Tribune de l’amiral (2s) Pascal Ausseur, Directeur général de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES)
La guerre en Ukraine marque le retour de l’Histoire. Pour beaucoup de Français et d’Européens c’est un choc : ils s’étaient convaincus d’être entrés dans une nouvelle ère de l’humanité, où la violence et la guerre étaient désormais l’apanage de régions périphériques, trop immatures pour comprendre que l’économie avait vocation à régir les relations entre les hommes. L’Europe gardait vaguement la mémoire d’une guerre s’étant tenue à ses confins, dans les Balkans, mais la tentation était grande d’en minimiser la portée, en l’expliquant par un déficit de développement : les pays concernés n’avaient pas encore gouté aux bienfaits de la consommation. Les autres conflits armés étaient lointains. Les interventions de maintien de l’ordre, avec ou sans mandat de l’ONU, ou les guerres entre communautés étaient interprétées comme des mouvements sociaux portés à leur paroxysme. Selon leurs sensibilités, les Européens s’y percevaient comme des gendarmes légitimes, ou des incendiaires au passé coupable. Toujours au dessus de la bataille, si parfois à son origine : jamais, en tout cas, au même niveau que les belligérants.
Cette bulle d’apesanteur vole en éclats. L’Europe réalise que les menaces proférées par le président turc Erdogan à l’encontre de la Grèce, celles que fait peser Xi Jinping sur Taiwan, et l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine ne sont pas l’expression d’une démence des dirigeants ou d’une incompétence, ni la conséquence de frustrations collectives engendrées par les inégalités de richesses. Elle prend conscience que ces conflits reflètent la concurrence d’intérêts géopolitiques divergents qui s’émancipent de la vision occidentale et n’hésitent plus au recours à la force.
Les utopies qui ont façonné les imaginaires des trente dernières années ne seront d’aucun secours pour trouver les clés de compréhension du monde qui revient. C’est l’Histoire qui nous donne les grilles de lecture les plus sûres, à condition d’éviter les écueils et les pièges des analogies simplistes. Notre monde, caractérisé par une interdépendance inédite, est à la fois fondamentalement le même qu’hier et radicalement nouveau.
Dans le cas du conflit ukrainien, une association évidente est faite avec la Seconde Guerre mondiale. Reconnaissons que les similitudes sont nombreuses : une nation précédemment battue et humiliée, un chef d’État élu qui s’enferme dans une logique dictatoriale, l’obsession obsidionale, le mépris de la culture libérale jugée décadente, la référence à un passé mythifié, la préparation soigneuse de la phase d’offensive militaire qui passe par une guerre d’entrainement (guerre d’Espagne/guerre de Syrie), l’emploi de la force totalement désinhibée. Ce parallèle éclairant nous invite à choisir une voie médiane entre l’offensive à outrance prônée par Foch avant la Première Guerre mondiale, et la désescalade à tout prix pratiquée par Daladier avant la Seconde. C’est cette stratégie médiane que tentent de suivre les Occidentaux.
Au demeurant, la géopolitique est de retour et structure à nouveau les modes de pensée. Des concepts centenaires redeviennent à la mode : l’Eurasisme, héritier de la notion de Heartland du Britannique Mackinder est le socle théorique des rapports entre la Russie et la Chine. La pensée stratégique américaine s’inspire de la théorie de la puissance maritime de Mahan, et peut être plus encore de celle de Spykman, père du concept de Rimland – cette zone d’interface entre les puissances continentales et maritimes qui sera le théâtre probable des guerres à venir. Sans nous laisser enfermer dans ces concepts qui, par construction, sont aveugles à l’essor des intérêts transnationaux, nous ne pouvons nous permettre de les négliger.
Un défi particulier se dresse devant les Européens. Promoteurs de l’idéologie de la fin de l’Histoire à la suite des Américains, ils étaient perçus comme repus, oisifs et faibles, suscitant un ressentiment en Afrique, au Moyen-Orient, en Russie ou en Chine. Face aux dérèglements climatiques, aux inégalités économiques, aux dysfonctionnements du système international et aux menaces sur leur sécurité, les Européens sont scrutés, avec scepticisme ou convoitise : montreront-ils la lucidité, l’intelligence, la générosité et le courage nécessaires pour affronter les vents contraires, défendre leur modèle et rassurer leurs alliés ?
En 1982, la reprise des Malouines à la junte argentine par le Royaume-Uni, au prix de nombreux morts, avait surpris les observateurs, notamment les Soviétiques qui en avaient conclu que l’Europe occidentale savait encore se défendre, en pleine crise des Euromissiles. L’Europe semble montrer aujourd’hui qu’elle est prête, sans rentrer en guerre, à rentrer de nouveau dans l’Histoire. Connaitra-t-elle son « moment Malouines » ?
Amiral (2s) Pascal Ausseur, Directeur général de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES)