et de l’anticolonialisme par chef de gouvernement Jawaharal Nehru) et électoraliste (l’acquisition du soutien électoral de la communauté musulmane pour le parti du Congrès national indien – INC) (3). De ce fait, si l’Inde a reconnu l’État hébreux en 1950, les relations diplomatiques officielles n’ont été établies qu’en 1992.

Durant les premières décennies du conflit israélo-palestinien, New Delhi a systématiquement pris le parti des États arabes et a soutenu la création de l’OLP en 1964. Malgré cela, Israël a apporté un soutien militaire à l’Inde lors du conflit l’opposant à la Chine en 1962, puis au Pakistan en 1965 et en 1971. Cette assistance s’explique à la fois par inimitié contre le Pakistan, considéré comme ennemi de la cause sioniste, ainsi que par volonté d’éloigner l’Inde de la cause palestinienne. Les années 1960 marquent ainsi le début d’une coopération dans les secteurs de la défense et du renseignement qui, bien qu’elle demeurera sous les radars durant des décennies, est le socle des relations indo-israéliennes.
Les années 1990 ont été l’occasion d’un bouleversement stratégique pour l’Inde. La chute de l’URSS (le principal fournisseur d’armes du pays), l’insurrection du Cachemire (1990-1996), l’essor au Proche-Orient de l’Islam comme élément mobilisateur en remplacement de l’idéologie marxitste-nationaliste, la croissance du terrorisme islamiste et l’escalade des tensions avec le Pakistan poussent
New Delhi à se trouver de nouveaux alliés. Israël apparaît alors comme un partenaire séduisant, car il est susceptible de fournir des armements de haute technologie, du renseignement et des expertises en matière de contre-terrorisme, de contre-insurrection et de protection des frontières.
L’établissement de relations officielles avec Israël en 1992 est une étape symbolique de ce nouveau partenariat, qui sera voué à se renforcer à mesure que la menace terroriste s’intensifiera. Ainsi, dès 1999, Israël renouvelle son soutien militaire à son partenaire indien lors de la crise de Kargil et, au lendemain des attentats du 11 septembre, les deux pays créent un groupe de travail commun pour la sécurité aérienne, la protection des frontières, la lutte contre le financement du terrorisme et la cyberguerre (4).

En 1996, le BJP, parti de l’actuel premier ministre Modi, arrive pour la première fois en tête à la chambre basse et constitue un gouvernement. Ce parti a toujours été un ardent défenseur de la coopération avec Israël et ses dirigeants se sont montrés admiratifs de la politique israélienne de sécurité nationale. Ainsi, les visites de l’État hébreux par les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères indiens en 2000 figurent parmi les actes marquants du premier ministre Atal Bihari
Vajpayee sur la scène internationale. Trois ans plus tard, Ariel Sharon effectuera la première visite officielle d’un chef de gouvernement israélien en Inde, qui sera l’occasion d’officialiser le rapprochement en matières de lutte anti-terroriste et de reconnaître l’importance que joue Israël auprès de l’Inde sur les enjeux de défense et de sécurité nationale.
Par le développement de la coopération sécuritaire, Tel Aviv a réussi à atténuer le soutien indien à la cause palestinienne et à faire de l’Inde son premier acheteur d’armes. Cette dernière y trouve son compte car l’État hébreux est moins regardant que les autres partenaires occidentaux sur les questions de corruption et sur la manière dont ses armements seront employés. Ce commerce des armes est
donc à la fois profitable à l’Inde, car il permet de rechercher la supériorité quantitative et technologique sur le Pakistan, et à Israël, dont la BITD de haute technologie a besoin d’exportations pour financer ses programmes de R&D très onéreux. Depuis 2022 et la guerre en Ukraine, l’Inde cherche par ailleurs à réduire ses achats d’armements russes, dont la disponibilité est moindre et les
performances parfois décevantes.

