Par Dr Caroline Fabianski, urbaniste spécialiste des transports, consultante et chercheuse associée à la Chaire InfraS de l’UQAM à Montréal. Cet article propose une lecture critique de la fragmentation de l’ordre international et des impasses du multilatéralisme hérité de 1945. La montée des BRICS+, le désengagement des États-Unis et l’affaiblissement des institutions onusiennes montrent que le monde a toujours été pluriel. La France et l’Union européenne doivent l’intégrer et repenser leur stratégie de coopération internationale autour de cinq principes : accepter le décentrement sans renier ses valeurs ; se positionner comme puissance d’équilibre ; refonder des partenariats non-conditionnels ; transformer le multilatéralisme ; articuler souveraineté stratégique et projet européen. |
Alors que la guerre en Ukraine et la résurgence du conflit au Moyen-Orient monopolisent l’attention occidentale, les tensions actuelles révèlent un essoufflement structurel du multilatéralisme moderne, miné par des rivalités croissantes, des divergences culturelles et une perte de confiance généralisée. Si les approches réalistes dominent l’analyse géopolitique, elles peinent à saisir la pluralité des visions du monde et les logiques culturelles qui sous-tendent cette fragmentation. Et si la crise du système international n’était pas seulement une crise de puissance, mais aussi une crise de sens et de performance ? Non pas que les règles ne soient plus respectées, mais qu’elles apparaissent de plus en plus inadaptées, mal calibrées pour répondre aux enjeux et impératifs du XXIe siècle — et donc, progressivement perçues comme illégitimes par un nombre croissant de parties prenantes qui considèrent que leurs intérêts ne sont pas suffisamment pris en compte dans les cadres existants. Ce que nous vivons dépasse le passage d’un monde unipolaire à un monde multipolaire : c’est l’avènement d’un « plurivers » où des conceptions concurrentes de la légitimité, de l’autorité et de la solidarité redessinent les contours de la coopération internationale. Ce basculement ne traduit pas un chaos, mais un réagencement structuré — culturellement situé —, c’est-à-dire porté par des discours ancrés dans des visions du monde alternatives et souvent antagonistes, qui expriment des dynamiques ascendantes, parfois disruptives, contestant les normes dominantes et cherchant, par le bas, à transformer ou remplacer les cadres existants.
Cet article interroge ces mutations en examinant la trajectoire du multilatéralisme depuis 1945, la montée en puissance des BRICS et les formes concurrentes de coopération internationale. Il s’agit de compléter les approches sécuritaires par une lecture géoéconomique et socio-culturelle, afin de proposer un prisme plus adapté à un monde différencié et formuler des recommandations pour la France et l’UE. À l’heure où la nouvelle administration Trump semble se mettre en retrait du multilatéralisme — et ne souhaite plus en garantir la pérennité, rompant avec une conception à la fois unilatérale et fédératrice de la puissance américaine —, cette réflexion apparaît d’autant plus urgente.
De Yalta à la “fin de l’histoire” : les promesses contrariées du multilatéralisme
Le multilatéralisme moderne prend racine dans la conférence de Yalta (1945), impulsée par Roosevelt pour dépasser les limites de l’ordre westphalien de 1648. Si ce dernier avait posé les bases de la souveraineté des États et du principe de non-ingérence, il restait circonscrit à l’Europe et portait en lui une vision fondamentalement eurocentrique des relations internationales. Le projet de 1945 visait ainsi à élargir ces principes à l’échelle mondiale et à inscrire les États-Unis dans une gouvernance globale post-Seconde Guerre mondiale. Face aux résistances du Congrès américain opposé à toute contrainte extérieure, fut instauré le droit de veto, d’abord pour les États-Unis, puis élargi au P5 (Royaume-Uni, URSS, France, Chine). Ce mécanisme, censé garantir le consensus entre grandes puissances, a d’emblée verrouillé les dynamiques collectives, excluant toute négociation véritablement équitable.