Le développement du partenariat stratégique indo-israélien

En politique étrangère, la doctrine du non-alignement a été abandonnée par le BJP car elle est considérée comme étant une stratégie du faible. Il s’agit en outre d’une manière de marquer sa distance avec l’héritage politique de Nehru. La diplomatie indienne du XXIème siècle repose au contraire sur le multi-alignement ; une position largement défendue et théorisée par l’actuel ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar. Considérée comme mieux adaptée à un monde multipolaire, cette politique correspond davantage à un État actif sur la scène internationale, cherchant à profiter des forces et des faiblesses des différents acteurs afin de les pousser à son avantage (5). L’Inde essaye ainsi d’entretenir de bonnes relations bilatérales avec un maximum d’acteurs, sans pour autant se préoccuper de l’animosité qui pourraient en opposer certain. Par exemple, depuis la chute de l’URSS, New Delhi s’est largement tournée vers l’Occident tout en maintenant des liens forts avec la Russie. Une autre illustration de ce multi-alignement pourrait être les relations tissées avec l’Iran, acteur majeur dans la stratégie anti-pakistanaise, en parallèle de celles avec Israël. Pourtant, New
Delhi essaye de se tenir à distance du conflit opposant ses deux partenaires.
Au cours des dernières années, l’Inde a largement accru ses dépenses militaires. Elle s’est positionnée au premier rang des pays importateurs d’armes entre 2018 et 2022 et au quatrième rang concernant le budget de défense sur l’année 2023-2024 (6). La stratégie de multi-alignement est particulièrement visible dans ce secteur puisqu’entre 2019 et 2023, les principales importations d’armes provenaient de Russie (45%), de France (29%), des États-Unis (11%) et d’Israël (8%). A contrario, son rival pakistanais est dépendant à près de 80 % des importations chinoises (7). Si Israël n’occupe que la quatrième place, il n’en demeure pas moins que l’Inde est le principal débouché international de sa BITD et que la coopération recouvre de nombreux domaines (8) :

  • Spatial : les deux pays collaborent sur des programmes satellitaires, comme en atteste le satellite de reconnaissance indien RISAT-2 ; l’Inde procède au lancement de satellites israéliens, en échange de renseignements et d’images.
  • Aérien : les sociétés israéliennes ELBIT et IAI (Israël Aerospace Industries) fournissent à l’Inde des pièces pour le maintien en condition opérationnelle des flottes d’avions de combat MiG(27 et MiG-29 et d’hélicoptères Mi-8 ; production en joint-venture des munitions rôdeuses Skystriker et des drones Hermès-900 ; achat de systèmes antiaériens Spyder, de 3 avions AEW&C Phalcon EL/W-2090 (9), de drones MALE Héron et Hermès-450.
  • Naval : achat des missiles surface-air Barak-I et production en joint-venture (par l’entreprise KRAS(10)) de la nouvelle génération Barak-8 ; Israël aurait des facilités navales en Inde.
  • Terrestre : création de l’entreprise PLR Systems en Inde, afin de produire des armes à feu israéliennes (fusils d’assaut Tavor et X95, fusils de précision Galil et pistolet-mitrailleur Uzi) et des missiles anti-chars Spike.
  • Transferts de technologies : de nombreux programmes d’armements indiens intègrent des technologies de systèmes d’armes israéliens. Par exemple, l’avion multirôles LCA Tejas est inspiré du Lavi, le char de combat Arjun du Merkava, le missile balistique Prithvi du Jericho-1. Israël contribue en cela à l’indigénisation progressive des systèmes d’armes de l’armée indienne ; un
    concept popularisé par Nardendra Modi sous l’expression « Atmanirbhar Bharat Abhiyan » (campagne pour une Inde autosuffisante) (11).
    Le Pakistan se montre inquiet du développement ce partenariat stratégique, notamment à la suite de l’acquisition des trois avions AEW&C Phalcon. Islamabad dénonce une coopération parrainée par les États-Unis à même de rompre l’équilibre des puissances en Asie du Sud et de déstabiliser la région.

Modi et Netayahu : une proximité idéologique favorisant une vision du monde commune

Le parti BJP a de longue date défendu l’alliance avec Israël et Narendra Modi, premier ministre depuis 2014, a accéléré le rapprochement entre les deux pays. Ceci a été favorisé par une vision du monde partagée par le Likoud et le BJP, mais également par la parenté intellectuelle, voire l’amitié unissant Modi à Netanyahu.
Le BJP est un parti nationaliste, conservateur et libéral, qui défend une idéologie proche de l’hindutva (12). Cette dernière est une doctrine politique reposant sur le nationalisme et le suprémacisme hindou, affirmant l’hindouisme comme socle de l’identité indienne. Elle tend à faire de l’Inde un pays de langue hindie, de religion hindoue et dont les minorités religieuses seraient considérées comme des citoyens de seconde zone. Les dirigeants du BJP s’approprient également la « théorie des deux nations » (13) développée par l’homme politique pakistanais Muhammad Ali Jinnah et désignent régulièrement la communauté musulmane comme une cinquième colonne manipulée par le Pakistan ou les islamistes (14). La politique menée par le parti au pouvoir alimente ainsi les conflits religieux et tend à faire du pays une « démocratie ethnique » (15).
En 2014, Nardendra Modi tempérait ce discours nationaliste au profit d’une campagne axée sur les enjeux économiques et de développement. Toutefois, les thématiques de sécurité et d’identité furent au cœur des campagnes législatives de 2019 et de 2024. Dès sa réélection en 2019, le premier ministre fera voter la suppression de l’autonomie du Cachemire et une loi de citoyenneté interdisant
l’obtention de la nationalité aux réfugiés musulmans. En 2024, Modi s’est maintenu au pouvoir mais avec une majorité très dégradée qui ne lui permettra pas de faire adopter sa promesse de réforme constitutionnelle visant à faire disparaître le sécularisme de la Constitution.