Dès l’origine, le multilatéralisme s’est présenté comme un projet universel, mais cette prétendue homogénéité a rapidement été contestée. Structuré par la guerre froide et marqué par les luttes de décolonisation, l’ordre né en 1945 peinait à reconnaître la diversité des trajectoires et des visions du monde. Dès les années 1960, les pays nouvellement indépendants ont commencé à contester un système jugé biaisé — dominé par les puissances occidentales et largement monopolisé par les rivalités entre les États-Unis et l’URSS —, exprimant la volonté de s’en affranchir en esquissant un ordre international alternatif. Le Sommet de Belgrade (1961) et le Mouvement des Non-Alignés, portés par Tito, Nasser ou Nehru, incarnaient cette aspiration à une coopération fondée sur la paix, la solidarité et l’égalité. Ce projet fut toutefois fragilisé par les divisions internes, les pressions extérieures et la faiblesse économique, jusqu’à s’éteindre symboliquement avec l’éclatement de la Yougoslavie dans les années 1990.
En réalité, le multilatéralisme a toujours été contesté de l’intérieur. Ce n’est qu’avec l’effondrement de l’URSS en 1991 qu’un ordre mondial unifié a semblé se matérialiser. L’idée d’une gouvernance globale fondée sur des règles communes, adossée à l’idéologie libérale, a alors gagné en légitimité. Ce moment fut interprété comme la confirmation de la « fin de l’histoire », selon la thèse de Francis Fukuyama (The End of History and the Last Man, 1992), consacrant la victoire d’un modèle unique. Le multilatéralisme libéral, incarné par l’ONU, la Banque mondiale ou l’OMC, s’est alors imposé comme l’unique horizon possible. Les années 1990–2000 marquent ainsi l’apogée du projet de « monde unique », concrétisant en apparence le mythe d’un ordre global harmonisé — porté par une explosion de normes, de mécanismes de régulation et de dispositifs juridiques à vocation universelle.
L’euphorie mondialiste et ses angles morts
Le libre-échange s’intensifie, les chaînes de valeur s’internationalisent, et la circulation du capital est facilitée par la financiarisation de l’économie. Dans ce contexte, les démocraties libérales se sont consolidées : jamais autant de pays n’avaient, du moins en apparence, adoptés ce modèle fondé sur le multipartisme, les droits individuels et l’économie de marché. L’adhésion aux institutions internationales et aux normes occidentales semblait devenir un passage obligé vers la modernité. Comme l’a souligné Ghassan Salamé (2006), cette période marque un pic historique du nombre de démocraties à travers le monde. Parallèlement, la croissance des richesses globales s’accélère, portée par l’ouverture des marchés et l’expansion du commerce international.
En parallèle, la mondialisation s’est accompagnée d’une dégradation accélérée de l’environnement, comme l’ont montré J.R. McNeill et Peter Engelke dans The Great Acceleration (2016). Depuis les années 1950, les dynamiques de consommation, d’urbanisation et d’industrialisation ont profondément transformé les écosystèmes : changement climatique, érosion de la biodiversité, acidification des océans, déforestation, raréfaction des ressources. En 1994, Robert Kaplan soulignait déjà dans The Coming Anarchy[1] le lien entre pressions écologiques et instabilité politique, notamment en Afrique de l’Ouest — tout en omettant le rôle structurant des politiques économiques globalisées dans ces dérèglements. Dès les années 1990, la Banque mondiale envisageait la délocalisation des industries polluantes vers les pays « sous-pollués », supposés plus « tolérants » aux dommages. Comme l’a récemment rappelé Branko Milanovic (2024), la mondialisation a certes favorisé une convergence partielle des revenus, portée par l’ascension chinoise, mais elle a aussi creusé les inégalités internes dans les pays riches, faisant émerger des « Suds » au Nord. J.D. Vance, aujourd’hui vice-président américain, en a témoigné dans Hillbilly Elegy (2016), décrivant une Amérique périphérique appauvrie par la mondialisation et reléguée à une vulnérabilité jadis associée aux pays du Sud. Cette dynamique met en lumière les limites sociales, physiques et énergétiques d’un ordre présenté comme universel. Mais qu’en est-il de la capacité réelle du multilatéralisme à répondre aux enjeux collectifs ?