Les nationalistes hindous établissent une proximité idéologique et stratégique avec Israël et le peuple juif par le fait qu’ils se considèrent comme étant deux peuples élus et vivant au sein d’États soumis à une menace commune : l’Islam. C’est sur ce terreau idéologique que le premier ministre Modi entretient auprès de sa base électorale la nécessité de l’alliance indo-israélienne. De son côté, Netanyahu s’est également fait réélire grâce aux voix des franges nationalistes et ultra-orthodoxes de l’électorat israélien, notamment tenantes du « sionisme religieux ». Les défenseurs de cette vision estiment que « la terre d’Israël, la Cisjordanie, n’appartient qu’aux juifs » (16) .Les deux chefs d’État dirigent un pays à forte minorité musulmane et y opposent une identité majoritaire ; il est en cela aisé de comprendre que Netanyahu et Modi entretiennent une vision du monde similaire, à la fois par idéologie et pour des raisons électorales.

Le difficile positionnement de l’Inde sur le dossier palestinien

Fort de cette proximité, Narendra Modi s’affiche publiquement avec son homologue israélien lors de l’Assemblée générale de l’ONU de septembre 2014, puis lors de la COP21 de Paris en 2015. Le nouvel élan donné à cette relation bilatérale conduira l’Inde à s’abstenir à partir de 2015 lors de certains votes de résolutions de l’ONU concernant la Palestine, notamment en 2021 à propos d’un
vote demandant une enquête sur les bombardements israéliens à Gaza.
En 2017, le premier ministre indien effectue une visite d’État en Israël, dont le sujet central sera à nouveau la coopération sécuritaire. Cette visite est historique à double titre : non seulement il est le premier chef de gouvernement indien à se rendre en Israël, mais il repart sans avoir effectué d’étape en Palestine (il s’y rendra en 2018, sans aller en Israël). Il rompt ainsi une pratique diplomatique indienne informelle, établie par les visites ministérielles précédentes. Ce faisant, il montre que la politique étrangère indienne décloisonne les dossiers israélien et palestinien (17).
A la suite des attentats du 7 octobre 2023, Narendra Modi a rapidement adressé sur X ses pensées et ses prières aux victimes innocentes, avant d’exprimer son soutien à son homologue israélien. Puis, lorsque l’armée israélienne a fait part des problèmes de stocks auxquels elle était confrontée, ce fut au tour de l’Inde de fournir une assistance militaire à son allié (envoi de roquettes, d’explosifs, de
munitions d’artillerie, et même de drones MALE Hermes-900 produits en Inde par la joint-venture Elbit-Adani). Toutefois, si Modi est à titre personnel nettement pro-israélien, il est contraint de modérer ses discours pour des raisons de politique interne et internationale. Sur le plan interne, sa difficile réélection suite aux élections législatives de 2024 a modifié les rapports de forces partisans. Modi se doit d’être moins clivant sur ce sujet et est en train de revenir sur une ligne plus équilibrée et proche de celle du BJP du début des années 2000.
Sur le plan international, l’Inde, grâce à son appartenance au groupe des BRICS et à sa défense du mouvement des non-alignés pendant la Guerre froide, se veut être le porte-voix des pays du Sud. Or, ceux-ci ont largement exprimé leur solidarité à la Palestine contre un État israélien affilié à l’Occident ; l’initiative sud-africaine de dépôt de plainte pour génocide contre Israël auprès de la Cour internationale de Justice a par ailleurs rencontré un écho non négligeable en Inde. Afin de ne pas
paraître en rupture avec les pays qu’elle entend représenter et contrer l’influence grandissante de l’Afrique du Sud auprès des pays en développement, New Delhi a rapidement équilibré sa position sur le conflit. Au-delà du conflit au Proche-Orient, la percée d’un nationalisme hindou combatif contre l’Islam peut entraver les discours d‘une Inde qui entend représenter et défendre les pays du « Sud global », pourtant en grande majorité concerné par le fait religieux islamique.
Depuis les attaques du Hamas, le ministre des Affaires étrangères Jaishankar a tempéré la prise de position pro-israélienne de son chef de gouvernement en rappelant à plusieurs reprises la position historiquement équilibrée de l’Inde sur le conflit et son soutien à une Palestine autonome, qu’elle ne confond pas avec le terrorisme. New Delhi défend historiquement en effet des positions anti-impériales et anticoloniales difficilement conciliables avec la politique israélienne en Palestine. Cela contraint parfois, au gré des événements et des rapports de force, les dirigeants indiens à rééquilibrer leurs positions. La participation indienne à l’UNRWA a ainsi été quadruplée en 2020 et Modi a renvoyé dos à dos Israël et le Hamas suite à l’escalade des tensions en mai 2021.