Malgré les tentatives de rééquilibrage impulsées par Kofi Annan (1997–2006), notamment l’ouverture aux ONG et la création des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD), le système reste structuré par des rapports de force asymétriques. Le Conseil de sécurité, dominé par les membres permanents du P5, incarne cette logique de puissance héritée. Parallèlement, une « diplomatie de club » ou « minilatéralisme », incarnée par le G7, marginalise les voix du Sud. Ces forums, initialement conçus pour soutenir le multilatéralisme, deviennent souvent des canaux de cooptation au profit des puissances établies. Comme l’a montré Bertrand Badie, ils affaiblissent le multilatéralisme universel au profit d’arrangements exclusifs. L’aide publique au développement (APD), formalisée en 1969 par l’OCDE, visait à garantir des transferts concessionnels pour soutenir les pays en développement. Les États donateurs s’étaient engagés à y consacrer 0,7 % de leur revenu national brut, un objectif rarement atteint. En réalité, l’APD est restée subordonnée aux priorités politiques des bailleurs, elles-mêmes sensibles aux cycles économiques, aux chocs pétroliers ou aux politiques d’austérité. Intégrée à la mondialisation néolibérale des années 1980-1990, elle a été de plus en plus critiquée pour ses conditionnalités, son inefficacité et sa tendance à perpétuer des rapports de dépendance. Aujourd’hui, malgré la prolifération de plus de 530 agences bilatérales et multilatérales, les résultats tangibles sur le terrain restent difficiles à démontrer.
Des problèmes complexes, des réponses trop lisses
Les performances du multilatéralisme en termes de développement supposent une évaluation critique et rigoureuse de son impact réel sur le temps long. À ce titre, l’analyse de Lant Pritchett (2023)[2] est particulièrement éclairante. S’appuyant sur les trajectoires de développement entre 1950 et 2020, il montre que si de nombreux pays du Sud ont connu des progrès matériels, il reste impossible d’attribuer ces avancées à l’aide internationale, bilatérale ou multilatérale. Les corrélations entre aide et performance économique sont souvent faibles. Pritchett dénonce une dérive méthodologique : les institutions de développement fondent leurs justifications sur des indicateurs simplifiés, sans intégrer les dynamiques internes propres à chaque pays. Il pointe aussi le décalage croissant entre les priorités des bailleurs et les besoins réels des bénéficiaires, les agendas étant largement dictés par des considérations politiques ou idéologiques. Enfin, il critique la dérive des grandes agences multilatérales vers des actions caritatives ponctuelles, médiatiquement visibles mais économiquement marginales, signalant un glissement du développement vers l’assistance morale.
Les défis contemporains du développement et de l’écologie s’inscrivent dans la catégorie des « wicked problems » : des problèmes complexes, interdépendants et politiquement disputés, qui échappent aux solutions uniques et aux cadres universels. C’est à l’aune de cette complexité qu’il faut évaluer la portée des initiatives multilatérales récentes, telles que les Objectifs de Développement Durable (ODD) et les Conférences des Parties (COP). Adoptés en 2015 par les 193 États membres des Nations unies, les ODD prolongent les OMD en proposant un cadre universel de 17 objectifs interconnectés, allant de la lutte contre la pauvreté à l’action climatique. La même année, l’Accord de Paris engageait les États à limiter le réchauffement mondial. Toutefois, ces dispositifs reproduisent des logiques normatives et technocratiques dominées par les puissances du Nord, qui en définissent les priorités, souvent déconnectées des réalités locales. Les pays du Sud, pourtant les plus exposés aux inégalités et à la crise climatique, sont cantonnés à des rôles d’exécutants. Cette mécanique est bien illustrée par le concept de « modèle voyageur » développé par Jean-Pierre Olivier de Sardan dans La revanche des contextes (2021) : des solutions standardisées, conçues dans des environnements internationaux, une fois transposées, produisent des effets pervers inattendus, renforçant parfois les logiques de dépendance qu’elles prétendaient corriger.
La mondialisation, couplée aux limites des mécanismes de solidarité, a préparé l’essoufflement du multilatéralisme d’après-guerre. Ni la pandémie, ni le retour des conflits, ni l’essor des BRICS ne constituent de véritables ruptures : ils s’inscrivent dans la continuité d’une crise structurelle du multilatéralisme, déjà perceptible depuis le 11 septembre 2001 — événement ponctuel mais violemment révélateur des fractures latentes de l’ordre international. Au lieu de remettre en cause un ordre centré sur la puissance américaine et le libre-échange, les élites ont maintenu l’illusion d’un consensus universel, disqualifiant les voix dissidentes issues des périphéries. Le Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, tenu en 2021[3] en pleine pandémie, a illustré cette impasse : accusé de favoriser les grandes entreprises et d’écarter les revendications pour la souveraineté alimentaire, il a cristallisé une contestation massive. Alors que la COVID-19 révélait la fragilité d’un modèle dépendant des marchés mondiaux, la souveraineté alimentaire s’est imposée comme une alternative porteuse d’une vision polycentrique des relations internationales — un tournant que la montée des BRICS+ contribue aujourd’hui à renforcer.
BRICS+ : alternative crédible ou hégémonie en mutation ?
Créé au début des années 2000, le groupe BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, rejoints par l’Afrique du Sud en 2011) visait à réformer la gouvernance mondiale autour de la souveraineté, de la non-ingérence et d’une forme de justice économique entendue comme un accès plus équitable aux bénéfices de la croissance et des échanges internationaux. Après un essoufflement dès 2013, il retrouve un second souffle avec la pandémie et la guerre en Ukraine, renforçant les positions critiques de ses membres vis-à-vis de l’Occident. Depuis 2023, les sommets de Johannesburg et Kazan ont marqué un tournant : le groupe s’élargit à cinq nouveaux membres (Égypte, Éthiopie, Émirats arabes unis, Iran, Indonésie) et neuf partenaires supplémentaires. Fort d’un PIB en PPA désormais supérieur à celui du G7, le BRICS+ milite pour une réforme des institutions de Bretton Woods, la dédollarisation et une gouvernance mondiale plus équilibrée. La Turquie a officiellement demandé à y adhérer. Cette dynamique s’incarne aussi, de manière encore embryonnaire, dans la Nouvelle Banque de Développement, présidée par Dilma Rousseff, qui esquisse une alternative au FMI avec près de 5 milliards de prêts en monnaies locales annoncés pour 2024[4].
Mais derrière cette façade unifiée, les stratégies de coopération des principales puissances du groupe — Chine, Inde, Russie — traduisent des visions divergentes, souvent éloignées des normes promues par l’OCDE[5]. Pékin mobilise ses ressources à travers les Nouvelles Routes de la Soie (BRI), une initiative lancée en 2013 qui a engagé plus de 1 100 milliards de dollars dans près de 150 pays, principalement pour des infrastructures. Présentée comme une alternative aux institutions occidentales, la BRI fait aussi l’objet de critiques sur les risques de surendettement et l’influence politique qu’elle exerce. La Chine s’appuie sur la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) et sur la CIDCA — l’Agence chinoise de coopération internationale pour le développement, créée en 2018 pour coordonner son aide extérieure — afin d’étendre son influence, notamment en Afrique et en Asie centrale. L’Inde privilégie une coopération plus discrète, centrée sur le transfert d’expertise, l’éducation et les échanges de savoirs, souvent en triangulation avec des partenaires occidentaux. La Russie, de son côté, combine des formats bilatéraux à forte teneur géopolitique avec une stratégie multilatérale articulée autour de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui rassemble des pays d’Asie et d’Eurasie dans une logique de sécurité, de coopération économique et de dialogue civilisationnel. Si leurs approches diffèrent, tous rejettent les conditionnalités traditionnelles de l’aide occidentale et cherchent à promouvoir leurs propres normes. Leurs actions, mêlant prêts, dons, infrastructures ou assistance technique et militaire, échappent aux catégories classiques de l’aide publique, contribuant à remodeler un paysage international plus fragmenté — mais aussi plus opaque.