La stratégie de l’Inde au Moyen-Orient au-delà d’Israël

Narendra Modi s’est fait remarquer par une activité diplomatique accrue au Moyen-Orient depuis 2015. Le premier ministre revendique une initiative « Think West », afin d’équilibrer son « Act East Policy », qui conduisait à intensifier les efforts diplomatiques dans le golfe du Bengale et en Asie du Sud-Est (18). Depuis son accession au pouvoir, Modi a visité neuf pays du Moyen-Orient, soit davantage que ses quatre prédécesseurs réunis.
En premier lieu, et comme beaucoup de pays dans le monde, l’intérêt majeur de l’Inde pour le Moyen-Orient réside dans les ressources en hydrocarbures, dont l’abondance et la disponibilité est à même de satisfaire les besoins d’un pays très énergivore. L’Inde profite par ailleurs d’un contexte international qui lui est favorable pour pousser ses pions dans la péninsule arabique. En effet, ces
pays historiquement proches du Pakistan ont pris leurs distances depuis le milieu des années 2010, alors que ce dernier a refusé de participer à la coalition arabe contre le Yémen et n’a pas soutenu la répression contre Bahreïn en 2015. Modi essaye ainsi d’engager des discussions avec les pays du Golfe afin de favoriser la coopération dans la lutte contre le terrorisme, l’extradition de terroristes et ses sources de financement. Il instrumentalise notamment sa diaspora très nombreuse dans la péninsule comme outil de rapprochement et d’influence.

New Delhi approche la région du Moyen-Orient à travers deux cadres multilatéraux principaux, dans lesquels Israël joue un rôle de premier ordre, le I2U2 Group (India, Israel, United States, United Arab Emirates) et le projet IMEC (India Middle-East Europe Corridor). L’initiative I2U2 a pu être comparée au Quad (19) du Moyen-Orient, ou présentée comme une alliance indo-abrahamique conclue dans la continuité des accords d’Abraham. Son but est de favoriser la coopération, l’échange d’expertises et les investissements communs dans les domaines de l’eau, de l’énergie, du transport, de l’espace, de la santé et de la sécurité alimentaire. Cette alliance sert les intérêts américains en rapprochant ses alliés (l’Égypte et l’Arabie Saoudite pourraient y être intégrés) et en renforçant les accords d’Abraham. Du point de vue indien, elle permet de se rapprocher de l’axe américano-israélien et dépasser les cadres sécuritaire et énergétique dans ses relations avec Israël et les pays arabes.
Le projet IMEC est quant à lui le résultat d’une volonté indienne d’échapper à l’encerclement des routes commerciales chinoises : au sud, par les routes maritimes du collier de perle et au nord, par le CPEC (China-Pakistan Economic Corridor) reliant le Xinjang à l’accès maritime de Gwadar au Pakistan en passant par Islamabad (20). Chapeauté par les États-Unis, l’IMEC permettra aux Occidentaux d’encourager une alternative à la Belt and Road Initiative. Annoncé au G20 de septembre 2023, ce projet devrait relier l’Inde à l’Europe par des voies maritimes et ferroviaires. L’un des défis à relever est d’offrir une alternative terrestre au canal de Suez et au détroit d’Ormuz en construisant une ligne de chemin de fer reliant l’Arabie Saoudite à Israël. Israël ferait ainsi figure de plaque
tournante dans le dispositif IMEC grâce à son port d’Haïfa, dont le rachat par l’entreprise indienne Adani Ports and Special Economic Zone (APSEZ) (21) a été salué par Netanyahu. Celle-ci est dirigée par le milliardaire Gautam Adani, un ami proche du premier ministre Modi. Le projet IMEC est toutefois une idée qui reste pour le moment très virtuelle. Il a pris du retard à cause de l’embrasement du Levant et de l’activisme des Houthis, tout en dépendant d’investissements colossaux encore non détaillés.