La montée des BRICS+ révèle autant de promesses que de fractures : rivalités sino-indiennes, ambitions russes et divergences économiques minent leur cohésion, tandis que le caractère autoritaire ou non libéral de la plupart des membres — Chine, Russie, Iran, Égypte — nourrit les soupçons d’un projet davantage hégémonique qu’émancipateur. Avant de les ériger en porte-voix du « Sud global », il faut rappeler que celui-ci n’est pas un bloc, mais une mosaïque de trajectoires inégales. Au-delà des aspirations à une souveraineté partagée et à une gouvernance horizontale, les BRICS+ constituent un ensemble hétérogène au sein duquel se dessinent déjà deux types de comportements : d’un côté, des États dotés d’attributs de puissance qui cherchent à les activer stratégiquement ; de l’autre, des pays enfermés dans des dépendances structurelles et privés de reconnaissance internationale. Cette hétérogénéité explique pourquoi les BRICS+ suscitent simultanément adhésion et méfiance ; la concentration du pouvoir, les restrictions aux libertés fondamentales ou la répression des oppositions dans certains États membres risquent, in fine, de reproduire les logiques de puissance qu’ils dénoncent.
En somme, la montée des BRICS+ traduit une recomposition du monde en aires culturelles et géopolitiques en rupture avec l’Occident et le multilatéralisme à prétention universelle, sans garantie que l’ordre émergent saura mieux relever les défis du XXIᵉ siècle. La question devient stratégique : La France et l’Union européenne doivent-elles continuer à défendre un multilatéralisme hérité, ou bien s’engager dans la construction d’un cadre réimaginé, mieux adapté aux réalités contemporaines — plus juste, réellement inclusif, et donc, in fine, plus désirable pour l’ensemble des acteurs, elles-mêmes comprises ?
Repenser la gouvernance dans un monde pluriversel et décentré
La montée des BRICS+ et la fragmentation de l’ordre international ne relèvent ni d’un accident ni d’une rupture ponctuelle : elles signalent l’effritement d’un mythe, celui d’un multilatéralisme universel censé guider le monde vers une convergence politique, normative et économique. Ce récit, hérité de 1945, n’a jamais réellement épousé la complexité des relations internationales : les fractures issues des décolonisations, de la guerre froide ou des modèles de développement divergents ont été durablement marginalisées dans les discours dominants. Aujourd’hui, ces lignes de faille refont surface. Ce n’est pas l’ordre mondial qui s’effondre, mais un plurivers longtemps contenu qui s’affirme. Alors que les institutions post-Bretton Woods continuaient de promouvoir une forme de centralité occidentale, des coalitions parallèles — BRICS, OCS, mais aussi G20, QUAD ou AUKUS — prenaient forme, au Nord comme au Sud, portées par des récits historiques, des visions stratégiques et des priorités propres. Cette recomposition géopolitique atteint un seuil symbolique et stratégique avec le retrait progressif des États-Unis, pourtant architectes du système multilatéral jusqu’à présent. La fermeture du programme USAID le 1er juillet 2025, l’absence américaine à la IVᵉ Conférence sur le financement du développement de Séville, ou encore leur repli dans les enceintes onusiennes, actent un désengagement actif. Ce paradoxe ultime — la puissance fondatrice qui se retire — consacre un basculement vers un monde où normes, alliances et instruments de coopération se redessinent en dehors des structures héritées. Dans ce contexte mouvant, l’Europe — et la France avec elle — court le risque d’une provincialisation, c’est-à-dire de ne plus être un acteur majeur de l’écriture de l’histoire mondiale, mais d’être reléguée au rang d’expérience régionale parmi d’autres, dans un monde désormais façonné par une pluralité de récits, de normes et de trajectoires. En défendant un cadre contesté, sans leadership atlantique clair et sans réponse crédible aux aspirations nouvelles du Sud global, elle pourrait se retrouver à préserver un ordre dont le centre de gravité s’est déplacé. Le véritable défi n’est plus de sauver les formes anciennes, mais de redéfinir lucidement la place que l’Europe peut encore occuper dans un monde stratégiquement recomposé. Il appelle à repenser notre stratégie, à réinventer nos instruments, et à faire des choix. Cinq principes peuvent baliser cette redéfinition.
1.Accepter le décentrement sans renoncer à ses principes
Dans un monde où l’universalité des normes est de plus en plus contestée, la France doit composer avec la pluralité des récits et des légitimités, sans renier les principes qui fondent sa culture et sa diplomatie. Accepter le décentrement ne signifie pas renoncer à la démocratie, aux droits fondamentaux ou à l’ambition climatique, mais sortir d’une posture normative où universalisme rime avec projection de soi. Il ne s’agit plus d’exporter des valeurs, mais de les incarner dans des pratiques crédibles et ouvertes. Cela suppose aussi un regard plus réaliste sur les institutions internationales que la France a contribué à construire, comme l’ONU ou l’OCDE : bien qu’essentielles pour gérer les interdépendances, elles peinent à répondre à la diversité des trajectoires et aux urgences contemporaines. Blocages, lenteur des réformes, inertie bureaucratique et perte de légitimité réduisent leur impact. Les récentes coupes budgétaires, notamment au sein de l’ONU, doivent être vues non seulement comme des alertes, mais aussi comme des opportunités de repenser les formes de coopération. Ce contexte peut ouvrir la voie à des organisations plus souples, inclusives, capables d’articuler les modèles sans les aligner.
2. Se repositionner comme puissance d’équilibre, pas de bloc
Dans un contexte de recomposition des alliances et d’érosion des médiations traditionnelles, la France — et, dans une certaine mesure, l’Union européenne — doit renoncer à l’illusion d’une centralité normative acquise et assumer une posture d’équilibre. Mais une telle orientation suppose, en amont, une prise de conscience lucide de leurs intérêts fondamentaux, ainsi qu’un effort de définition et de communication d’une identité stratégique claire, crédible et audible. Il ne s’agit ni de s’aligner sur des blocs (atlantiques ou eurasiens), ni de s’isoler ou de se réfugier dans un surplomb moral, mais de renouer avec une diplomatie fondée sur la médiation, l’agilité stratégique et des formats pluriels. Dans un monde où les coalitions rigides perdent en pertinence, la capacité à bâtir des passerelles entre sphères culturelles ou institutions devient un levier de puissance. Forte de son histoire postcoloniale, de son réseau culturel et de sa triple appartenance — au monde occidental, méditerranéen et aux Suds via ses territoires ultramarins —, la France peut jouer ce rôle d’interface, à condition de sortir d’une logique binaire. Il s’agit de promouvoir des formats souples : alliances thématiques, diplomatie climatique à géométrie variable, coalitions ad hoc avec des États du Sud global partageant certaines priorités (eau, climat, alimentation, technologies), sans adopter pour autant nos références institutionnelles. Plutôt que d’opposer multilatéralisme et coopérations alternatives, la France devrait articuler les deux en assumant un rôle de trait d’union, y compris entre puissances rivales.
3. Refonder des partenariats non-conditionnels
Pour regagner en crédibilité dans un monde multipolaire, la France — et l’Europe avec elle — doit rompre avec les partenariats asymétriques perçus comme néocoloniaux ou paternalistes, qui ont longtemps structuré leurs relations avec le Sud global. L’aide conditionnelle, fondée sur des critères unilatéraux, alimente la défiance et pousse de nombreux pays à se tourner vers d’autres offres, jugées plus efficaces ou respectueuses — Chine, Inde, BRICS+. Refonder les partenariats, c’est reconnaître cette dynamique : sortir de la logique de conformité, accepter que certains pays ne partagent ni nos normes ni nos rythmes politiques, et privilégier des coopérations fondées sur le respect mutuel, la défense légitime des intérêts de part et d’autre, la co-définition des priorités et l’écoute des récits locaux. Cela suppose aussi un changement de posture plus profond : apprendre à se demander si, dans certaines situations, la France ou l’Europe sont les mieux placées pour intervenir. Accepter que tout ne passe pas nécessairement par nous, que la division Nord/Sud s’efface, et que parfois, le retrait peut être une forme d’appui.