Source : https://en.wikipedia.org/wiki/File:IMEC_and_its_connections.png

Le premier ministre Narendra Modi vient d’être réélu pour un nouveau mandat, durant lequel il poursuivra l’ambition de faire accéder son pays au cercle des puissances de premier rang. A ce titre, il est probable qu’il intensifie ses efforts au Moyen-Orient, notamment en direction d’Israël et des monarchies du Golfe (Émirats Arabes Unis, Oman et l’Arabe Saoudite). L’affrontement entre Israël et l’Iran et ses alliés affecte toutefois les intérêts stratégiques de l’Inde en matière sécuritaire et commerciale, puisque son ambitieux projet de connectivité nécessite une relative stabilité. Malgré tout, l’alliance indo-israélienne fait l’objet d’une relative continuité depuis plusieurs décennies et ne devrait être remise en cause par aucune alternance prochaine. En revanche, si l’Inde s’est rapprochée du bloc occidental depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle veille à ne pas s’y enfermer afin de maintenir sa stratégie de multi-alignement et de conserver son aura auprès des pays émergents.

Notes de bas de page :

1 Louis Chahuneau, « Guerre Israël-Hamas : comment l’Inde est devenue l’un des principaux soutiens de Netanyahu », France 24, 27/20/2023
2 « Israël : des travailleurs indiens pour pallier le manque de main d’œuvre », France 24, 22/02/2024.
3 Christophe Jaffrelot, « Inde-Israël : le nouvel élément clé de l’axe du Bien ? », Critique internationale, 2003, p. 24- 32.

4 Ely Karmon, « Coopération antiterroriste de l’Inde avec Israël », Sécurité globale, 2022, p. 85-100.

5 Olivier Da Lage, « Au lendemain des élections, quels choix pour l’Inde sur la scène internationale ? », conférence à la FMES, 27/06/2024.
6 Jean-Luc Racine, « L’Inde dans le jeu des puissances, entre Ukraine et G20 », Politique étrangère, 2023, p. 97-109.
7 « European arms imports nearly double, US and French exports rise, and Russian exports fall sharply », SIPRI, 11/03/2024
8 Zahid Ali Khan, « Development in Indo-Israel relations since 9/11 : Pakistan’s security concern and policy options, South Asian Studies, vol. 26, 2011, p. 131-151.
9 AEW&C : Airborne Early Warning & Control
10 KRAS (Kalyani Rafael Advanced System), une coentreprise entre Kalyani Strategic Systems et Rafael Advanced Systems.
11 Gilles Boquérat, « La marche indienne vers l’indigénisation », DEFENSE&Industries, n°17, 2023.

12 Marie Dougnac, « Les élections législatives 2024 en Inde : l’instrumentalisation de la religion par un pouvoir nationaliste hindou », Géoconfluences, 02/07/2024
13 Muhammad Ali Jinnah estime que la religion est le principal facteur d’identité dans le sous-continent indien. Les musulmans et les hindous appartiennent selon lui à deux civilisations différentes et les réunir en un seul État, où l’une sera majoritaire sur l’autre, ne peut amener qu’à la destruction de ce dernier. Il en déduit que les musulmans doivent avoir le droit à leur État propre et aura en cela largement influencé le mouvement d’indépendance du Pakistan vis-à-vis de l’empire colonial britannique.
14 Christophe Jaffrelot, op. cit., 2003.
15 Ibid.
16 Ory Pascal, Filiu Jean-Pierre, « L’Israël de Benyamin Netanyahu », conférence Les rendez-vous de l’Histoire n°26, Société civile des auteurs multimédias, le 29/11/2023.

17 Ely Karmon, op. cit., 2022.
18 Nicolas Barel, « Modi looks West ? Assessing change and continuity in India’s Middle East policy since 2014 », International Politics, vol. 59, 2022, p. 90-111.

19 Le Quadrilateral Security Dialogue est un groupe de dialogue stratégique sur l’Indopacifique regroupant les EtatsUnis, l’Australie, le Japon et l’Inde.
20 Alberto Rizzi, « The ultimate connexion : How to make the India-Middle East Europe economic corridor happen », European council on foreign relations, 23/04/2024.
21 Azad Essa « Le port de Haïfa, l’indien Adani et le projet d’Israël pour le Moyen-Orient », Middle East Eye, 14/07/2023.

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