4. Réinvestir le multilatéralisme pour le transformer
Face à l’effritement de l’ordre multilatéral hérité de 1945, même les États historiquement engagés s’interrogent sur sa pertinence. Pour la France et l’Union européenne, y renoncer reviendrait pourtant à perdre un levier de régulation vital dans un monde interdépendant. Il ne s’agit pas de sauver un système obsolète, mais de le transformer. Car les institutions actuelles — ONU, FMI, Banque mondiale, OCDE — restent fondées sur des rapports de force datés, inadaptés à la diversité et aux dynamiques d’un monde devenu polycentrique. Le maintien de hiérarchies figées, comme celle du Conseil de sécurité fondée sur les vainqueurs de 1945, n’est plus ni légitime ni opérant. Réformer ces structures, y compris leur gouvernance, est devenu une urgence stratégique. La France, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, pourrait initier un débat ambitieux sur la reconfiguration de sa composition et de son fonctionnement : non seulement en ouvrant la voie à une représentation élargie des puissances émergentes et des pays du Sud, mais aussi en explorant l’ajout d’une dimension européenne à son propre siège, et en questionnant plus largement les finalités, les responsabilités et les modalités d’action du P5 dans un monde en mutation. Il ne s’agit là que de quelques pistes parmi d’autres, mais elles contribueraient à restaurer la crédibilité d’un système mis en cause, en montrant une volonté d’ouverture et d’adaptation. Plus largement, la crise actuelle offre l’occasion d’imaginer des formes de multilatéralisme plus souples, hybrides et thématiques, capables de réunir des coalitions variables autour d’objectifs partagés — non plus dans une logique d’aide descendante, souvent perçue comme nébuleuse ou instrumentale, mais en misant sur des formes de solidarité fondées sur les complémentarités, les synergies et des intérêts mutuels clairement identifiés. Intégrer l’aide au développement dans une politique industrielle cohérente, alignée sur les transitions en cours, permettrait de renforcer la crédibilité des engagements et d’ancrer l’action extérieure dans une dynamique plus authentique et partagée.
Mais cela ne sera possible que si la France et l’Union européenne disposent, en miroir, d’une feuille de route claire pour leur propre transformation : orientation de leur modèle économique et social, identification de leurs atouts, reconnaissance de leurs vulnérabilités. Autrement dit, elles ne peuvent plaider pour un ordre mondial repensé sans interroger en profondeur leurs propres choix et dépendances.
5. Articuler Europe et souveraineté stratégique
Dans un monde polycentrique, la France ne peut peser seule, mais peut contribuer à faire de l’Union européenne un pôle d’équilibre crédible, à condition de ne plus confondre souveraineté stratégique avec intégration technocratique du continent ou dépendance sécuritaire aux États-Unis. Cette souveraineté doit se traduire par une capacité autonome d’analyse, d’anticipation et d’action, à l’échelle d’un continent confronté à ses propres défis : reconstruction de l’Ukraine, élargissement, transition énergétique, décarbonation, résilience industrielle, capacités militaires dissuasives. L’Europe ne peut plaider pour une transformation de l’ordre mondial sans questionner ses propres modèles, hiérarchies internes et dépendances critiques. Cela exige un alignement entre discours et moyens, valeurs et pratiques. La souveraineté stratégique ne peut rester un slogan : elle doit s’incarner dans une politique industrielle partagée, des choix de long terme, et des positions assumées dans les rapports de force. La France peut jouer un rôle moteur, non pour imposer sa vision, mais pour impulser une Europe plus agile, plus cohérente, capable d’initier des coalitions à géométrie variable et de dialoguer d’égal à égal avec les autres puissances régionales.
[1] Kaplan, R. D. (1994, février). The Coming Anarchy. The Atlantic. https://www.theatlantic.com/magazine/archive/1994/02/the-coming-anarchy/304670/. Consulté le 28 avril 2025.
[2] Pritchett, L. (2023). Multilateralism and development cooperation: the end of an interesting era? Global Perspectives, 4, 72711. https://doi.org/10.1525/gp.2023.72711The Lancet. Consulté le 28 avril 2025.
[3] Fabianski, C., & Suppiah, S. (2022). Governing for Food Security: A Cultural Perspective. In R. Brears (éd.), The Palgrave Encyclopedia of Urban and Regional Futures (pp. 1–10). Springer Nature Switzerland. Consulté le 27 avril 2025, à l’adresse : https://doi.org/10.1007/978-3-030-51812-7_114-1
[4] Boston University Global Development Policy Center. (2024, 9 juillet). The New, New Development Bank : A decade-plus in the making. Consulté le 27 avril 2025, à l’adresse : https://www.bu.edu/gdp/2024/07/09/the-new-new-development-bank-a-decade-plus-in-the-making/
[5] Dashtseren, B. (2022, 14 décembre). Foreign Development Assistance by China, India and Russia: A Compared Analysis. HAL. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03897553. Consulté le 28 avril 2025.